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Il y a cent ans, l’insurrection d’Octobre
Article rédigé pour la revue mensuelle du NPA, L'Anticapitaliste, paru dans le numéro de novembre.
Le processus révolutionnaire entre Février et Octobre correspond à un développement de l’influence bolchevique, avec des flux et des reflux, à partir des centres industriels jusqu’aux soldats et paysans. Nous avons vu que la phase montante de juin-juillet, avec la semi-insurrection de Petrograd, a été brisée momentanément par la répression1, puis que la résistance à la tentative de putsch militaire de Kornilov a fait revenir en force l’aile révolutionnaire.
Début septembre2, le gouvernement provisoire est affaibli et la dualité de pouvoir avec les soviets se tend à nouveau. Dans les rangs des mencheviks comme des socialistes-révolutionnaires (SR), une forte minorité (autour de 40 %) est en colère contre Kérensky, contre la politique de coalition avec le parti KD3, dont beaucoup de membres ont ouvertement soutenu le putsch.
Les derniers spasmes du régime de Février
Lénine, alors caché en Finlande, propose dans ses lettres au comité central un tournant tactique. Il s’agit de remettre au centre le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », en s’appuyant sur leur nouvelle vitalité et la politique d’interpellation qui allait avec. En effet, puisque les soviets étaient encore dirigés par les socialistes modérés, il fallait faire pression sur eux pour qu’ils prennent le pouvoir en main, pour qu’ils rompent la coalition avec les bourgeois. Ce ne serait pas encore une révolution socialiste, puisque les modérés ne prétendent pas aller plus loin que la paix et la République démocratique.4
Un certain nombre de leaders bolcheviques ne comprennent pas ce tournant qu’ils trouvent droitier. Pourtant, Lénine insiste sur cette interpellation, explicitant le compromis proposé : formez un gouvernement responsable devant les soviets, appliquez votre programme minimal, et les bolcheviks renonceront à « employer les méthodes révolutionnaires » contre ce pouvoir.5 Il pense que ce scénario est peu probable, mais qu’il serait la seule possibilité de « progression pacifique de la révolution ». Et donc, « s’il ne restait pourtant qu’une chance sur cent, cette chance vaudrait d’être tentée. » Si cet épisode est peu mis en avant, il montre pourtant que Lénine n’avait pas une doctrine figée imposant l’insurrection armée comme passage obligé.
C’est sur cette ligne que les bolcheviks s’engagent dans la Conférence démocratique qui se tient à Petrograd du 14 au 22 septembre. Celle-ci était une initiative des menchéviks et des SR, qui voulaient répondre à leur base et encadrer le pouvoir de Kérensky. Car même si le « bonaparte » Kornilov était vaincu, la même tendance « bonapartiste » donnait des vertiges de pouvoir personnel à Kérensky. Après le putsch, le ministre-président concentre le pouvoir, en équilibre entre des classes populaires qui le rejettent de plus en plus et des classes possédantes qui se rabattent sur lui faute de mieux.
Par ailleurs, les socialistes modérés sont en train de perdre pied dans les soviets. Le 31 août, un premier vote est remporté par les bolcheviks au soviet de Petrograd, et le basculement est confirmé le 9 septembre. De façon assez symbolique, Trotsky redevient président du soviet après l’avoir été en 1905. Le soviet de Moscou et ceux des autres villes basculent les uns après les autres au cours de septembre-octobre.
Dans ces conditions, les modérés font tout pour choisir des règles de représentation à la Conférence qui favorisent les secteurs moins mobilisés et de composition plus petite-bourgeoise, où ils ont encore la prépondérance. Le poids des soviets est restreint par rapport aux institutions représentatives classiques, des villes (doumas municipales) et des districts ruraux (zemstvos), dont un bon nombre (élus au suffrage censitaire sous Nicolas II et remplis de notables locaux) n’ont pas encore été démocratisés. Les « démocrates » découvrent aussi l’importance de représenter le secteur coopératif qui selon eux touche « la moitié de la population » de par ses racines dans les campagnes. En réalité, les dirigeants des coopératives appartenaient à un milieu d’intellectuels libéraux-populistes : exactement ce que les conciliateurs cherchaient comme base sociale.
Des franges de la population étaient en effet moins représentées dans les soviets, à commencer par les bourgeois qui ne pouvaient pas s’y montrer. Pour les couches intermédiaires, Lénine répondait : « les soviets représentent la démocratie révolutionnaire dans la mesure où y entrent ceux qui veulent lutter révolutionnairement (…) Ceux qui se sont confinés dans les coopératives, confinés dans les municipalités (villes et zemstvos) se sont par là même retranchés de plein gré des rangs de la démocratie révolutionnaire. »6 C’est ce conflit de légitimité entre formes de démocratie, dans un contexte de lutte de classe aiguë, qu’il est fondamental de comprendre pour porter un jugement sur les bolcheviks et leurs adversaires.
Comme prévu, les bolcheviks se retrouvent en minorité. Mais ils ont presque la moitié des délégués parmi ceux qui viennent des soviets, et les autres viennent surtout des provinces les plus lointaines. Ce qu’il restait aux conciliateurs et aux bourgeois, c’était le reflet d’un rapport de forces passé. Même dans les doumas et zemstvos, chaque nouvelle élection voyait le poids des bolcheviks se renforcer. Dans un centre ouvrier comme Ivanovo-Voznessenski, ils géraient tous les organes. Et dans les organes plus directement prolétariens, comme les syndicats et les comités d’usine, ils avaient l’hégémonie. Les comités d’armée qui avaient été élus après Février étaient encore aux mains des conciliateurs parce qu’ils n’avaient pas été renouvelés, mais l’état-major lui-même s’alarmait du succès des bolcheviks parmi les soldats.
La conférence qui s’ouvre ne représentait donc pas le peuple révolutionnaire. Elle ne fait d’ailleurs que piétiner sur place, les différents courants se paralysant mutuellement. Pourtant les politiciens les plus influents connaissaient déjà la seule issue admissible : il fallait continuer la coalition KD-SR-mencheviks. La plupart des orateurs, Kérensky le premier, couvraient cela d’envolées sur « la démocratie » qui sonnaient de plus en plus faux. Pour Milioukov, leader des KD, l’enjeu était plus franchement assumé : contenir « la voyouterie anarchique des bolcheviks ». C’est la fourberie politicienne du menchevik Tséretelli qui permet finalement le vote d’une motion floue ouvrant la voie à une nouvelle coalition.
La conférence accouche aussi d’un « pré-parlement » censé démocratiser le pays jusqu’à la tenue de l’Assemblée constituante. Les débats des bolcheviks sur l’attitude à adopter vis-à-vis de ce parlement vont être intimement liés au début sur l’insurrection, que Lénine remet brusquement à l’ordre du jour.
« La crise est mûre »
Le 12 septembre, avant même que la conférence ne commence et considérant qu’il n’y a plus rien à en attendre, Lénine envoie deux lettres au comité central allant droit au but : « ayant obtenu la majorité aux soviets des députés ouvriers et soldats des deux capitales, les bolcheviks peuvent et doivent prendre en mains le pouvoir. »7 A ce moment-là, on n’est pas certain d’une majorité exacte pour les bolcheviks. Mais Lénine défend une vision dynamique : « attendre une majorité "formelle" serait naïf de la part des bolcheviks : cela ,aucune révolution ne l’attend ». Vu la montée des révolutionnaires, les réactionnaires vont frapper si on leur en laisse le temps. A l’inverse, si l’on agit « en proposant sur le champ une paix démocratique, en donnant aussitôt la terre aux paysans, en rétablissant les institutions et les libertés démocratiques foulées aux pieds et anéanties par Kérensky, les bolcheviks formeront un gouvernement que personne ne renversera ».
Lénine propose d’agir immédiatement : les délégués bolcheviques venus pour la conférence sont à considérer comme un congrès du parti, ils doivent aller immédiatement organiser les ouvriers et les soldats pour prendre la ville et « cerner le théâtre Alexandra » (lieu de la conférence). Le comité central, réuni en urgence, est choqué. Il repousse unanimement cette idée et décide même de s’assurer que ces lettres soient gardées secrètes, ainsi que d’en brûler les copies. Mais les raisons sont diverses : certains comme Trotsky et Boukharine sont favorables à la préparation d’une insurrection mais pensent que le moment est mal choisi, d’autres comme Kamenev et Zinoviev tablent sur un développement graduel de l’influence bolchevique.
Le débat le plus immédiat se cristallise sur le « pré-parlement » issu de la conférence. Une majorité se dégage d’abord pour y participer. Pendant près d’un mois, Lénine va batailler pour le boycott, pour l’insurrection. Comme en avril, il se retrouve opposé à de nombreux « vieux bolcheviks », avec cette fois la difficulté supplémentaire d’être retranché en Finlande, d’autant plus qu’il constate que la rédaction du journal central bolchévik ne publie pas ses articles ou censure des passages. Il multiplie les lettres à des militants plus radicaux ou plus proches de la base.8 Vers le 17 septembre, il se met en route pour Petrograd.
Le 29 septembre, Lénine insiste : La crise est mûre.9 D’abord sur la légitimité du camp révolutionnaire : « que nous ayons maintenant avec les socialistes-révolutionnaires de gauche la majorité à la fois dans les soviets, dans l’armée et dans le pays, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. » Sur le front, les soldats refusent toujours plus de se battre. Mais l’élément décisif est le soulèvement des campagnes. Les paysans sont lassés des discours temporisateurs. En bien des endroits, ils se saisissent violemment des grandes propriétés. On hurle contre les bolcheviks là où ils sont souvent inexistants. Mais cette redoutée implantation bolchevique se réalise progressivement, souvent via des soldats politisés revenant du front.
Aux quatre coins de l’ex-empire se rebellent aussi les minorités opprimées (presque la moitié de la population, surreprésentées parmi les soldats conscrits et les paysans pauvres). Février a globalement apporté l’égalité des droits, mais partout ce sont les mêmes hauts-fonctionnaires racistes qu’avant. Pour Lénine, « après la question agraire », le plus important « dans la vie de tout l’Etat russe (…) c’est la question nationale. »
A l’effervescence qui règne dans les villes depuis Février s’ajoutent donc des explosions dans tout le pays. C’est le signe que le gouvernement bourgeois est incapable de diriger, et que si la Petrograd ouvrière le renverse, elle ne se retrouvera pas isolée comme la Commune de Paris. De nombreux dirigeants comme Kamenev n’en sont pas convaincus. Ils soutiennent qu’il est beaucoup plus sûr de laisser le parti gagner du terrain. Probablement que l’Assemblée constituante ne sera pas bolchevique, mais elle devra cohabiter avec les soviets bolcheviques dans une dualité de pouvoir.
Pour Lénine, non seulement le parti peut mais le parti doit faire l’insurrection tant qu’il est temps. La Constituante ? Il ne fait plus confiance au gouvernement pour la convoquer. La dualité de pouvoir ? Elle n’est plus tenable : la crise ne peut déboucher que sur un pouvoir fort, soit révolutionnaire soit réactionnaire. Les soldats ne peuvent plus supporter quelques mois de guerre de plus (en hiver). Si le parti attend, le gouvernement réprimera les paysans et la jonction avec leur soulèvement sera ratée. Si le parti attend, même les ouvriers pourraient perdre leur patience (Lénine s’inquiétait de l’influence de certains anarchistes qui poussaient à des actions directes, sans coordination).
Enfin, Lénine a l’œil rivé sur les mutineries qui ont éclaté en août dans la flotte allemande10 : « nous n’allons tout de même pas attendre le départ de leur révolution ! (…) Tout l’avenir de la révolution ouvrière internationale pour le socialisme est en jeu. » Paradoxalement, de sa retraite clandestine, Lénine voit peut-être davantage le tableau d’ensemble que certains leaders de Petrograd, très occupés à des discussions avec les autres socialistes. En conclusion de sa lettre, il annonce même sa démission du comité central (qui n’a pas été actée) pour être libre de mener une bataille dans le parti. Finalement, Trotsky réussit à faire passer la ligne du boycott. Le 7 octobre, à l’ouverture du pré-parlement, c’est lui qui fait un discours dénonçant cette instance comme non représentative, dénonçant le gouvernement et appelant les soviets à la lutte révolutionnaire, après quoi les bolcheviks quittent démonstrativement la salle. Mais la question de l’insurrection n’est pas encore tranchée.
L’insurrection : quand, comment, et par qui ?
Trotsky tenait à lier le plus possible l’insurrection au deuxième congrès des soviets, qui devait débuter le 20 octobre. On savait déjà que les bolcheviks y auraient la majorité. Lénine répondait qu’attendre le congrès revenait à annoncer publiquement la date de l’insurrection. « On réunira les cosaques pour le jour sottement "fixé" (...) On peut prendre le pouvoir aujourd’hui, mais du 20 au 29 octobre, on ne vous le laissera pas prendre ».
Lénine enfreint largement les règles de fonctionnement du parti. Le 8 octobre, il presse (en vain) les délégués bolcheviques au congrès des soviets de la région du nord (qui réunit de nombreux soldats et marins bolcheviques) de marcher sur Petrograd avant le Congrès. Trotsky concédera : « du point de vue des rapports hiérarchiques, les actes de Lénine n’étaient pas tout à fait irréprochables. »11 Le 10 octobre, Lénine revenu à Petrograd participe à une réunion du comité central qui décide finalement de l’insurrection. La résolution est un compromis : elle acte que le soulèvement doit avoir lieu avant le congrès des soviets, de préférence avant le 15 octobre, mais sans fixer de date précise. Lénine accepta ce compromis sans grande conviction, fustigeant ou implorant encore le parti d’agir jusqu’au soir du 24.12
Face à ceux qui taxaient de blanquisme13 toute discussion de l’aspect technique (« l’art de l’insurrection »), Lénine disait au contraire qu’à présent on ne devait plus s’occuper que de l’aspect technique (frapper par surprise, et peu importe quel organe prend temporairement le pouvoir). Ioffé, un proche de Trotsky, objectait : « il n’est pas exact qu’à présent la question soit purement technique ; même maintenant, la question du soulèvement doit être considérée du point de vue politique ». Les partisans de l’insurrection étaient particulièrement préoccupés de la perception de l’insurrection par les soldats de la garnison de Petrograd. Trotsky venait tout juste d’être élu président du soviet de Petrograd et savait que sa majorité ne reposait pas, loin de là, sur un bolchevisme convaincu. La majorité des soldats suivaient « le soviet » bien plus que le parti en tant que tel. Les hésitants annonçaient qu’ils ne suivraient que le Congrès des soviets, d’où l’importance politique d’adosser l’insurrection à ce dernier.
D’ailleurs, la confusion régnait dans le parti bolchevique dans cette quinzaine de jours jusqu’à l’insurrection. Dès le 11 octobre, Zinoviev et Kamenev diffusent une lettre au parti condamnant la décision du comité central. Le 17, ils publient dans un autre journal socialiste une déclaration avertissant qu’un soulèvement serait une très mauvaise idée (sans dire que la décision a été prise). Lénine les traite de jaunes et demande leur exclusion, qui sera refusée. Dans l’organisation militaire du parti, qui avait été « gauchiste » en juillet, beaucoup sont sceptiques sur le rapport de forces. On voit là encore que contrairement au mythe qui sera forgé par la suite, le parti de la révolution de 1917, traversé de vives polémiques, est loin d’être caporalisé.14
Il fallait donc agir à travers le soviet. Mais cela posait une difficulté de taille : comment discuter franchement de l’insurrection dans un organe pluraliste et public ? Trotsky dira, pour le second anniversaire d’Octobre, que l’insurrection a été fixée au 25 octobre « non par une réunion secrète, mais ouvertement, publiquement ».15 Le récit détaillé qu’il en fera dans son Histoire de la révolution russe est plus nuancé. Jusqu’au dernier moment, la direction du soviet a organisé ses troupes sous une bannière défensive (plus légitime), et a bénéficié de plusieurs contingences qui ont donné corps à ce discours.
D’abord, la tentative du gouvernement d’éloigner les troupes radicalisées de Petrograd, officiellement en renfort du front. On saura plus tard que c’était une manœuvre de Kérensky et que l’état-major ne voulait pas de nouvelles troupes « défaitistes », mais sur le moment le soviet était forcé de manœuvrer avec prudence. En effet les réactionnaires cherchaient à monter les soldats du front contre « l’oisiveté » de la garnison de Petrograd, et la menace allemande était réelle. Mais les bolcheviks parviennent à retourner contre lui chaque visée de Kérensky. Ils s’appuient sur la méfiance envers une nouvelle tentative de livrer Petrograd à la contre-révolution. Le 6 octobre, face à des rumeurs de fuite du gouvernement à Moscou, Trotsky obtient un vote unanime de la section des soldats du soviet : « si le gouvernement provisoire est incapable de défendre Petrograd, il a l’obligation de signer la paix, ou bien de céder la place à un autre gouvernement. »
Le 9 octobre, le soviet acte l’idée d’un Comité militaire révolutionnaire (CMR), chargé d’évaluer les besoins militaires réels et de recenser lui-même les troupes. C’est un pas décisif pour transformer la méfiance des masses en défiance. Les mencheviks protestent en hurlant à la préparation de l’insurrection. Comme on sait, cela ne sera acté par la direction bolchevique que le lendemain.
Le Comité militaire révolutionnaire
Le CMR ne fut validé par le soviet que le 16 octobre. La puissance de cet organe plus large que le parti se payait d’un délai, et le 20 approchait vite. Mais le 17, le comité exécutif central des soviets (élu au 1er congrès et donc encore menchevique-SR) reporte le congrès au 25 octobre. Le CMR est composé sur une base pluraliste : « utiliser la majorité dans le soviet et créer un comité composé uniquement de bolcheviks, ce serait provoquer le mécontentement des sans-parti, sans compter celui des SR de gauche et de certains groupes anarchistes » (Trotsky). Cela agace Lénine, pour qui les bolcheviks avaient déjà fait une erreur en élisant l’exécutif du soviet à la proportionnelle (il ne l’était pas sous l’ancienne majorité modérée). Mais les quelques mencheviks qui protestent n’arrêtent pas les bolcheviks (alliés à une poignée de SR de gauche comme Pavel Lasimir).
Trotsky dira qu’avec le contrôle politique de la garnison, l’issue « était déjà prédéterminée aux trois quarts ».16 Mais pendant encore deux semaines, il s’en défend face au soviet. Les rumeurs de soulèvement courent partout dans la capitale, les modérés somment les bolcheviks de les démentir, et même parmi les ouvriers et soldats on se demande si une décision n’a pas été prise dans leur dos. A la séance plénière du soviet du 18, Trotsky argumente en liant étroitement l’activité du CMR à la défense du Congrès : « le soviet est une institution élective et ne peut prendre de résolutions qui ne seraient point connues des ouvriers et des soldats. » Mais « la bourgeoisie sait que le soviet de Petrograd proposera au Congrès des soviets de prendre le pouvoir en main » et s’efforce « de désarmer Petrograd (...) A la première tentative de la contre-révolution pour supprimer le Congrès, nous répondrons par une contre-offensive qui sera implacable et que nous pousserons jusqu’au bout. »
Dans les jours qui suivent, les bolcheviks tirent à tel point la dualité de pouvoir dans le sens du soviet qu’ils ne pouvaient que déclencher une réaction de Kérensky. Le CMR place des commissaires dans les régiments chargés de faire la liaison avec Smolny (siège du soviet, qui devient l’état-major de la révolution), arme les ouvriers (« gardes rouges »), s’assure que les marins de la Baltique sont prêts à débarquer... Le 22, le CMR demande au chef de l’arrondissement militaire de Petrograd de se soumettre lui aussi à un commissaire : ses ordres doivent être validés par le soviet. Refus. Aussitôt, il est déclaré « instrument direct des forces contre-révolutionnaires ». Le CMR s’efforce de convaincre le maximum de régiments. Le 23, Trotsky se rend à la forteresse Pierre-et-Paul, où son discours aux soldats achève de rompre leur lien avec les représentants modérés. A la veille de l’insurrection, seuls les secteurs les plus aisés ou traditionnellement réactionnaires de l’armée (bataillons motorisés, cosaques, junkers17…) n’avaient pas fait allégeance au soviet.
Dans la nuit du 23 au 24, le gouvernement réagit. Il fait appeler en renfort des troupes « sûres ». Il envoie des hommes fermer les imprimeries bolcheviques, mais le CMR les rouvre aussitôt. L’ordre est donné d’arrêter Trotsky, mais rien de concret ne sera tenté. L’ordre est également donné au croiseur Aurore (stationné en ville) de sortir en mer, mais le CMR l’annule. Les ponts sont coupés par des junkers, puis repris par le CMR. Il n’y a eu pour l’instant aucun coup de feu, mais la tension approche de son paroxysme. Le soir devant le soviet, Trotsky nie encore la réalité d’une offensive : « le Comité (…) prit la défense de la presse ouvrière. Est-ce là une insurrection ? L’Aurore est aujourd’hui là où elle se trouvait la nuit dernière. Est-ce là une insurrection ? » Il réaffirme que le Congrès des soviets disposera de « ce demi-pouvoir [qui] attend un coup de balai historique ». C’est aussi ce discours qui est tenu aux délégués bolcheviques arrivés de tout le pays pour le congrès.
Les principales opérations commencent vers deux heures du matin. Des troupes du CMR occupent les gares, la centrale électrique, la banque d’Etat, les grandes imprimeries... Les junkers s’enfuient ou sont arrêtés, puis libérés. Dès 10h00, le 25, est diffusé dans le pays : « le gouvernement provisoire est déposé. Le pouvoir d’Etat est passé aux mains du Comité militaire révolutionnaire ». Contrairement à l’image que le régime stalinien a voulu donner par la suite (avec le film d’Eisenstein par exemple), l’insurrection d’Octobre n’a pas été une déferlante des masses dans les rues. D’ailleurs, l’ordre du CMR et celui de l’ancien état-major se rejoignaient sur un point : pas de manifestations. Il n’y a pas eu de grève générale : les ouvriers bolcheviques avaient utilisé ce moyen (à un échelon local ou régional) à plusieurs reprises, mais à présent il n’était plus approprié. Les plus organisés font maintenant partie des gardes rouges. Dans les quartiers chics, l’insouciance de la vie nocturne ne s’est pas arrêtée un instant cette nuit-là.
Nombre de commentateurs, bourgeois, anarchistes ou marxistes, se sont appuyés sur ce constat pour mieux opposer le « coup » d’Octobre aux « vraies insurrections » comme celle de Février. Pourtant, il ne fait aucun doute que la majorité des ouvriers et des soldats voulaient en finir avec la politique de Kérensky, même si elle n’a pas participé au renversement. Ce qui peut alors distinguer Octobre, c’est sa préparation par une avant-garde. Le discours dominant tolère à la limite les soulèvements spontanés. « La véritable cause de cette indulgence, c’est que les insurrections [spontanées] ne peuvent sortir des cadres du régime bourgeois ».
La passation de pouvoir du CMR au Congrès des soviets réduisait au minimum la durée « arbitraire » pendant laquelle le pouvoir a été pris, de fait, sans sanction des soviets. Mais il reste qu’un « saut », une rupture, a bien été effectué dans la nuit du 24-25. Trotsky répond à cela par une analogie : « on peut questionner tous les voyageurs d’un train pour savoir quel est le type de wagon qui leur convient le mieux, mais on ne peut aller les questionner tous pour savoir s’il faut freiner en pleine marche un train qui court au déraillement. Or, si l’opération de sécurité est accomplie adroitement et en temps voulu, on est sûr d’avoir l’approbation des voyageurs. »
Sur ce point, il faut soulever la question de la légitimité du gouvernement provisoire. Au nom de quoi les libéraux ont-ils pris la tête du pays en février ? De leur présence antérieure à la Douma d’empire, essentiellement. Entre Février et Octobre, ils sont restés largement surreprésentés au gouvernement. Ils représentaient ces dominants qui avaient soutenu Kornilov, sabotaient la production et voulaient remettre au pas la « populace ».18
Le Congrès des soviets (25-26 octobre)
La proclamation du CMR se voulait proactive, mais elle anticipait. Le Grand quartier général à Moguilev restait debout, ainsi que les relais provinciaux du pouvoir. Et surtout, le CMR avait pris du retard dans l’encerclement du Palais d’Hiver, qui continua lui aussi à envoyer des proclamations à tout le pays pendant plus de douze heures. C’est pourquoi la première journée du congrès se passe en réunions de groupes politiques : tous veulent attendre l’issue finale. Le rapport préliminaire de la commission des mandats indique que les bolcheviks ont 300 délégués sur 670 (selon d’autres décomptes, leur nombre auraient varié de 250 à 390), à quoi s’ajoutent, dans le camp de ceux qui sont favorable au transfert du pouvoir aux soviets, une centaine de SR de gauche et des délégués d’autres groupes de moindre importance.
Il n’est plus possible de reporter le congrès, qui s’ouvre à 22h40 à Smolny. Le son des hostilités se fait entendre jusque dans la salle, notamment le coup de canon à blanc que tire le croiseur Aurore pour appuyer l’ultimatum d’évacuation du Palais. Le menchevik de gauche Martov implore alors les différents courants d’engager des négociations en vue de constituer un gouvernement reconnu de tous les socialistes. Sa motion est votée à la quasi unanimité. Pour la majorité des bolcheviks, il s’agit de faire la démonstration que ce sont les conciliateurs qui ne veulent pas d’un pouvoir soviétique, mais pour leur minorité c’est un objectif et un espoir réels. Les mencheviks et les SR de droite dénoncent l’hypocrisie des bolcheviks et leur « entreprise politique criminelle », avant de quitter la salle. Martov s’obstine à condamner l’insurrection et propose de suspendre le congrès pour trouver un accord avec ceux qui sont partis. Trotsky fait alors une intervention dure contre ceux qui sont sortis et ceux qui proposent un accord avec eux : « rendez-vous là où votre classe est désormais : dans la poubelle de l’histoire ! » Martov s’en va à son tour.
Vers 2h30 du matin, le congrès apprend la chute du Palais d’Hiver. Celle-ci s’est passée dans une grande confusion, par une intrusion progressive de toujours plus d’assaillants à mesure que les défenseurs désertaient.19 En revanche Kérensky s’est enfui et Kornilov s’est également échappé (bien facilement) de son lieu de détention. Dans les heures qui suivent, on apprend que les renforts appelés par le gouvernement se rallient au soviet de Petrograd. La séance est levée vers six heures du matin après le vote d’un premier appel révolutionnaire aux ouvriers, soldats et paysans du pays, adopté à l’unanimité moins deux voix.
Lé séance du lendemain s’ouvre à 21 heures et Lénine, qui ne se cache plus, introduit sur la question de la paix. Beaucoup de délégués des tranchées voient pour la première fois celui que leurs officiers leur ont appris à détester et à qui ils ont fini par se fier. L’appel à une paix juste et démocratique, sans annexion ni contribution, y compris sans maintien de colonies, est adopté à l’unanimité et le vote se conclut sur L’Internationale. Comme en témoigne John Reed (dans Dix jours qui ébranlèrent le monde), à cet instant le chant n’avait rien d’un rituel conventionnel : « un vieux soldat aux cheveux gris pleurait comme un enfant. Alexandra Kollontaï cillait rapidement des yeux pour ne pas pleurer. La puissante harmonie se répandait dans la salle, perçant vitres et portes, et montant bien haut vers le ciel. » Le congrès adopte ensuite un décret sur la terre, qui reprend directement les revendications remontées depuis des mois par les délégués paysans : la propriété foncière des nobles est abolie, les comités agraires décident du partage des terres (qui a déjà commencé dans les faits).
La dernière grande question est celle du nouveau gouvernement. Les SR de gauche refusent de l’intégrer, disant vouloir être en meilleure position pour rétablir le dialogue avec les autres socialistes. La proposition de composition du Conseil des commissaires du peuple20 est alors lue. Il comprend 15 membres, 4 ouvriers et 11 intellectuels, sous la présidence de Lénine. Les commissions (ministères) devront travailler « en étroite union avec les organisations de masse des ouvriers, des ouvrières, des matelots, des soldats, des paysans et des employés ».
Le vote est largement majoritaire, mais loin d’être unanime. Autour des SR de gauche on vote pour une motion d’ouverture du gouvernement à tous les socialistes. Cette question conduira dans les semaines suivantes le parti bolchevique au bord de la scission. La minorité (avec notamment Kamenev et Zinoviev) est prête à de larges concessions pour aboutir à un gouvernement de tous les socialistes, alors même que les SR de droite et les mencheviks exigent qu’un nouveau gouvernement soit formé sans Lénine ni Trotsky, et qu’il ne soit pas responsable devant les soviets. Finalement la crise va se résorber en décembre, et les SR de gauche intégreront le gouvernement.
Il faut souligner qu’à ce moment-là, on parle de « gouvernement provisoire », car les bolcheviks s’engagent à convoquer comme prévu la Constituante. Ils espèrent que celle-ci va confirmer le nouveau pouvoir soviétique, renforçant sa légitimité. Mais les élections, qui ont lieu le 12 novembre, donnent une majorité qui leur est hostile, les bolcheviks n’arrivant qu’en deuxième position derrière les SR. Or dans de nombreuses localités, la scission des SR n’a pas encore eu lieu (les listes ont souvent été constituées depuis longtemps) et ce sont les traditionnels notables conservateurs qui sont délégués pour ce parti. Alors que les SR de gauche représentaient 60 % des SR au congrès des soviets, ils ne sont que 9 % à la Constituante. Les SR de droite s’effondreront brusquement aussitôt que les paysans comprendront l’enjeu brûlant : pour ou contre le décret sur la terre. Face à cette Constituante, réunie le 5 janvier 1918, qui vote contre les mesures tant réclamées par les masses populaires, les bolcheviks et les SR de gauche décident de ne pas reculer et la dissolvent. Le 3e congrès des soviets, tenu cinq jours plus tard, confirme le système soviétique.
Les soviets, l’État et la révolution
Il est nécessaire de conclure par quelques mots sur l’Etat soviétique qui fut mis en place. Lors sa clandestinité en Finlande, en parallèle de ses lettres au parti, Lénine a poursuivi ses réflexions sur l’Etat qu’il avait commencées dans l’émigration, et rédige ce qui deviendra L’État et la révolution.21 Il en ressent le besoin pour donner une fondation théorique à sa ligne politique.
Schématiquement, on peut considérer qu’en 1914, Lénine (ainsi que la plupart des révolutionnaires) dénonçaient la trahison du programme officiel de la social-démocratie, tout en continuant à se revendiquer de ce même programme. Quand il polémiquait contre le principal théoricien de l’Internationale, Kautsky, il lui opposait le plus souvent les écrits du Kautsky d’avant 1914 (qui l’avaient beaucoup marqué). Même s’il a de fait élaboré pendant la guerre sa propre interprétation marxiste du présent (notamment sur le « stade impérialiste du capitalisme »), il ne prétendait pas rompre avec ce qu’était le marxisme officiel d’alors.
Sa réflexion sur l’Etat va en revanche le conduire à une critique en règle de ce que Kautsky et d’autres ont fait du marxisme. Les social-démocrates avaient retenu de Marx sa critique des anarchistes, et notamment le fait que l’on ne pouvait « abolir l’Etat » subitement, mais que celui-ci ne pourrait que s’éteindre progressivement, quand le socialisme aura créé une société sans classes. Mais ils laissaient dans le plus grand flou la question de la nature de l’Etat sous le socialisme, et celle de la transition du capitalisme au socialisme. Est-ce le même Etat que le parti ouvrier est censé conquérir (électoralement ?) et utiliser comme un simple outil neutre ? S’appuyant sur une relecture de Marx et Engels, Lénine réaffirme que seule une révolution créant un nouvel Etat et détruisant l’ancien peut amorcer l’édification du socialisme. Dans le contexte d’alors, c’était un pas vers l’anarchisme, cherchant à redonner sa place intermédiaire au marxisme révolutionnaire. Et ce n’est pas un hasard si tout au long de l’année 1917, les bolchéviks seront largement taxés d’« anarchistes », par les KD comme par les autres socialistes.
Restait la question des formes de ce nouvel Etat. En réalité Lénine n’avait pas reconnu l’importance des soviets avant le début de 1917. Mais dès ses Thèses d’avril, il propose de « modifier le programme du Parti » pour y intégrer la revendication d’un « Etat-Commune », c’est-à-dire un type d’Etat « dont la Commune de Paris a été la préfiguration ». Et pour réaliser cela, il faut « non pas une république parlementaire », mais « une république des soviets » contrôlée « de la base au sommet », ce qui signifie notamment la « suppression de la police, de l’armée et du corps des fonctionnaires », leur remplacement par « l’armement du peuple » et des fonctionnaires « élus et révocables à tout moment », payés pas plus que le « salaire moyen d’un bon ouvrier ».
C’est essentiellement cela que L’Etat et la révolution va développer et justifier théoriquement. En revanche, Lénine reconnaîtra lui-même plus tard que l’Etat bâti par les bolcheviks s’est éloigné de ce qui était écrit dans cet ouvrage fondateur. Tirer les meilleures conclusions possibles de cet état de fait reste une des tâches majeures des révolutionnaires du 21e siècle.
Il est néanmoins impossible, sous prétexte de la bureaucratisation qui s’en est suivie, d’en nier le caractère révolutionnaire et de faire d’Octobre 1917 un non-événement. La réaction horrifiée d’un général réactionnaire en témoigne : « qui donc croira qu’un garçon de cour ou bien un gardien du Palais de Justice aient pu devenir tout à coup présidents du congrès des juges de paix ? Ou bien un infirmier devenant directeur d’ambulance ? Un coiffeur devient un haut fonctionnaire ? Un sous-lieutenant d’hier passe généralissime ? Un laquais d’hier ou bien un manœuvre est nommé préfet ! Celui qui hier encore graissait les roues des wagons devient chef d’une section du réseau ou bien chef de gare… Un serrurier est placé à la tête d’un atelier ! »22
1 Voir nos articles « Crise de juin, journées de juillet – Impatience de masse et gauchisme politique dans la révolution » (Jean-Philippe Divès, revue n° 88 de juin 2017) et « De juillet à septembre – Ou Kornilov, ou Lénine » (J-Ph. Divès, n° 89 de juillet-août 2017).
2 Selon le calendrier julien (treize jours de retard sur le calendrier actuel), comme toutes les dates mentionnées dans cet article. L’insurrection des 24 et 25 octobre a donc eu lieu, en réalité, les 6 et 7 novembre.
3 Parti constitutionnel-démocrate, principal parti de la bourgeoisie, de plus en plus réactionnaire au cours du processus révolutionnaire.
4 C’est pourquoi Lénine appelait le bloc SR-menchévik « la démocratie petite-bourgeoise », pour le distinguer du parti bolchevique visant le socialisme basé sur les ouvriers et les paysans pauvres.
5 Voir « Au sujet des compromis » (rédigé du 1er au 3 septembre), « Les tâches de la révolution » (autour du 6), « Une des questions fondamentales de la révolution » (autour du 7), « La révolution russe et la guerre civile » (9 septembre).
6 Lénine, « Les champions de la fraude et les erreurs des bolchéviks », 22 septembre 1917.
7 « Les bolchéviks doivent prendre en mains le pouvoir » et « Le marxisme et l’insurrection », rédigés entre les 12 et 14 septembre.
8 « Lettre à I. Smilga », 27 septembre, « Lettre au comité central, au comité de Moscou, au comité de Pétrograd, aux membres bolchéviks des Soviets de Pétrograd et de Moscou », 1er octobre, « Lettre à la conférence de la ville de Pétrograd », 7 octobre.
9 Lénine, « La crise est mûre », 29 septembre 1917.
10 Signes avant-coureurs de la révolution de novembre 1918 qui fera chuter le Kaiser.
11 Léon Trotsky, « Histoire de la révolution russe », 1932.
12 Lénine, « Lettre aux membres du Comité central », 24 octobre 1917.
13 Du nom du révolutionnaire Auguste Blanqui qui, au 19e siècle, tendait à réduire la révolution à une conspiration menée par un petit groupe pour se saisir du pouvoir.
14 Voir notre article « Le parti de la révolution » (Patrick Le Moal, revue n° 91 d’octobre 2017).
15 Trotsky, « La révolution d’octobre », 14 septembre 1919. Voir également « La révolution bolchevique s’est accomplie à date fixe », octobre 1921.
16 Trotsky, « Les leçons d’Octobre », 1924.
17 Elèves-officiers.
18 Mot que lâche Kérensky devant le pré-parlement le 24 octobre, en même temps qu’il annonce que désormais les bolchéviks « sont sujets à une liquidation immédiate, résolue et définitive ».
19 On ne dénombre que cinq marins et un soldat tués, aucun du côté du gouvernement.
20 C’est Trotsky qui propose de remplacer le terme détesté de ministre par celui de « commissaire du peuple ».
21 Lénine, « L’Etat et la révolution », publié en 1918.
22 Général Zaleski, cité par Trotsky dans son Histoire de la révolution russe.