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    Science : qu’on s’attaque à Elsevier plutôt qu’à Sci-hub !

    Article publié par le NPA : https://npa2009.org/idees/culture/science-quon-sattaque-elsevier-plutot-qua-sci-hub

    Début mars, la justice française a répondu docilement à une plainte d’Elsevier et de Springer-Nature, en imposant aux quatre plus gros fournisseurs d’accès internet français de bloquer l’accès à Sci-hub. Mais qu’est-ce que c’est que tout ça ? Derrière ces noms peu connus du grand public se cachent pourtant des enjeux importants pour la recherche scientifique.

    Elsevier et Springer-Nature, ce sont deux des plus grosses sociétés d’édition scientifique, des géants capitalistes. Sci-hub, c’est un site pirate, qui diffuse les publications en court-circuitant ces intermédiaires. Mais pirater c’est mal, non ? Il faut bien rémunérer le travail d’édition et de relecture !

    Historiquement, les revues pour recueillir les publications scientifiques sont bien nées en tant qu’intermédiaires utiles, pour centraliser les différentes recherches par domaine, pour opérer une première lecture et filtrer ce qui est trop peu rigoureux, pour imprimer… Mais premièrement, les coûts liés à l’impression ont drastiquement chuté car la plupart des publications sont maintenant avant tout consultées par internet. Et surtout, ces revues ont réussi à devenir des passages obligés, et profitent grassement d’une situation de rente. Le groupe néerlandais Elsevier est devenu le symbole de ces requins, détesté dans la communauté scientifique. Il faut dire qu’avec ses marges bénéficiaires parmi les plus élevées au monde (37% en 2018), il le mérite bien.

    Pourquoi une telle dépendance ?

    On pourrait se demander comment une telle situation est possible. Les bienfaits de la concurrence ne sont-ils pas censés faire baisser les prix ou au moins conduire “naturellement” les “capitalistes qui abusent” à voir leurs clients fuir ? En fait, il existe tout un tas de domaines où ce mécanisme marche encore moins qu’ailleurs (marché du logement, des réseaux de transport, de distribution d’eau ou d’électricité…), pour des raisons structurelles. La publication scientifique en fait partie.

    En effet, une des nécessités de la recherche scientifique est d’avoir accès à un ensemble de publications “reconnues” : les chercheur·ses ne peuvent pas se contenter d’une recherche google qui va noyer une méta-analyse bien solide au milieu de blogs aux affirmations douteuses. La reconnaissance se fait par d’autres collègues scientifiques partageant au moins l’essentiel des connaissances admises dans leur domaine (on parle de “revue par les pairs”). Le rôle des revues a donc été très tôt, en plus des tâches ordinaires d’édition, d’organiser la relecture des publications par des chercheur·ses. Celui ou celle qui est désigné·e pour la relecture ne sait généralement pas qui est l’auteur·trice, de façon à assurer une relative neutralité. De plus, chaque article est au moins lu par deux personnes : des reviewers. Dans la plupart des revues reconnues, ce travail de relectures par les pairs est bénévole, c'est du travail que les chercheurs/ses font “pour la communauté”.

    Plusieurs systèmes existent. Pour certaines revues, au nom de ce travail, les scientifiques doivent payer pour être publié·es (“système auteur-payeur”). Pour d'autres, souvent plus sérieuses, la soumission d'articles est gratuite. Mais… ils doivent payer surtout pour avoir accès aux publications, sous la forme d’abonnement à Elsevier ou équivalent ! Concrètement, ce sont les laboratoires et les universités qui paient cette double taxe, et en particulier la recherche publique qui se retrouve à être la vache à lait de ces parasites privés. Les universités payent donc des chercheurs/ses qui font de la recherche, qui publient et lisent des publications que les universités doivent acheter alors que ces publications sont produites au sein même de l'université. L'absurdité est criante !

    On pourrait penser que l’organisation est un gros travail, et que les grosses maisons d’édition méritent bien les énormes bénéfices qu’elles font… mais si on y regarde de plus près, l’organisation pratique de répartir les relectures des articles soumis est aussi faites par les chercheurs/ses elles et eux même ! Ils et elles sont souvent, dès qu’elles ou ils sont suffisamment reconnu·e·s éditeur en chef·fe, ou éditeur associé·e pour des revues et répartissent ainsi sur leur temps de recherche les articles soumis aux reviewers.

    Sans avoir à financer directement les projets de recherche, dont les résultats sont publiés dans leurs revues et qui représentent la principale source d’intérêt des lecteurs et lectrices des dites revues, les éditeurs scientifiques sont dans une position où ils captent les richesses produites par les travailleuses et travailleurs de la recherche, financé.e.s par l’impôt.

    Par le biais des impôts, ce sont bien évidemment l’ensemble des classes populaires qui paient, et quant aux universités les plus pauvres (notamment dans les pays tout en bas de la hiérarchie impérialiste), elles sont tout simplement privées d’accès à la production scientifique mondiale.

    Et malgré cela, tout pousse les équipes scientifiques à chercher à se faire publier dans ces grandes revues. Simplement parce que ce sont les plus consultées (“facteur d’impact élevé” etc.) , ce qui augmente de beaucoup les chances que d’autres équipes se penchent sur les résultats, refassent les expériences et éventuellement les confirment, cette reproductibilité étant dans la plupart des sciences le début de la validation d’une découverte. Ensuite dans l’évolution des carrières des chercheurs/ses, les publications avec comité de lecture sont fondamentales pour garantir une reconnaissance des travaux (les citations sont cruciales) et donc en particulier les plus jeunes chercheurs/ses sont forcé·e·s de publier dans ces revues pour pouvoir se faire une place dans la recherche.

    C’est pourquoi des revues beaucoup moins chères n’arrivent pas à faire concurrence et à exercer une pression à la baisse sur les prix, et c’est pourquoi également les alternatives en publication open source ne décollent pas. Certaines communautés scientifiques essaient de populariser les revues open-data, notamment en mathématiques : en effet, dans cette discipline par exemple, la production de résultats est beaucoup moins onéreuse et il est plus facile de tenter de nouveaux fonctionnements. La question demeure compliquée car il reste du travail dans l’édition de revue open-data à comité de lecture, et qu’il faut que ce travail soit rémunéré (même si cela coûte énormément moins cher que les revues des grosses maisons d’édition)… mais par qui ? Cela pose la question évidemment de la gestion collective et non marchande de la production de savoir.

    La piraterie et la révolution

    Dans ce contexte vicié, le site Sci-Hub, créé par la scientifique kazakhe Alexandra Elbakyan, joue un rôle éminemment progressiste. Il s’agit très basiquement d’une plateforme en ligne pour partager les pdf des articles, mais il a connu un succès massif parce qu’il répondait à un vrai besoin d’accès aux résultats de recherches, les universités n’ayant pas les moyens de s’abonner à toutes les revues existantes.

    On comprend donc la hargne avec laquelle ces messieurs les rentiers de l’édition scientifique ont pressé toutes les polices de la Terre d’agir pour préserver la “propriété privée” sans laquelle le monde sombrerait dans le chaos. Par chance, Sci-Hub est hébergé en Russie où l’État, défendant ses propres intérêts, se moque de la propriété de capitalistes majoritairement occidentaux. Reste alors la tentation de faire pression sur les fournisseurs d’accès internet (FAI) pour que ceux-ci bloquent ces sites dans les autres pays. La France est loin d’être la première à s’engager dans cette voie : en 2017 la justice états-unienne a condamné Alexandra Elbakyan à payer 4,8 millions de dollars d’indemnité à l’American Chemical Society, une des “pauvres victimes”. Heureusement, elle est trop loin pour la justice états-unienne. Et heureusement, quand les FAI bloquent, il existe souvent d’autres alternatives (autres FAI, VPN…).

    Dans le cas de la toute récente décision de justice en France, il semble qu’il s’agit avant tout d’un coup de pression politico-médiatique des grosses maisons d’édition sur le gouvernement français. En effet, elles sont en train de renégocier les tarifs d’abonnement, et les réglementations concernant l’open-access. De plus, seuls les quatre plus gros FAI sont concernés par cette plainte, alors que Renater, le réseau internet des universités, non ! A priori donc, il sera toujours possible d'accéder à Sci-hub depuis les universités françaises.

    Cependant, on peut constater ici qu’il s’agit toujours d’un combat défensif. L’existence même de Sci-Hub (ou équivalents comme Lib-Gen mais plus orienté livre de référence) suppose celle des géants capitalistes qu’il pirate : les scientifiques s’intéressent à tel article publié dans telle grande revue (parce que c’est… une grande revue), et vont ensuite le récupérer sur Sci-Hub.

    Les chercheur/ses français·es dans un bon nombre de disciplines utilisent aussi une plateforme lancée par le CNRS, et désormais maintenue par le Centre pour la Communication Scientifique Directe, https://hal.archives-ouvertes.fr/, sur laquelle les chercheurs/ses, même lorsqu’ils et elles soumettent un article à une revue payante, postent un préprint de travail pour que le contenu de leur recherche soit accessible à toutes et tous.

    Cette situation n’est donc pas stable, et appelle une solution tranchée. Il y a un réel intérêt pour la recherche scientifique à avoir des plateformes centralisées, et dans ce système cela conduit (absolument pas accidentellement) à des concentrations capitalistes que rien ne peut justifier (ce qui conduit de nombreux économistes à reconnaître qu’il y a des “monopoles naturels”). Il y a un réel travail d’organisation de la relecture par les pairs, mais il n’est effectué qu’une fois par publication, et ne justifie en rien les rentes qu’il génère actuellement, et ce travail doit bénéficier à tou·tes. La meilleure des conclusions à en tirer est que ces sociétés privées doivent être expropriées. Leurs salarié·es doivent être intégré·es au secteur public et les publications rendues librement accessibles. Le profit de ce secteur serait supprimé, et le salaire des travailleur·ses de ce secteur deviendrait fixe (plus indépendant de pressions diverses).

    Pour arriver à arrêter ce fonctionnement désastreux pour la recherche, il est nécessaire d’organiser une vraie lutte collective de la communauté scientifique. En effet, les plus jeunes chercheurs/ses ne peuvent pas, pour leur carrière, faire le choix individuel de ne pas publier dans des revues non open-data (alors que les plus installé·e·s le peuvent). Il faut une solidarité et une organisation collective pour permettre de changer les choses. Une large partie des chercheurs/ses rejettent le fonctionnement des grandes maisons d’éditions, mais ce milieu professionnel est très individualiste, et la lutte, qui plus est collective, n’est pas quelque chose d’ancré dans leur mode de fonctionnement. Mais il n’y a pas de secret, sans lutte, rien ne changera, il faut donc donner tout le caractère social et collectif aux réactions face à cette annonce, et pour cela, il faudrait par exemple :

    • des prises de position publiques des laboratoires de recherche ;

    • un boycott par les plus établi·e·s des revues non open-data ;

    • des campagnes d’anti-pub contre les grandes maisons d’édition ;

    • développer une autre vision de l’université, égalitaire, collective, avec des financements pérennes, et sans subordination aux intérêts capitalistes privés.

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