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Viols de Mazan : un procès historique qui doit faire avancer la lutte contre le viol et l’impunité
Depuis son ouverture lundi 2 septembre, le procès des viols de Mazan, dont on attend le verdict, est au centre de l’information, de nos discussions et de nos émotions. La détermination de Gisèle Pélicot, qui a décidé de refuser le huis-clos pour affronter publiquement ses bourreaux et les horribles vidéos, malgré les conditions extrêmement difficiles que cela implique, frappe les esprits. Attaquée de façon ignoble sur certains fils des réseaux sociaux, mais aussi par certain-e-s avocat-e-s des accusés, soutenue en revanche par toutes les associations féministes, traversant une haie d’honneur sororale chaque matin en arrivant au tribunal et chaque soir en en repartant, Gisèle Pélicot est devenue le symbole de toutes les femmes qui se battent pour que la honte change de camp, pour que les violeurs cessent de rester massivement impunis, pour que les femmes construisent la solidarité nécessaire qui permet aux victimes de briser le silence et d’aller jusqu’au bout des procédures judiciaires, malgré la souffrance que cela entraîne. En ce sens, le procès des viols de Mazan est devenu un procès politique, qui met en évidence à une échelle de masse le caractère patriarcal et sexiste de notre société. Par là même, on peut espérer qu’il entraîne des prises de conscience, des changements dans les mentalités. Ce procès a donc une portée historique, comme le montre aussi son ample couverture par les médias internationaux. Il est comparé souvent à celui de 1978 où l’avocate Gisèle Halimi avait réussi à faire condamner des violeurs à la prison, alors que cela n’arrivait pas jusqu’alors, et s’en était suivie peu après la reconnaissance légale du viol comme un crime.
Au début, on pouvait craindre que ce ne soit que le procès d’un monstre et de ses acolytes, qui se présentent pour la plupart comme victimes d’un manipulateur. Dominique Pélicot est en effet particulièrement pervers et on aurait pu s’attendre à un traitement purement sensationnel de l’affaire, comme les médias aiment en faire leurs choux gras. Il a violé et organisé le viol de son épouse par 50 hommes recrutés sur Internet, après l’avoir droguée pour qu’elle reste inconsciente et ne se souvienne de rien. Cela avait été découvert par les enquêteurs en 2020 après qu’il eut été arrêté parce qu’il avait photographié sous la jupe de clientes d’un supermarché : la police avait trouvé dans son téléphone des vidéos des viols de sa femme. Il a également photographié à son insu sa propre fille, Caroline, à la sortie de la douche ou en sous-vêtements : elle craint à juste titre d’avoir subi également des viols suivant le même mode opératoire que ceux de sa mère, mais il le nie. De plus, le prélèvement de l’ADN de Dominique Pélicot a permis d’élucider une violente tentative de viol datant de 1999, commise sur Marion, une jeune agente immobilière qui, après avoir été étranglée, contrainte de sentir de l’éther et déshabillée, avait finalement réussi à se défendre et à le faire fuir. Enfin, Dominique Pélicot pourrait être coupable du viol et du meurtre en 1991 de Sophie Narme, une autre agente immobilière, piégée et agressée exactement de la même façon, et qui y avait quant à elle laissée la vie. On peut craindre en tout cas qu’il ait commis d’autres agressions et viols, voire des meurtres.
Pourtant, s’il est particulièrement pervers, Dominique Pélicot ne souffre d’« aucune pathologie » mentale, selon les experts. Mais surtout, les 83 hommes à qui il a fait violer sa femme entre 2011 et 2020, dont 50 seulement ont pu être identifiés (et on peut soupçonner qu’il y en ait eu d’autres avant celles dont la police a retrouvé les vidéos, puisqu’il était marié depuis 50 ans), ont pour la plupart des profils tout à fait ordinaires. Comme l’avait souligné dès le mois de septembre le quotidien en ligne 20 minutes, il y a parmi eux « Christian L., 55 ans, pompier, en couple, deux enfants. Charly A., 30 ans, cariste, célibataire sans enfant. Dominique D., 45 ans, chauffeur routier, marié, un enfant. Karim S., 40 ans, informaticien, célibataire sans enfant. Joan K., 26 ans, militaire, séparé, un enfant. Joseph C., 55 ans, retraité célibataire sans enfant. Adrien L., 34 ans, condamné l’an dernier à dix-huit ans de réclusion pour viol sur ses ex-compagnes, séparé, un enfant… Depuis lundi dernier, la cour criminelle du Vaucluse semble incarner le fameux "échantillon représentatif de la population" si cher aux instituts de sondage. [...] Les accusés ont entre 26 et 74 ans. Si la plupart sont originaires du Vaucluse, où résidaient la victime et son bourreau, ils sont issus de toutes les couches sociales. Certains étaient au chômage, d’autres artisans, employés, cadres ou miliaires. La plupart étaient en couple, parfois depuis plusieurs décennies, les trois quarts sont pères de famille. L’un d’eux était au beau milieu d’une procédure d’adoption lorsqu’il a été interpellé, la compagne d’un autre était enceinte. A lui seul, ce dossier illustre ce que les professionnels savent depuis longtemps : il n’y a pas de profil type dans les affaires de viol. "Les travaux ont confirmé ce que les féministes ont pressenti dans les années 1960-1970, à savoir que les abuseurs sexuels sont des Monsieur Tout-le-Monde, ils viennent de tous les milieux, ont tous types de salaire, ont tous les âges", précise la sociologue Véronique Le Goaziou, spécialiste de la question. »
Des « monsieur Tout-le-Monde » pour la plupart, et non pas des monstres : il y a plus de 60 ans que les féministes ont non seulement « pressenti » cela, mais l’ont montré, documenté et démontré. Cela a un nom : c’est la culture du viol, pilier des sociétés patriarcales, dont la nôtre. Encore aujourd’hui, la plupart des garçons sont prédisposés par la société (les parents, l’école, la télévision, les réseaux sociaux...) à dominer les femmes et à considérer que leurs désirs sont légitimes au point de pouvoir s’imposer à elles.
Dans l’affaire des « viols aggravés » de Mazan, plus des deux tiers des hommes qui se sont connectés sur le site Internet qu’utilisait Dominique Pélicot ont accepté son offre, et aucun ne l’a signalé à la police, ni même aux responsables du site. Certes, tout le monde ne fréquente pas ce genre de sites et notamment ce forum intitulé « à son insu ». De ce point de vue, le profil des violeurs de Mazan a bien été filtré. Par ailleurs, des experts ont déclaré au procès que beaucoup avaient des vulnérabilités psychologiques, un plus grand nombre d’entre eux que la moyenne ayant subi des violences sexuelles ou intrafamiliales dans leur enfance. C’est possible, mais l’essentiel n’est pas là. En effet, il n’en reste pas moins que la plupart des hommes qui se sont retrouvés sur ce site, s’ils avaient sans doute l’intention initiale de faire des rencontres sexuelles, voire de trouver une femme prostituée, ou juste de fantasmer en ligne, n’ont pas hésité à saisir l’occasion que Dominique Pélicot leur offrait. Ils ont trouvé que c’était là quelque chose de tout à fait acceptable. Même en arrivant sur place et en constatant l’état de Gisèle Pélicot, décrit comme proche du comas, aucun n’a renoncé.
Encore aujourd’hui, 35 des accusés sur 50 se déclarent non-coupables, prétendant avoir cru que Gisèle Pélicot était consentante – et le pire est que certains d’entre eux sont peut-être sincères. Sur le plan juridique, il n’y a pas de débat : il s’agit évidemment, aux termes de la loi actuelle, de « viols par surprise ». Mais la majorité des violeurs et de leurs avocat-e-s prétendent qu’ils n’auraient pas violé car ils n’en avaient pas « l’intention » ! L’intention, en droit, consiste pourtant dans le fait de commettre une infraction en connaissance de cause, même si l’on n’avait pas prémédité de la commettre. Il est possible qu’une partie des violeurs n’aient pas prémédité de violer Gisèle Pélicot au moment où ils se sont mis en route. Mais, une fois sur place, ils ont bien violé intentionnellement une femme qu’ils ont forcément constatée endormie. C’est d’ailleurs ce qu’a exprimé l’avocate générale au moment des réquisitoires, reprochant que ce refus de reconnaître l’intention « a été prononcé dans cette salle comme une formule magique pour atténuer la responsabilité » mais que « les formules magiques ne fonctionnent pas dans une enceinte judiciaire ! »
Si elle est marquée par son caractère particulièrement atroce, l’affaire des « viols de Mazan » confirme une réalité sociale massive et structurelle. Cette réalité est difficile à chiffrer car la plupart des femmes violées ne portent pas plainte. Nombreuses, d’abord, sont celles qui ne connaissent pas leurs droits. Pour beaucoup de personnes, ensuite, la définition du viol se restreint aux cas les plus sordides, ceux qui font intervenir la figure monstrueuse d’un violeur inconnu attaquant ses victimes en dehors de chez elle. Ainsi, certaines femmes ne savent pas qu’elles ont été violées, notamment quand elles subissent des viols qui sortent de cet imaginaire collectif, comme les viols conjugaux. De même, nombreux sont les hommes qui ne se considèrent pas violeurs quand ils imposent un rapport sexuel à une femme non consentante – souvent la leur. En tout cas, on estime à plus de 200 000 le nombre de viols commis chaque année en France. Selon l’Observatoire national des violences faites aux femmes, « une Française de 18 à 74 ans sur six déclare en avoir subi [des violences physiques et/ou sexuelles] de la part de son conjoint ou ex-conjoint au moins une fois depuis l’âge de 15 ans, soit 3,6 millions de femmes. Parmi elles, "62 % n’ont fait aucune démarche" pour signaler les faits ». Les sondages fondés sur les déclarations des femmes sous-estiment la réalité, car certaines n’identifient pas comme un viol tout rapport sexuel non consenti. Selon les sources, au moins 10% des femmes déclarent avoir subi un viol et jusqu’à 30% un “rapport sexuel forcé” ou une “tentative de rapport sexuel forcé”. À quoi s’ajoutent les millions d’agressions sexuelles, physiques ou verbales qui, en l’absence de pénétration, ne sont pas définies par la justice comme des crimes, mais comme des délits. Par ailleurs, nous n’oublions pas toutes les femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint, presque une tous les trois jours en France, auxquelles s’ajoutent entre 300 et 400 tentatives de meurtres et entre 700 et 800 suicides ou tentatives de suicide de femmes violentées.
De façon générale, du fait de l’objectification du corps des femmes propre à la socialisation sexuelle masculine, le non-respect du consentement sexuel est très courant et débouche sur une multitude de formes de viols, s’immisçant dans la vie sexuelle ordinaire des couples et des relations en général. Tous les hommes ne sont pas des violeurs, mais tous les hommes reçoivent une éducation et une influence de la société où pèsent le machisme et la culture du viol, ce qui peut en conduire un nombre immense à passer à l’acte quand l’occasion s’en présente ; toutes les femmes ne sont pas violées, mais toutes sont fondées à craindre de l’être et à rester vigilantes au lieu de pouvoir sortir tranquillement et vivre leurs relations dans une totale sérénité.
Les violences sexistes et sexuelles s’expliquent essentiellement par le fait que les hommes ont, dans notre société patriarcale et machiste, un rapport de forces qui permet à une proportion importante d’entre eux de se sentir autorisés à agresser, violenter et violer les femmes (et souvent aussi les enfants, en ce cas des filles dans 80% des cas). D’autant plus qu’ils savent que, dans la grande majorité des cas, ils ne seront pas poursuivis (seules 10% des femmes victimes de viol portent plainte) – et, s’ils le sont, ils ne seront pas condamnés (seuls 14% des plaintes aboutissent à une condamnation du violeur, la majorité étant même classées sans suite, « faute de preuve », et la majorité des plaintes suivies de procès aboutissant à un non-lieu, pour la même raison).
Il y a certes eu, grâce au mouvement Me Too, quelques progrès, notamment dans la libération et la prise en compte de la parole des victimes, l’enregistrement et le suivi des plaintes, l’information sur les féminicides, les révélations publiques des viols et agressions sexuelles commis par des hommes de pouvoir (la dernière concernant l’abbé Pierre, qui n’est pas un « pécheur » à cause de « la condition humaine » en général, comme vient de déclarer le pape, mais bien un homme violeur, profitant de son prestige pendant des décennies et couvert par ses proches, par les dirigeants de sa Fondation et par la hiérarchie catholique jusqu’au Vatican).
Mais, d’une part, la grande majorité des viols ne font pas l’objet de plaintes et l’écrasante majorité des plaintes n’aboutissent pas à une condamnation des violeurs. Et, d’autre part, la réponse ne peut évidemment pas être seulement judiciaire : il s’agit de faire changer profondément la société, de mettre fin non seulement aux inégalités entre les hommes et les femmes, mais aussi à la domination des hommes sur les femmes en général, au patriarcat. En dernière analyse, l’ampleur de la tâche est telle qu’il faudra transformer totalement les relations sociales, donc les structures mêmes de la société actuelle : cela ne peut passer que par une révolution.
Dans l’immédiat, toutes les actions féministes et progressistes qui sont faites doivent être rejointes et soutenues. Cela inclut des démonstrations de force par les manifestations (comme celles de samedi 25 novembre), les grèves féministes (comme celles du 8 mars), la vigilance collective contre le sexisme sous toutes ses formes – sans négliger le plus ordinaire, car il y a bien un continuum jusqu’au viol et au féminicide – et les interpellations des pouvoirs publics comme des responsables d’organismes privés (entreprises, associations, clubs de sport, syndicats, partis – à commencer par les nôtres). Il faut notamment impulser, soutenir et diffuser tous les pas en avant qui peuvent être accomplis dans l’éducation, les représentations culturelles, les médias. Il est crucial de faire évoluer les mentalités, de revoir de fond en comble l’éducation des enfants, particulièrement aujourd’hui alors que l’éducation à la vie affective et sexuelle, pourtant déjà fortement délaissée par les pouvoirs publics, est l’objet d’attaques réactionnaires et transphobes par les associations de parents zemmouristes autoproclamés « vigilants » dont le ministre de la réussite scolaire Alexandre Portier se fait l’écho au Parlement, arguant que cet enseignement est un cheval de Troie pour enseigner la « théorie du genre ».
Ce changement de société ne peut passer que par les luttes féministes, constantes et déterminées. Ces luttes ne peuvent être menées que par les femmes elles-mêmes, s’auto-organisant à tous les niveaux, avec l’appui des hommes qui approuvent leur cause. Les associations féministes proposent une loi globale, avec 140 mesures que nous soutenons pleinement et qui doivent constituer le socle d’un front permanent des organisations et collectifs féministes, avec le soutien des syndicats, des associations et des partis progressistes.
En particulier, il est crucial que la définition juridique du viol soit élargie. Actuellement, le viol reste défini en France comme l’imposition d’une pénétration sexuelle « par violence, contrainte, surprise ou menace ». Il faut élargir la définition à tous les cas où la personne ne consent pas, c’est-à-dire les cas où son accord n’est pas explicite ou avéré. Il faut que les plaintes soient toutes validées et que l’investigation judiciaire soit systématiquement menée. De plus, cela doit se faire sur la base de la parole de la victime, qui doit être considérée comme vraie a priori. Dans l’écrasante majorité des cas, en effet, il n’y a évidemment pas de vidéos, comme dans l’affaire des viols de Mazan, ni preuves matérielles, ni témoignages. Mais les viols sont si nombreux qu’il faut inverser la charge de la preuve : même si la notion de consentement est insérée dans le droit, ce n’est pas à la victime de prouver qu’elle n’était pas consentante (et encore moins de prouver qu’elle n’est pas responsable de son propre viol, comme c’est encore trop souvent exigé d’elle) ; mais c’est à l’accusé de montrer qu’il a bien vérifié qu’elle était d’accord et qu’il pouvait en être sûr. Enfin, en amont du procès, les personnes qui portent plainte pour viol doivent être reçues avec respect lors de leur déposition par des agent-e-s formé-e-s à ces questions.
Dans tous les cas, il faut apporter en toutes circonstances tout le soutien et toute la protection possibles aux femmes victimes de viols, aux femmes qui alertent les autorités, leurs collègues ou leurs proches, aux femmes qui portent plainte. De ce point de vue, le procès des viols de Mazan doit permettre qu’un plus grand nombre de femmes brisent le silence, avec le soutien des associations féministes et de l’opinion publique, et que les violeurs soient traduits en justice et condamnés. On espère de ce point de vue que, après la réquisition de peines de réclusion criminelle allant de dix à vingt ans de prison selon les accusés, le verdict de Mazan, prévu ce jeudi 20 décembre, sera exemplaire.