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    Les bombardements aériens en Syrie et le Rojava (Kurdistan syrien)

    La Russie est entrée dans la valse des bombardements aériens en Syrie, comme la coalition dirigée par les États-Unis avant elle. Mais que penser de leur efficacité et de leur but ? Les médias occidentaux aiment répéter sur toutes les ondes que c'est « grâce » aux bombardements que les Kurdes avancent en Syrie contre Daech. Histoire d'une manipulation médiatique.

    Le rôle militaire des bombardements aériens, c'est quoi ?

    Dans l'histoire militaire, le rôle essentiel de la domination de l'espace aérien a réellement pris son essor pendant la seconde guerre mondiale. Pendant la première guerre mondiale, l'aviation militaire avait surtout un rôle de reconnaissance, fort efficace par ailleurs, alors que la deuxième guerre mondiale en fit un enjeu central. Elle fut utilisée comme un moyen logistique majeur, par l'intermédiaire de ponts aériens, parfois vitaux comme pour la Wehrmacht à Stalingrad qui une fois le pont aérien coupé fut promise à une défaite certaine. La force aérienne fut également utilisée pour larguer massivement des hommes derrière les lignes de front, dans l'objectif de perturber le ravitaillement adverse et désorganiser les troupes ennemies en vue de la préparation d'un assaut massif. Elle eut également un important rôle défensif contre l'aviation adverse afin de protéger les troupes aux sols ou au contraire pour harceler. Enfin, il y avait les bombardements contre les troupes aux sols qui nous intéressent particulièrement ici.

    Pendant la seconde guerre mondiale, il faut distinguer deux types de bombardements au sol : les massifs et les ciblés. Les massifs consistent à bombarder avec une grande quantité de bombes au moyen d'avions de type B-24, ancêtres des célèbres forteresses volantes B-52, avec lesquels on submerge d'explosifs des positions ennemies. Cette méthode est fort imprécise et très coûteuse et elle est rarement employée de nos jours. Par contre les avions procédant à des attaques ciblées étaient les véritables rois du champ de bataille. Le meilleur exemple de cela est le chasseur-bombardier IL-2 de conception soviétique. Surnommé « La Mort Noire » par les Allemands, avec ses canons 23 millimètres, il transportait en théorie jusqu’à 400 kg de bombes. L'IL-2 fit de véritables miracles aussi bien dans la destruction d'unités d’infanterie que dans la chasse aux véhicules blindés, en particulier les chars lourds peu mobiles.

    Le rôle de l'aviation pour la coalition menée par les États-Unis contre Daech est essentiellement, à quelques exception près, un rôle d'attaque aux sols des positions ennemies. C'est également le cas des Russes pour le moment. Les seuls qui utilisent leur aviation pour un ravitaillement décisif est le régime syrien qui maintient des ponts aériens avec ses positions isolées sur son territoire, comme par exemple à Deir-Ezzor.

    Mais dans le cadre des attaques aux sols, il ne s'agit pas de détruire pour détruire. Le rôle d'une destruction de force ennemies est complexe dans le cadre du théâtre des opérations. L'aviation ne sert à rien (ou presque) si elle n'a pas des points d’appuis solides au sol.

    Le rôle militaire des attaques aux sols par les avions de la coalition s'articule en plusieurs points. Encore une fois il ne s'agit pas de détruire pour détruire mais de permettre à des troupes d'avancer sur le terrain de plusieurs manières:

    Pourquoi cibler les responsables de Daech?

    Il est question ici de chaînes de commandement. Cibler des chefs et les tuer par des bombardements aériens nécessitent un bon réseau de renseignements par des vols de reconnaissance et des sources locales bien informées souvent difficiles à obtenir sans appuis locaux. Ces frappes sont très efficaces quand il s'agit de perturber la chaîne de commandement. Concrètement lors d'un assaut ou d'une contre-offensive, quand les sous-officiers attendent des ordres du chef et que celui-ci vient d'être pulvérisé par une frappe, ils peuvent attendre longtemps et les opérations s'en trouvent directement affectées. La perte d'un chef militaire s'accompagne également d'une perte d'un certain savoir faire militaire et d'une démoralisation des troupes. Ce type de frappes trouve ses limites dans le fait qu'un nouveau chef remplacera rapidement le dernier et que la chaîne de commandement sera vite rétabli. Cela a un effet immédiat sur un front à court terme mais n'a que peu d'incidence à long terme.

    Pourquoi cibler les routes, les entrepôts de munitions et de carburant ?

    Il est question de logistique. Il s'agit ici de perturber à la fois les capacités de ravitaillement d'un adversaire ainsi que sa mobilité sur le front. Ces frappes sont d'une extrême efficacité contre une armée conventionnelle qui demande un ravitaillement constant de grandes quantités de munitions et carburant par des axes routiers majeurs. L'autonomie d'une armée conventionnelle est l'une des clés d'une victoire militaire ; pendant la seconde guerre mondiale, c'est ce qui participât grandement à la défaite de la Wehrmacht: Elle alignait sur le champ de bataille des monstres d'acier à la capacité de destruction impressionnante mais qui demandaient des ressources considérables ; et le résultat fut sans appel : dès que les lignes de ravitaillement ont été coupées, la Wehrmacht s'est retrouvée avec d'immenses boîtes de conserve inutilisables par manque de munitions et surtout de carburant. C'est ainsi qu'elle abandonna beaucoup de véhicules blindés lourds en arrière des lignes de front, ceux-ci étant devenus rapidement inutilisables. Pire, le moindre problème dans le mécanisme des machines de guerre était difficilement réparable au vu de la complexité des machines contrairement aux T-34 soviétiques ou aux Shermans américains construits dans le but d'être facilement réparables et entretenus sur la ligne de front. Bien qu'en terme de rapport de force sur le papier certains chasseurs de chars allemand comme l’Éléfant pouvaient faire des carnages records, ces mêmes Elefant étaient très difficiles à remplacer ou à réparer en comparaison des chars adverses.

    Par conséquent, il est crucial dans toute stratégie militaire de prendre en compte sa propre logistique et celle de son adversaire pour arracher la victoire. Mais quelle est la portée les bombardements de la coalition sur Daech ? Car il ne s'agit pas tout à fait d'une armée conventionnelle mais d'une armée qui oscille entre tactique de guérilla et tactique conventionnelle. Juste avant la bataille de Kobané qui débuta en septembre 2014, Daech, fort de sa victoire de Mossoul, adopta une structure d'armée plus conventionnelle avec des chars lourds capturés et une artillerie lourde volée, les anciens officiers baasistes de Daech étant particulièrement coutumiers de ce type d'armée. Cela était fort nouveau pour l'organisation, le mouvement djihadiste étant grandement structuré sur une base de guérilla depuis ses origines. A l'approche des bombardements, l'organisation n’eut aucun mal à se remettre à ses anciennes tactiques de guérilla beaucoup moins coûteuses en logistique : dispersion des armes et du carburant en de plus petit stocks, forte autonomie des unités tactiques d'infanterie pouvant opérer longuement sans ravitaillement, cantonnement du matériel lourd à des sorties ciblées et rapides, déplacement en petites unités mobiles et véhicules légers. Toutes ces mesures n'empêchent pas les dégâts mais les réduisent fortement. Il faut savoir qu'un missile guidé de dernière génération des États-Unis est très coûteux comparé aux cibles potentielles le plus souvent en ligne de mire : par exemple une petite unité tactique de djihadistes sous équipés dans un pauvre pick-up à moitié chargé de munitions. La rentabilité des actions de bombardements s'en trouve très réduite.

    En conclusion, la perturbation de la chaîne logistique garde une certaine efficacité mais reste limitée face à une armée structurée en guérilla par un éparpillement des forces offensives qui privilégie le harcèlement et l'épuisement de l'adversaire. Ainsi une fois de plus l'action de perturbation de la chaîne logistique retrouve un sens que si des troupes aux sols avancent au moment de la désorganisation entraînée par des bombardements. Par exemple en bloquant l'arrivée de renfort ou de munitions au moment opportun sur le théâtre des opérations.

    Pourquoi cibler les véhicules blindés et de soutien ?

    La question peut paraître stupide mais elle ne l'est pas, loin de là. Détruire une unité blindée repérée par un vol de reconnaissance dans un garage c'est bien, mais le faire en coordination dans le cadre d'un assaut c'est beaucoup mieux. Exemple simple : si vous détruisez un char dans son garage en cours de réparation, vous privez l'ennemi d'un futur char opérationnel. Si vous le faites au moment où celui-ci est utilisé comme force de frappe principale d'un assaut, vous détruisez le potentiel offensif d'une attaque, désorganisez les troupes qui ont construit leur attaque autour de l'appui blindé et en plus vous l'exposez à une contre-attaque de l'adversaire qui peut être particulièrement meurtrière puisque la désorganisation qui règne au sein des troupes ne permet pas une défense optimale. Ainsi on en revient toujours aux troupes au sols qui ont le véritable rôle décisif : elles devront avoir la capacité de profiter de la perturbation orchestrée par les frappes pour tenter une percée ou consolider leur position selon les circonstances. Les frappes contre les véhicules blindés n'ont un véritable intérêt que quand elles sont dirigées en coordination avec de l'infanterie.

    Maintenant que nous avons acquis des bases communes de l'intérêt des frappes aux sols, nous allons l'étudier dans le cadre du théâtre de guerre syrien.

    Les bombardements de la coalition et la question kurde

    Nous voilà au cœur du sujet, quelle a été l'importance des frappes de la coalition dans la guerre que mènent nos amis kurdes du Rojava contre Daech ? A entendre les médias occidentaux, en premier lieu le journal Le Monde, c'est « grâce » aux frappes de la coalition que les milices kurdes des YPG/YPJ (unité de défense du peuple/ unité de défense des femmes), principales milices du Rojava composées par une majorité de Kurdes dont 40% de femmes, ont pu avancer, que Kobané a été sauvé et que d'importants gains ont été accomplis ces derniers mois. Est-ce si vrai ?

    Revenons en arrière. Les YPG/YPJ luttaient héroïquement seuls, depuis la révolution du 19 juillet 2012, contre le régime, l'ASL (Armée Syrienne Libre), les milices islamistes, le front Al-Nosra (affilié à Al-Qaïda) et Daech. Les YPG/YPJ luttaient contre tous ces mouvement en même temps pendant certaines périodes, comme en 2013. Ils ont enchaîné de nombreuses victoires pour quelques rares défaites, alors qu'ils étaient en sous-nombres, sous-équipés, soutenus par aucun État contrairement à tous leurs adversaires sans exception et sous blocus total de la Turquie et de leurs voisins kurdes, les Peshmerga du PDK irakien. J'avais déjà fait état de leur extraordinaire talent militaire dans un long dossier, Sur la situation révolutionnaire du Rojava :

    http://tendanceclaire.npa.free.fr/article.php?id=669

    Jusqu'en octobre 2014, les Kurdes n'avaient jamais reçu le moindre soutien d'une puissance étrangère quelle qu’elle soit. Ils luttaient seul-e-s contre tous et pourtant ils gagnaient et tenaient fermement leur position alors même que l’État islamique avait déjà reçu son armement lourd. J'en veux pour preuve la première bataille de Kobané en juillet 2014, où sans l'aide d'un seul avion de la coalition, les YPG/YPJ ont infligé une première défaite à Daech qui perdit des centaines d'hommes, du précieux matériel lourd et utilisa à mauvais escient son artillerie lourde nouvellement acquise par exemple par le bombardement de deux villages kurdes avec plus de 3 000 obus...

    Par conséquent est-ce l'intervention de la coalition ou la stratégie kurde qui a payé à Kobané ?

    Quand Daech réorganisa ses troupes pendant le mois d’août et attaqua les bases de l'armée syrienne de la brigade 93, de la division 17 et de l’aéroport de Tabqa, l’état major des YPG/YPJ se retrouva devant un dilemme de taille : comment stopper une armée en surnombre, suréquipée et dont la mutation en armée conventionnelle ne fait plus de doute ? Il s'agissait pour l'organisation militaire des YPG/YPJ, habituée aux luttes de guérilla, de trouver la stratégie qui permettrait de prendre l'avantage avec les maigres moyens à disposition. Et les YPG/YPJ ont décidé de mettre en place un plan qui s’appuie principalement sur les trois facteurs à leur disposition :

    1. Il fallait que Daech pense que les YPG/YPJ étaient faibles, exposés et démoralisés, que la victoire leur serait facile à obtenir. Dans le but de pousser Daech à mettre toute des forces dans la bataille, en vue d'une victoire qu'il pensait à porter de main.

    2. Il fallait un terrain favorable à l'armement des YPG/YPJ principalement composé d'AK-74, de RPG-7 et de PKM. La portée efficace de ces armes étant d'environ 300 mètres, il fallait un terrain qui oblige Daech à venir au corps à corps. La campagne rurale dégagée de Kobané favorisant largement les armes à longue portée comme les chars et l'artillerie lourde dont Daech était équipé. Ce furent donc les Kurdes qui avaient déjà choisi en amont le champ de bataille, l'espace urbain de Kobané, largement fortifié en préparation d'un assaut massif. En ville, les lignes de vue des chars se voient vite obstruées les obligeant à se rapprocher de leur cible, et les lignes de vue de l'artillerie se voient rapidement gênées par des bâtiments réduisant fortement leur efficacité.

    3. Dans une situation d'une extrême violence, il fallait compter sur des hommes et des femmes pouvant supporter de violents chocs moraux, des affrontements lourds et interminables. Les YPG/YPJ ont largement renforcé leur effectif en amont de la bataille et ont créé une véritable armée de partisans prête à tout pour un idéal, le confédéralisme démocratique et pour protéger leur terre : le Kurdistan.

    La grande bataille de Kobané commence donc réellement dès juillet, quand les YPG/YPJ anticipant un assaut de masse ont fait venir de nombreux renforts du Kurdistan Nord, au moins 1 100 hommes et femmes, probablement beaucoup plus. On a les traces d'un passage de 800 personnes et un autre de 300, filmés par les intéressés eux-mêmes. Il y eut beaucoup d'autres passages plus discrets. On sait que pendant l'offensive de septembre, 1 500 YPG/YPJ ont traversé la frontière, certains faisaient l'aller-retour car ils avaient accompagné leur famille jusqu'en Turquie et revenaient. Avant ce renforcement, les YPG/YPJ protégeaient un canton habité par environ 400 000 habitants en comptant les réfugiés (200 000 habitants avant la guerre). Il n'est pas exagéré de penser qu'au minimum 2 000 hommes et femmes protégeaient le canton avant ce renforcement. Il faut ajouter à cela une force de police de plusieurs centaines d'individus largement habitués au maniement des armes. Juste avant que Daech ne rentre dans la ville, l’état major des YPG/YPJ avait organisé des milices urbaines par quartiers, elles aussi composées de centaines d'individus.

    On peut estimer les forces armées kurdes à au moins 4 000 – 5 000 avant que Daech ne pénètre dans la ville. Plusieurs centaines étaient des vétérans de plus de 2 ans de guerre pour le Rojava, d'autres avaient servi dans la guérilla du PKK pendant des années. Les officiers étaient pour la plupart dans ce cas là. Ainsi les YPG/YPJ pouvaient compter sur une force de frappe déterminée, idéologiquement acquise et expérimentée.

    La phase du plan qui consistait à faire croire à Daech qu'il était tout puissant fut simple à mettre en œuvre. Les YPG/YPJ mirent en place un repli bien ordonné et organisé de leur position jusque dans les alentours de Kobané. D’ailleurs ils purent évacuer la population sans encombre laissant peu de civils derrière eux, organisant de nombreuses embuscades très meurtrières. Mais Daech y vit une preuve de la faiblesse des Kurdes face à une avancée qui était facile dans des terres où d'habitude le moindre mètre gagné était une épreuve difficile. Il crut à une victoire facile face à des troupes qui fuyaient visiblement le champ de bataille. L'organisation djihadiste prit confiance surtout que pour eux un scénario à la Mossoul se dessinait. Un scénario où l'armée adverse fuit dans la débandade, ce qui a conduit Daech à tomber dans le panneau. Une partie de la réponse se trouve dans l'idéologie de cette organisation qui est complètement persuadée de sa suprématie. Surtout qu'après la victoire de Mossoul, l'organisation se sentait pousser des ailes. Mais ce ne sont pas les seules à tomber dans le piège... les états major occidentaux, persuadés eux aussi de leur supériorité, vont marcher les yeux fermés dans le piège tendu.

    L'organisation djihadiste enregistra dès les premier jours de combat des pertes ahurissantes. Ce que je viens d'écrire ici sur la bataille de Kobané est en réalité un récapitulatif d'un article publié le 13 octobre 2014, intitulé Notes politico-militaire sur la bataille de Kobani1 sur le site de la tendance CLAIRE du NPA (article republié sur le site de Médiapart le 19 octobre sous le titre La stratégie des Kurdes à Kobané). Alors qu'au 13 octobre tous les états-majors du monde entier avaient analysé une défaite prochaine des Kurdes à Kobané, j'avais entrevu une victoire des YPG/YPJ. Par contre je m'étais gardé de donner un avis approfondi sur les frappes de la coalition.

    Il est clair qu'au début les frappes de la coalition n'ont eu qu'un effet marginal dans les premières semaines de la bataille. Pour plusieurs raisons : la première est que ces frappes ont avant tout eu lieu à cause de la concentration de troupes excessives. Les bombardiers tiraient dans le tas sans véritable stratégie ou tactique derrière. Les première frappes n'étaient pas coordonnées avec les Kurdes ce qui avait pour effet d'avoir presque aucune efficacité sur le terrain. Les Kurdes ne pouvant pas saisir le moment opportun pour contre attaquer. Pire encore, le manque de renseignement local et de vol de reconnaissance de la coalition avaient pour effet de cibler de mauvaises cibles. Les Kurdes avaient multiplié les déclarations en septembre et octobre pour expliquer que pendant que la coalition balançait des bombes de plusieurs mégatonnes sur des pick-up, les chars lourds continuaient leur besogne sans crainte. Autant dire que dans les premières semaines de la bataille l'intervention de la coalition, en particulier américaine qui assurait la quasi-totalité des frappes, étaient une véritable catastrophe.

    De plus, l'état major des États-Unis était persuadé que la ville n'en avait plus que pour quelques semaines voire quelques jours avant que Daech en prenne totalement le contrôle. Il est également à noter que sa principale source de renseignement dans la région que constituait le principal membre de l'OTAN, la Turquie, n'était pas très pressée de bien renseigner les bombardiers de la coalition au vu du fait que la Turquie a tout fait pour contribuer à la chute de la ville : blocus presque total sur la ville et soutien militaire avéré à Daech à qui elle a livré armes et munitions à même pas 50 kilomètres du champ de bataille. De plus la Turquie considérant les YPG/YPJ comme une organisation terroriste a probablement dû faire pression sur son allié américain pour qu'il limite les frappes comme le trahissent certaines déclarations d'Erdogan où il se plaint que le gros des frappes contre Daech se concentre sur Kobané pour sauver « seulement 2 000 combattants Kurdes », ce qui montre par ailleurs que lui aussi se raconte des histoires sur la véritable situation militaire sur le terrain, berné par nos fameux Kurdes.

    Ces différents éléments vont retarder considérablement la coopération entre Kurdes et Américains, qui jusqu'à présent assimilent les milices kurdes syriennes liées au PKK à des terroristes. Mais la force des événements va pousser deux mondes complètement différents et opposés à collaborer. Il s'agissait pour les États-Unis d'améliorer l’efficacité de leurs frappes en vue d'affaiblir un maximum Daech avant que la ville tombe et il s'agissait pour les Kurdes d'obtenir un apport tactique inattendu.

    Dans les premières heures de la collaboration en octobre, les choses étaient loin d'être au point. Les déclarations kurdes qui font état des résultats lors des premières semaines de collaboration sont peu satisfaisantes. Les premières frappes coordonnées arrivent des heures après que les Kurdes transmettent les positions à la coalition. Entre temps les lignes de front avaient souvent bougé. Pire Daech commença à reprendre ses habitudes de guérilla augmentant son potentiel de mobilité sur la ligne de front. Ainsi les positions que bombardait la coalition se retrouvait souvent vidées de leur potentiel militaire.

    Le véritable tournant commença en Novembre. L'arrivée des Peshmergas (grand allié des États-Unis dans la région et adversaire déclaré des Kurdes syriens) et de leur matériel lourd changea l'opinion de l’État-major de la coalition, qui devenait celle-ci : les Kurdes sont probablement très affaiblis par les combats et sont sans doute juste en capacité de tenir la ville. C'est-à-dire qu'il analysait que les Kurdes avaient perdu toute capacité offensive réelle mais avaient gardé suffisamment de forces pour maintenir des lignes de front stable. Par conséquent voyant une coopération plus longue que prévu, l’état major renforça véritablement sa coopération avec les YPG/YPJ.

    A partir de ce moment seulement, c'est à dire en novembre, les frappes prennent de l'importance :

    - En octobre, elles avaient changé un peu la donne en commençant à détruire l'artillerie lourde de l’État islamique et en cassant certains assauts par la destruction de positions nouvellement acquises contre les Kurdes. D’ailleurs c'est ce qu'avoue l'accompagnateur de Martin Weill au Petit Journal lors de sa visite à Kobané : la destruction de l'artillerie lourde de Daech permit aux Kurdes de respirer.

    - En novembre, la coopération réelle prend son essor car l’état major se rend compte que les Kurdes tiennent bon contrairement à leur prédiction. La coalition pilonne massivement les routes de ravitaillement des djihadistes poussant ces derniers à réduire leurs ravitaillements en utilisant de simples mobylettes. Daech se retrouvât obligé de rétablir des méthodes de guérilla dont l'organisation avait l'habitude diminuant son potentiel offensif. La marque de cela fut l'impuissance à partir de ce moment à mener véritablement des assauts efficaces. Daech réagit en multipliant les attentats suicides dans l'espoir de faire plier les lignes de défense kurdes, qui atteignirent des niveaux d'une importance jamais vue : au final, il y en eut plusieurs dizaines durant la bataille (environ 70 en tout si ma mémoire est bonne).

    -Les mois qui suivirent, les frappes de la coalition étaient suivies d'offensives kurdes meurtrières qui profitaient de la désorganisation occasionnée par les frappes pour porter des attaques meurtrières dans les rangs ennemis.

    En conclusion :

    Ces aspects de la bataille sont d'ordre tactique et non stratégique. Les Kurdes arrivaient largement à tenir leurs positions même sans l'intervention des frappes aériennes. Les tactiques de guérilla urbaine qu'employaient les YPG/YPJ où ils laissaient Daech lancer ses assauts de jour, les exposant à des tirs violents et les contre-offensives nocturnes des YPG/YPJ qui connaissaient par cœur le terrain furent la véritable clé du succès tactique de Kobané. Pour les plus sceptiques d'entre vous, je vous recommande cette article d'un ancien élève de Saint-Cyr : Syrie : pourquoi la bataille de Kobané ne fait que commencer2. Il est décrit que dans le cadre d'un assaut urbain il faut une force 6 à 10 fois supérieur en nombre, et ce même avec des moyens militaires bien supérieurs, pour espérer arracher la victoire à son adversaire. Par conséquent les YPG/YPJ pouvant compter sur 4 000 à 5 000 hommes et femmes en armes et Daech n'ayant mobilisé au maximum que 10 000 hommes dans le meilleur des cas était déjà condamné avant même le début de la bataille, cela faisant au mieux un ratio de 1 contre 2,5, bien loin des 1 contre 6 requis dans le cadre d'une bataille classique. Et ce même si les combattants kurdes n'avaient était que 2 000 (ce qui n'est pas le cas) le ratio est de 1 contre 5, une fois de plus inférieur au minimum requis. Daech était galvanisé par sa victoire de Mossoul et aveuglé par sa pseudo-supériorité technologique, numérique et militaire. Par conséquent le seule véritable rôle des bombardements aériens fut d'épargner des vies de combattants des YPG/YPJ et de réduire le temps nécessaire à la reconquête de la ville. Rien de plus, rien de moins.

    Les bombardements de la coalition et la prise de Tall Abyad

    Une fois de plus, nous avons droit au battage médiatique sur le fait que les troupes des YPG/YPJ et leurs alliées avancent sur Daech "grâce" aux bombardements de la coalition. En mai-juin dernier nous y avons eu droit avec la prise de Tall Abyad. Cependant dans une reportage de France info intitulé "Mercenaires: des idéalistes contre Daesh"3. Un ancien militaire allemand qui a rejoint les YPG témoigne d'une façon limpide de l’efficacité des frappes aériennes en plein milieu d'une offensive contre Daech précédant l'attaque de Tall Abyad par les YPG/YPJ. A 26 minute et 30 sec:

    la voix off : "les avions de la coalition survole la zone. Ici, on les appellent du noms du président américain"

    un combattant : "c'est Obama! C'est Obama!"

    le journaliste au combattant allemand : "ils attendent les avions?"

    le combattant allemand : "Peut-être, ils sont jamais au courant"

    Le journaliste : "ça les aide beaucoup ? Les attaques aériennes, elles aident beaucoup les combats sur le terrain, non ?"

    Le combattant allemand (gêné) : "ça dépend, quand vous avez un contrôle aérien, un JTAG, ou quelque chose comme ça alors oui ça aide beaucoup. Mais les frappes aériennes, je dirais que les frappes aériennes, pour la plupart, ne sont pas très efficaces. Parce qu'elles ne sont pas assez précises pour détruire le plus important comme les mortiers, l'artillerie lourde, les tanks, les véhicules blindés etc... Mais il y a un aspect très positif, c'est bon pour le moral ! Quand ils entendent les avions ils sont tous très excités"

    C'est un aveu d’inefficacité frappant. En plus du fait que ce n'est pas un média qui est a priori critique de ces frappes. Cela est tellement ridicule qu'il cherche une utilité aux avions de la coalition...

    Une fois de plus on se rend bien compte que les bombardements de la coalition ont joué un rôle militaire mineur et limité. Le vrai fer de lance des avancées kurdes sont les milices des YPG/YPJ et leur système politique du confédéralisme démocratique est, à l'heure actuelle, la meilleur alternative politique d'envergure au Moyen Orient.

    Les enjeux politiques

    Maintenant nous allons nous pencher sur les implications politiques des différentes frappes aériennes vis à vis du Rojava dans la situation actuelle notamment par la nouveauté des frappes russes.

    - Les frappes russes et le Rojava. Saleh Muslim, co-président des trois cantons du Rojava et membre du PYD (Parti de l'Union Démocratique, principale parti kurde syrien est assez hégémonique) a accueilli avec une certaine satisfaction les frappes russes. Certains lui reprocheront mais ses raisons sont très pragmatiques. Les frappes russes visent principalement des groupes islamistes ou djihadistes qui ont maintes fois attaqué les Kurdes par le passé et encore aujourd'hui dans le canton d'Efrin et dans le quartier de Sheikh Massoud où des groupes de l'ASL viennent de déclarer leur ralliement militaire au front Al-Nosra contre les Kurdes du "PKK"4. Ainsi ces frappes affaiblissent leurs adversaires déclarés. De plus d'un point de vue politique, le renforcement de la présence militaire russe entrave de plus en plus le projet de zone tampon tant vanté par la Turquie dont l'objectif est d'occuper, de fait, militairement une partie du Rojava et d'empêcher la réunification des trois cantons. Il est de notoriété publique que les relations diplomatique entre la Russie et la Turquie sont glaciales. Ainsi cela éloigne le spectre d'une invasion militaire par la Turquie du Rojava. Il en est de même pour les frappes aériennes du régime

    - Les frappes de la coalition, ont un rôle militaire mineur mais un rôle politique majeur. Suite au soutien militaire qu'a porté la coalition aux YPG/YPJ, celle-ci s'est attribuée presque tout le prestige de ces victoires alors qu'elle y a joué un rôle secondaire. Mais l'effet pervers de cette politique médiatique du "grâce" est qu'ils sont obligés de reconnaître que les Kurdes sont leurs alliés militaires. Pire les YPG/YPJ sont les seuls qui enregistrent de véritables succès ! Pendant que l'armée irakienne composée de centaines de milliers d'hommes, suréquipés et soutenus par des frappes aérienne intensives peine à arracher la victoire à Tikrit et s’effondre à Ramadi, les Kurdes syriens avancent efficacement. Depuis la bataille de Kobané où ils étaient censés être affaiblis (preuve de plus que les YPG/YPJ ont littéralement berné les états-majors du monde entier), ils enregistrent un nombre de victoires impressionnant et ils ont plus que doublé le territoire qu'ils contrôlaient par rapport aux territoires qu'ils contrôlaient avant la bataille de Kobané. D’ailleurs les cartes parlent d'elle mêmes. Leurs effectifs ont également bondi.

    Ainsi les lignes bougent dans la région. Les États-Unis sont obligés de collaborer avec la branche du PKK syrienne, le PYD. Ils multiplient les déclarations de soutien au PYD qu'ils ne considèrent pas comme une organisation terroriste au grand dam de la Turquie qui se retrouve de plus en plus isolée dans son acharnement contre les Kurdes. D'autant plus que la Turquie a perdu en importance pour l'OTAN depuis la signature de l'accord entre l'Iran et les États-Unis. Récemment, les États-Unis ont déclaré qu'ils allaient armer les Kurdes syriens par l'intermédiaire des Kurdes irakiens. Traduire : ils vont fournir des armes au compte-gouttes par l'intermédiaire de leurs concurrents d'Irak. Mais cela est un changement majeur dans l'espoir de l'émergence d'un Kurdistan véritablement libre et autonome. Les États-Unis étant pris à leur propre jeu médiatique de leur lutte effrénée contre Daech. organisation largement soutenue par leur allié turc et dont ils se moquaient bien jusqu’à la chute de Mossoul, jusqu'à que cette organisation menace leur intérêt politique, militaire et bien sûr économique en Irak.

    Les enseignements politico-militaires des frappes aériennes

    Je pense qu'il y a deux enseignements majeurs à tirer, un concernant les Kurdes syriens, l'autre pour les militants politiques français et européens:

    1) Il est important de surveiller l'évolution des relations entre la branche syrienne du PKK, le PYD et les États occidentaux en particulier les États-Unis. Pourquoi ? Parce que l'évolution de leur relation peut menacer sous deux angles la révolution en cours au Rojava. La première est la menace que représente la mainmise des impérialismes occidentaux sur le Rojava, ceux-ci faisant pression sur les Kurdes syriens par l'intermédiaire de promesses d'armement. Car ce qui manque cruellement au Rojava c'est du matériel lourd ou sophistiqué. Il faudra faire attention à ce que ce chantage ne se retourne par contre le Rojava. Déjà Saleh Muslim est venu deux fois en France. Ce dernier a affirmé que la France avait promis de l'aider. Pourtant l'aide tant espérée n'arrive toujours pas. Ces mêmes impérialismes qui font miroiter des armes aux Kurdes peuvent rapidement se retourner contre eux et l'histoire est truffée d'exemples de trahisons depuis les accords secrets de Syke-Picot. La ligne est simple : quand il s'agit du PKK les impérialismes laissent carte blanche à la Turquie pour réprimer le mouvement kurde dans son ensemble. Dans les Chroniques Du Kurdistan, je décris la boucherie mise en œuvre actuellement par Erdogan en Turquie dirigé contre les Kurdes. Ainsi l'équilibre des faveurs occidentale et fragile et peut rapidement tourner au vinaigre.

    Pour le moment, le PYD a bien manœuvré, par pragmatisme, pour éviter une brouille diplomatique avec ces alliés militaires fragiles qui préféreraient mille fois avoir à faire à des brigades de l'ASL bien plus enclines à signer des contrats pétroliers et commerciaux en cas de victoire de la rébellion comme la Libye nous l'a bien montré.

    2) Depuis des mois j'entends un discours problématique dans la gauche révolutionnaire française, et pas seulement. Celui-ci a largement intégré l'idée que c'est grâce aux bombardements de la coalition que les Kurdes ont gagné à Kobané. Cette réalité dénote bien notre faiblesse actuelle face à la société du spectacle. La marchandise fétichisée ayant pris le contrôle de nos esprits critiques beaucoup d'entre nous avons dit Amen à cette doxa médiatique s'appuyant sur peu d’éléments concrets. Cette situation est d'autant plus révoltante et choquante que des professeurs d'université, des journalistes, des doctorants qui soutenaient pourtant le Rojava, censés être les gardiens d'un certain savoir se sont fait berner comme des bleus par ce discours construit de toute pièce par des état-majors dans le but de ne pas perdre la face. Cela en dit long sur nos manques d'approches critiques de nos propres média et de notre propre impérialisme. Encore plus grave cela a également montré notre faiblesse de connaissance du fait militaire, nous manquons cruellement de stratèges. Cela nous en dit long également sur la méconnaissance du terrain où nous devrions concentré nos regards sur cette révolution qui donne de l’espoir à des millions de gens à travers le Kurdistan en premier lieux aux femmes.

    Pour une fois dans l'histoire du Kurdistan une véritable percée révolutionnaire s'est produite après des décennies de guerre impitoyable et de génocide. Et nous blancs occidentaux ethno-centrés, nous sommes restés enfermés dans nos visions du monde bien tristes face à ce qui devient le nouveau centre de la révolution socialiste mondiale.

    Maintenant il est temps de prendre les choses en mains et de clamer haut et fort : c'est grâce aux milices kurdes syriennes que Daech recule dans le nord syrien, c'est grâce aux Kurdes syriens qu'un système politique alternatif et véritable facteur de lutte contre la tyrannie et l'oppression est en train de naître sous le nom de confédéralisme démocratique. Il est temps de clamer haut et fort que c'est grâce aux kurdes syrien que la coalition enregistre ces rares victoires. La coalition nous abreuve de chiffres fantaisistes comme quoi ils auraient tué 10 000 djihadistes de Daech mais cela n'a aucune importance sans alternative politiques crédible, ce n'est que de la poudre yeux pour masquer leur échec total en Irak et en Syrie. C'est aujourd'hui grâce à la lutte des Kurdes dans tout le Kurdistan qu'une lueur d'espoir existe encore dans l'obscurité horrifiante du Moyen Orient d'aujourd'hui.

    Il est temps pour nous de nous tourné vers les opprimés des opprimés d'Orient !

    Raphaël Lebrujah,

    jeune précaire employé de bureau n'ayant qu'un bac en poche.

    1http://tendanceclaire.npa.free.fr/article.php?id=654

    2http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/10/13/31002-20141013ARTFIG00178-syrie-pourquoi-la-bataille-de-kobane-ne-fait-que-commencer.php

    3https://www.youtube.com/watch?v=Wq41ZSXWT-8

    4https://twitter.com/LinaArabii/status/650628946975924225

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