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Contre la ligne d’ "union de la gauche", la France insoumise doit rompre avec la gauche bourgeoise pour rassembler les catégories populaires
La question de l’union de la gauche a beaucoup refait parler d’elle depuis les universités d’été des différents partis, et des intellectuels l’appellent de leurs vœux. C’est pourtant une impasse à tous égards, comme le montre du reste l’échec patent de la NUPES. C’est donc une orientation avec laquelle doit rompre la France insoumise.
Un livre stimulant de Julia Cagé et Thomas Piketty sur les rapports de force électoraux
Les économistes de gauche Julia Cagé et Thomas Piketty ont sorti un livre touffu, Une histoire du conflit politique, qui analyse, avec une masse impressionnante de données (disponibles sur un site internet dédié), l’évolution des électorats des différentes forces politiques depuis 1789. Un apport important du livre est de démontrer que ce sont des déterminants économiques et sociaux qui expliquent fondamentalement les votes, ceci plus que jamais. Alors que la droite traditionnelle a toujours eu une base populaire, ce n’est plus le cas pour le vote Macron, qui est un vote bourgeois chimiquement pur regroupant les catégories les plus aisées de la population. En revanche, l’électorat populaire se divise entre un électorat urbain, souvent locataire, qui vote beaucoup pour la gauche (en particulier pour la France insoumise) et un électorat des campagnes et des bourgs, souvent propriétaire et endetté, qui vote pour le RN. C’est la division de l’électorat populaire qui a permis la victoire du bloc bourgeois de Macron. Cagé et Piketty insistent sur les déterminants économiques du vote RN (ce qui ne veut pas dire que les ouvriers et employés qui votent RN ne soient pas imprégnés par les idées racistes du RN), alors que le vote Zemmour est un vote très bourgeois qui se fait avant tout pour des motivations racistes et identitaires.
Unité de la gauche ou rupture avec la gauche bourgeoise ?
Cagé et Piketty insistent à juste titre sur la nécessité d’apporter des réponses aux préoccupations des catégories populaires qui votent RN, mais qui ne sont pas définitivement perdues pour le mouvement ouvrier. Cela rejoint une préoccupation de François Ruffin de disputer la « France périphérique », celle des gilets jaunes, au RN. Mais Cagé et Piketty estiment qu’est en cours une reconfiguration du champ politique en deux blocs, un bloc de droite, libéral nationaliste allant du macronisme à l’extrême droite, opposé à un bloc de gauche, qu’ils appellent de leurs vœux. Dans le même sens, Ruffin ou Autain, désormais clairement l’aile droite de la France insoumise, veulent à tout prix une unité de la gauche pour battre la macronisme et l’extrême-droite. La position de Mélenchon et de son proche entourage semble plus consciente du caractère anti-populaire des partis « social-démocrates » (en vérité tout simplement libéraux) de la NUPES, mais ils restent attachés à l’objectif d’union de la gauche pour des raisons tactiques et électorales. Dans une interview à BFM TV, Mélenchon déclarait ainsi à très juste titre : « Je ne fais pas la Nupes parce que j'aime les autres, je ne les aime pas. Non, non. Je considère que la ligne politique qu'ils ont choisie, ils l'ont fait volontairement. Une écologie qui n'est pas anticapitaliste, pour moi c'est du jardinage. Le socialisme qui ne met pas en cause le capitalisme, c'est mignon. Et le communisme qui ne se donne pas comme objectif une révolution socialiste, je me demande ce que c'est » ; il n’en tirait pourtant pas les conclusions qui devraient évidemment s’imposer, et expliquait qu’il fallait malgré tout se battre pour l’union de la gauche, « pas parce qu'on s'aime mais parce que c'est nécessaire ; et si on aime le peuple, si on se dévoue à lui, alors on fait l'union parce qu'on peut battre tous les autres ».
Il y a pourtant une contradiction objective entre la reconquête des catégories populaires et la stratégie de l’Union de la gauche. Le PS et EELV sont des partis bourgeois qui sont massivement rejetés – à juste titre – par les travailleurs et les travailleuses les plus exploité-e-s. Ils ont accepté un programme qui n’est pas le leur en 2022 par calcul électoral, mais ils ne peuvent en aucun cas être des alliés si l’objectif est bien de rompre avec les politiques néolibérales en vigueur partout en Europe. Il est flagrant de constater que sur tous les sujets de ces dernières semaines (violences policières, interdiction de l’abaya, projet de loi immigration, positionnement par rapport à l’accord des « partenaires sociaux » sur la promotion de la participation et de l’intéressement…), il y avait d’un côté la France insoumise qui se tenait du bon côté de la barricade, et de l’autre le PS et EELV qui étaient le plus souvent de l’autre côté. Même pour une mobilisation aussi large que celle du 23 septembre contre les violences policières, le PS et le PCF ont refusé de s’y associer, rejetant même l’expression de « violences policières ». Quant au PCF, il ne s’agit pas d’un parti bourgeois, mais la direction actuelle du PCF (qu’on pourrait qualifier de post-stalinienne dégénérée) multiplie les prises de position ouvertement réactionnaires (sur les violences policières, l’interdiction de l’abaya...) et même les clins d’oeil complices à l’égard de la gauche la plus répugnante (Cazeneuve) et même de la macronie. En témoigne par exemple le débat amical à la fête de l’Humanité entre Roussel et Philippe, où Roussel a osé dire que l’éborgneur Philippe était un homme de dialogue qui avait bien gouverné pendant le Covid grâce à son art de la concertation. Au cours de cet entretien, Roussel a tenu par exemple à expliquer que s’il était président (sic), il serait bien sûr « responsable » et donc qu’il rembourserait toute la dette publique aux créanciers… Ces derniers jours, le pitre Roussel a voulu jouer au radical en appelant à « envahir » les préfectures, puis il a fait piteusement marche arrière à la fête de l’Humanité devant Edouard Philippe. La coqueluche de gauche préférée des médias réactionnaires n’a rien de sérieux à proposer aux catégories populaires : il apparaît de plus en plus comme un troll qui amuse le bourgeois.
La France insoumise a fait une grave erreur en scellant un accord avec les partis de la gauche bourgeoise en 2022, ce qui leur a par ailleurs permis de se relancer alors qu’ils auraient pu être durablement affaiblis et expulsés de l’assemblée nationale. Aujourd’hui, il est catastrophique que des cadres de la France insoumise, comme Manon Aubry (pressentie pour être la tête de liste de la FI aux élections européennes), expliquent que la France insoumise est d’accord sur tout ou presque avec le PS et EELV, et que le choix entre Tondelier et Aubry reviendrait à choisir une « blonde » et une « brune » qui ont le même programme.
Il est temps aujourd’hui de faire le constat que, comme nous l’avions prévu dès le début, la NUPES ne crée aucune dynamique dans les catégories populaires. En outre, malgré la volonté de la France insoumise, il y a très peu de cadres militants « NUPES » à la base, tout simplement parce que les militants PS, EELV ou PCF, n’en veulent pas. C’est une erreur de s’entêter dans une démarche unitaire alors que les désaccords sur les sujets fondamentaux se multiplient. La France insoumise n’a pas besoin de ces partis pour espérer gagner les élections. C’est même tout l’inverse. Un récent sondage donne Mélenchon au second tour de la présidentielle face à Le Pen dans 7 scénarios sur 8, malgré la présence de candidats PS, PCF et EELV. Ce dont a besoin la France insoumise, c’est de rompre avec cette gauche bourgeoise, et de s’ouvrir largement aux quartiers populaires, aux gilets jaunes sur la base d’un programme radical de rupture avec l’ordre établi, en transformant en profondeur son mode de fonctionnement pour que chacun et chacune y trouve sa place. Dans un débat à la fête de l’Humanité, Mélenchon a indiqué qu’il aimerait bien aller plus loin que le programme de la NUPES, mais qu’il voulait être plus unitaire que les autres. Il a avancé la perspective de la nationalisation de secteurs stratégiques, comme Total, articulée à la mobilisation des travailleurs dans les entreprises. Ce sont des éléments intéressants, mais il faudrait que la France insoumise se transforme en un véritable parti démocratique, reconnaissant le droit de tendance, et permettant à chaque militant.e d’avoir des cadres de discussion et de décision pour vraiment peser sur la ligne du parti. Bref, faire le pari de l’auto-organisation pour construire un véritable parti des travailleurs et des travailleuses capable d’affronter les forces organisées de la bourgeoisie et de conquérir le pouvoir politique.