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Black Lives Matter: un bilan d’étape
Depuis le 25 mai, les États-Unis connaissent une des plus grandes mobilisations de leur histoire. Ce jour-là, quatre policiers du Minneapolis Police Department, appelés pour une prétendue fraude au billet de banque chez un commerçant, interpellent George Floyd, afro-américain de 46 ans. La suite va faire le tour du monde : menotté et allongé sur le bitume, il est écrasé par 3 policiers, dont l’un, Derek Chauvin, l’étouffe avec son genou pendant 10 minutes, jusqu’à le tuer (un quatrième flic est présent, et empêche les témoins d’intervenir). La scène est entièrement filmée et rapidement postée sur les réseaux. Dès le lendemain, des milliers de personnes manifestent à Minneapolis et sont réprimées avec lacrymos et LBD. Les manifs tournent à l’émeute et aux affrontements : attaques de voitures de police, pillage de magasins, barricades. Le commissariat de Derek Chauvin est attaqué et entièrement incendié. Le licenciement immédiat des quatre policiers, avec seule mise en examen pour « homicide involontaire » de D. Chauvin, ne calme rien, et va au contraire mettre le feu aux poudres. En l’espace de quelques jours, la mobilisation gagne les 75 plus grandes villes du pays, avec quotidiennement des centaines de milliers de manifestant⋅e⋅s, allant à la confrontation avec les flics et la Garde Nationale (force de réserve militaire, sous l’autorité des gouverneurs d’États, et utilisée en appoint du maintien de l’ordre).
Retour sur la mobilisation
Un mois après le début de ce soulèvement populaire, un premier bilan d’étape est nécessaire. La mobilisation a obtenu la requalification en homicide volontaire pour Derek Chauvin, et la complicité de meurtre pour ses trois acolytes ; elle bénéficie d’une large solidarité internationale, avec des manifestations massives dans de nombreux pays (Canada, France, Angleterre, Nouvelle-Zélande, Belgique, Australie …).
Elle a fait également face à une terrible répression, avec le déploiement de la Garde Nationale, des couvre-feux, des violences débridées des flics sur les manifestant⋅e⋅s, les journalistes ou des simples passant⋅e⋅s, et des menaces de déploiement des troupes fédérales par Donald Trump. Entre la répression policière, la violence de fascistes armés et divers règlements de comptes, une vingtaine de morts sont à déplorer. Plus de 12 000 personnes ont été arrêtées, avec toutes les conséquences que l’on imagine, notamment des pertes d’emplois et d’assurance santé, et des lourdes peines de prison.
L’isolement de Trump
Les développements politiques aux États-Unis mêmes semblent très défavorables à Trump. Sa gestion de la situation est remise en cause par une majorité de la population, par les sommets de l’appareil d’État et de la classe dominante, et même dans son propre camp républicain. Le choix du président consiste à mobiliser sa base électorale quitte à jeter de l’huile sur le feu. Mais à jouer ce sale jeu-là, Trump ne semble pas avoir mesuré qu’il allait s’isoler au plan politique.
Cet isolement croissant s’est aggravé autour de la question du recours aux forces armées pour rétablir l’ordre contre les manifestant⋅e⋅s, et se manifeste de diverses façons. Trump a menacé de s’appuyer sur une loi de 1807 pour réprimer les manifestations. Et depuis cela, les critiques et dénonciations se sont multipliées. En premier lieu, le président lui-même est devenu de plus en plus la cible des manifestant⋅e⋅s, alors que le début de la mobilisation après l’assassinat de George Floyd ignorait largement l’hôte de la Maison Blanche. Ensuite, chacun à sa façon, les anciens présidents des États-Unis y sont allés de leur couplet en faveur de l’unité du peuple américain. Pour Barack Obama, en particulier, le pays doit « saisir ce moment » pour imposer les changements nécessaires. Mais les critiques de Trump et le rejet de ses choix ont touché aussi son camp : la droite républicaine. Et au sommet de l’armée, on a entendu des voix pour dénoncer les choix présidentiels. C’est d’abord son actuel secrétaire d’Etat à la Défense, en personne, qui a décrédibilisé Trump, mettant son veto à l’utilisation de la loi de 1807 : « Je ne suis pas favorable à décréter l’état d’insurrection ». Puis le prédécesseur de ce dernier à ce poste, Jim Mattis, ancien marine et figure respectée des milieux conservateurs, en a ajouté une bonne couche : « De mon vivant, Donald Trump est le premier président qui n’essaie pas de rassembler les Américains, qui ne fait même pas semblant d’essayer. Au lieu de cela, il tente de nous diviser. Nous payons les conséquences de trois années sans adultes aux commandes ». Ainsi, ce sont des voix importantes dans le propre camp de Trump qui ont refusé d’être associées à ses choix politiques dans la crise actuelle.
À cinq mois de l’élection présidentielle, cela semble être un coup très dur pour le locataire de la Maison Blanche, et une possible défaite en novembre est annoncée.
Perspectives politiques
Le recours à l’armée a finalement été abandonné, à mesure que la révolte a également baissé en intensité, mais pour se politiser davantage. Ce sont ainsi des revendications très radicales mais désormais audibles à une échelle de masse qui sont mises en avant par le mouvement Black Lives Matter. Ainsi de la campagne Defund the police, dé-financer la police pour attribuer ses budgets à la santé, l’éducation et aux programmes sociaux. La revendication d’abolition pure et simple de la police semble aussi se faire jour, ce qui a obligé le conseil municipal de Minneapolis à annoncer, de manière certes opportuniste (on imagine mal des bourgeois du Parti Démocrate être devenus d’un coup si radicaux) qu’il allait démanteler son département de police, sans dire par quoi ils comptent le remplacer.
À Seattle, une véritable ZAD, la Commune de Chapel Hill, a vu le jour dans un quartier du centre-ville : le commissariat de police y a été abandonné, les caméras de vidéo-surveillance démantelées. Des débats politiques y sont organisés, ainsi que des distributions de nourriture pour les pauvres ou encore une clinique gratuite.
Les racines de l’explosion
Alors que la mobilisation n’est pas terminée – même si sa phase émeutière semble endormie – et va sans doute marquer un tournant historique dans la lutte des classes au sein de la première puissance mondiale, il convient de se demander quelles sont les raisons profondes d’une telle explosion, ainsi que les perspectives qui s’annoncent pour toute une génération reprenant confiance dans la lutte collective.
Loin d’être un coup de tonnerre dans un ciel serein, cette explosion sociale en est même tout l’inverse. Car elle se produit en pleine pandémie du coronavirus, qui a littéralement mis à genoux la plus grande partie de la population, avec 115 000 mort⋅e⋅s, et un taux de chômage qui est passé de 5 à 25 % en l’espace de quatre mois, soit 43 millions d’Américain⋅e⋅s, et est annoncé à 40 % d’ici la fin de l’année. C’est la plus grave crise économique depuis la Grande Dépression des années 30, avec comme facteur aggravant, par rapport aux pays Européens, la quasi-absence de tout État social pouvant servir d’amortisseur : pas de processus de chômage partiel, peu de minimas sociaux et d’aides, pas de Sécurité Sociale permettant de se faire soigner quasi gratuitement. Un désastre social inouï.
Autre aspect, un certain renouveau de la combativité sociale, même si cela reste encore parcellaire, depuis la crise de 2008 : mouvement Occupy Wall Street en 2011, émergence de Black Lives Matter en 2014 suite aux meurtres policiers d’Eric Garner et de Mike Brown, nombreuses grèves dans l’enseignement, manifestations massives pour le contrôle des armes, marches féministes historiques ; croissance de la gauche notamment à travers les Democratic Socialists of America, le tout traduit en partie dans les campagnes de soutien à Bernie Sanders. Un⋅e américain⋅e sur deux de moins de trente ans dit croire au socialisme (même si les personnes interrogées y mettent des contenus variés) ; et tous les sondages montrent une population majoritairement acquise au mariage pour tous et toutes, au droit à l’avortement, au contrôle des armes, à la libéralisation des drogues douces, à la mise en place d’une Sécurité Sociale universelle, ainsi qu’opposée à la peine de mort.
Cette politisation accrue, ainsi que la catastrophe subie par les classes populaires des États-Unis dans leur ensemble, est la raison majeure de la grande mixité de la mobilisation actuelle, qui voit énormément de Blanc⋅he⋅s paupérisé⋅e⋅s et révolté⋅e⋅s manifester et participer aux émeutes aux côtés des Noir⋅e⋅s. On peut donc analyser ce soulèvement populaire comme une mobilisation de classe, avec les Africain⋅e⋅s-Américain⋅e⋅s comme avant-garde.
Ces différents aspects se combinent, et viennent s’ajouter à quarante ans de politiques ultra-libérales et autoritaires, dont le coup d’envoi fut donné par Ronald Reagan en 1981 : transferts massifs de richesses vers les grandes fortunes à travers les baisses d’impôts (au début des années 1970, les États-Unis étaient le pays au monde qui taxait le plus fortement les grandes fortunes, avec un taux marginal d’imposition de 97%), désindustrialisation (avec pertes afférentes des couvertures santé et retraite, qui dépendaient des conventions collectives), casse des syndicats (la grève des contrôleur⋅euse⋅s aériens de l’été 1981, avec 13 000 révocations et la dissolution pure et simple de leur syndicat par le gouvernement), abandon des services publics de santé et d’éducation. Ces politiques n’ont jamais été remises en cause par aucune administration, et toutes celles qui ont suivi celle de Reagan n’ont cessé de les approfondir – les deux mandats de Barack Obama n’ayant pas fait exception à la règle.
Ces politiques ont de plus été imposées au moyen d’une violence étatique sans freins : répression dans les quartiers pauvres (écrasement militaire du soulèvement des ghettos de Los Angeles en 1992) ; incarcérations en quantités industrielles, frappant en majorité les Noir⋅e⋅s, les Latinos et les pauvres ; peines de prison totalement disproportionnées dans le cadre de la « Guerre contre la drogue » ; militarisation à outrance de la moindre force de police : les polices municipales sont autorisées à s’équiper auprès de l’armée, ce qui amène des villes de 20 000 habitants à disposer de blindés, d’hélicoptères, de fusils d’assaut, et de troupes d’élite SWAT (équivalentes au RAID et au GIGN) mobilisées très souvent pour des petits délits. Le résultat de cette logique militariste, c’est entre 1 200 et 1 500 personnes tuées par les polices Américaines chaque année, en majorité noir⋅e⋅s et latinos.
Les mêmes politiques sont d’ailleurs à l’œuvre dans la plupart des pays occidentaux (notamment la France), mais sans commune mesure en termes d’ampleur par rapport aux États-Unis. Et le racisme systémique ronge bien sûr les institutions, notamment policières, dans bien d’autres pays. Il faut à ce sujet dénoncer l’indignation sélective et l’hypocrisie de nombreux commentateurs et de la plupart des organes de presse, notamment en France. Critiquer Trump et le racisme ayant cours dans la police aux États-Unis, c’est juste. Mais fermer les yeux sur les choix de Macron, Castaner et Didier Lallement, refuser de parler des violences policières françaises comme celles qui ont conduit à la mort d’Adama Traoré il y a bientôt quatre ans ; refuser de voir qu’en France aussi, le racisme fait système dans la police, cela montre simplement que les mêmes plumitifs et commentateurs qui s’indignent du racisme et des violences policières outre-Atlantique sont aussi les lâches complices des mêmes phénomènes barbares dans notre pays.
Il faut espérer que les belles mobilisations qui, au-delà des États-Unis, se sont tout récemment déroulées à travers le monde, pourront trouver le chemin, au-delà du nécessaire combat contre le racisme et les violences policières, de la lutte contre la barbarie capitaliste qui l’engendre et sur laquelle elle s’appuie pour diviser celles et ceux qui auraient intérêt à renverser le système.