Dark gothic MAGA : la phase la plus sombre du trumpisme

Depuis janvier 2025, soit dès le début de son deuxième mandat présidentiel, Donald Trump a consolidé un pouvoir autoritaire en usant massivement de décrets présidentiels – pas moins de 170 signés en six mois, soit plus que durant tout le mandat de Joe Biden. C’est un assaut frontal contre l’appareil d’État fédéral : dissolution du ministère de l’Éducation, suppression de l’USAID, purge massive de fonctionnaires, offensives majeures contre les universités, la liberté académique, l’État de droit, ainsi que la liberté de la presse au motif de la défense de la liberté d’expression. Ce n’est pas seulement la « bureaucratie » qui est visée : les minorités sont en première ligne. Trump a mis fin aux politiques de diversité et d’inclusion, interdit les programmes de formation anti-racistes, et frappé les droits des personnes trans, notamment en les excluant des compétitions sportives. Les migrant.e.s sont criminalisé.e.s par le retour du programme « Remain in Mexico » et traqué.e.s par la police de l’immigration et des douanes (ICE), tandis que les journalistes et médias (des plus critiques aux plus établis, comme le New-York Times) sont harcelés par le FBI et menacés de sanctions1. À l’international, l’offensive est tout aussi brutale. Trump s’aligne sans réserve sur Netanyahu, apportant un soutien militaire et diplomatique total au génocide à Gaza2. Il légitime les ambitions impériales de Poutine, allant jusqu’à reconnaître les conquêtes russes en Ukraine et à encourager les revendications territoriales de Moscou3. Le droit international n’est plus une contrainte mais un obstacle balayé, au profit d’un monde régi par la loi du plus fort. En six mois, Trump a montré que son second mandat n’est pas une simple répétition du premier : c’est une offensive systématique contre la démocratie libérale, visant à affaiblir les fonctions fédérales non régaliennes, marginaliser les minorités et consacrer une logique monarchique, verticale, où la loi se confond avec la volonté du président.
Cette dynamique ne vient pas du vide : elle est le fruit d’un rapport de force entre deux tendances structurantes, partiellement contradictoires, de la droite américaine la plus dure. Deux visions post-libérales s’opposent : d’un côté les conservateurs religieux, suprémacistes, promouvant un retour à des communautés fermées, sociologiquement populistes et idéologiquement disciplinés par les valeurs chrétiennes les plus radicales. De l’autre, une techno-droite accélérationniste, fondamentalement autoritaire, coloniale et élitiste. Ces deux axes coexistent malgré leurs contradictions sous l’égide du projet trumpiste ayant comme tronc commun l’anti-égalitarisme, le rejet assumé de la gouvernance populaire et la haine de la démocratie. En structurant progressivement une pensée néoréactionnaire, les autoproclamées Lumières sombres ont métastasé toute une génération d’entrepreneurs de la big tech, de geeks et d’influenceurs politiques, depuis des podcasteurs jusqu’au vice-président américain J. D. Vance lui-même. Si les Lumières sombres sont une des composantes du socle trumpiste, elles se distinguent par leur programme et leur composition sociale différente de la base MAGA et de l’alt-right4, incarnée notamment par Steve Banon, très présente lors du premier mandat trumpiste. Dans Trump, les Lumières sombres ont vu un potentiel : celui de hacker le système libéral démocratique américain de l’intérieur pour le remplacer par un régime monarchique, autoritaire. Or Trump n’en a pas encore la capacité : il ne concentre pas tous les pouvoirs et des manifestations de masse, intitulées précisément « No King », mettent en évidence qu’il existe encore une opposition de rue et de masse face à lui.
Pour comprendre l’orientation du deuxième mandat de Trump, il convient d'estimer dans quelle mesure les idéologues des Lumières sombres ont réussi à faire émerger et exister leurs idées les plus radicales, dans l’attente de pouvoir les mettre effectivement en œuvre. Cet article vise à restituer les bases conceptuelles de ce courant de pensée, à en dégager les axes et à en identifier les acteurs principaux. Il s’agit, de plus, de voir dans quelle mesure le retournement pro-Trump des principales figures de la Silicon Valley s’inscrit directement dans cette nouvelle conception du pouvoir à laquelle certaines d’entre elles prétendent. Enfin, nous tenterons de réfléchir aux perspectives politiques qui s’ouvrent, perspectives inscrites dans la compétition internationale pour l’accès à l’espace, à la fois nouvelle forme et nouvelle échelle de la course aux ressources, où l’intelligence artificielle est au centre.
Genèse
Une matrice idéologique fasciste
En nommant le mouvement néoréactionnaire « Lumières sombres », le philosophe anglais Nick Land lui donna un cadre conceptuel et l’ancra dans un imaginaire5. Les conspirateurs, enveloppés par le noir du monde et de la nuit, s’illuminent à travers le halo bleu de l’écran. Au-delà de l’esthétique, ce terme de Lumières sombres renvoie directement au fondement du mouvement néoréactionnaire : la guerre contre ce que les révolutions du XVIIIᵉ siècle, en particulier la Révolution française, ont fait advenir – la mort des rois et de Dieu, l’égalité de droit entre les citoyen.ne.s, la démocratie bourgeoise. Les Lumières sombres sont l’inverse des Lumières, et elles sont en guerre contre toutes leurs déclinaisons, sous quelque forme que ce soit. Il s'agit, de fait, des bases d'une révolution culturelle.
Pour autant, les Lumières sombres sont composées de gens du XXᵉ siècle : enfants prodiges de l’american way of life, lecteurs et spectateurs assidus de science-fiction, ils sont au cœur de la conception de l’Internet d’aujourd’hui, orientant son utilisation vers de la centralisation autour de services à vocations monopolistiques. Avant d’être des idéologues, ce sont en grande partie des entrepreneurs de la tech qui ont fait fortune dans l’innovation numérique : le réseaux sociaux, les applications, les moyens de paiement en ligne, le traitement et l’analyse de données et, aujourd’hui, l’intelligence artificielle. La Silicon Valley, jusqu’alors pointe avancée du capitalisme cool et woke, est le lieu a partir duquel s’est construit le courant néoréactionnaire et vers lequel il se dirige pour prendre le pouvoir. Les entrepreneurs de la tech et les geeks sont sa base sociale.
La colonisation est constitutive de l’horizon néoréactionnaire. À l’image du Lebensraum (« l’espace vital ») nazi, l’espace, les océans et les planètes sont à conquérir et à exploiter : d’une part pour s’en accaparer les ressources considérables – dont la big tech est entièrement dépendante – et, d’autre part, pour mettre en œuvre le projet fondamental : celui d’une société régénérée, en poussant le plus loin possible le modèle des cités-États comme Hong-Kong, Dubaï où Singapour. Il s’agit de construire des espaces « libérés » des charges de la démocratie libérale, du droit et des législations internationales. Ces espaces seront dirigés sur le modèle des multinationales de la tech, avec à leur tête un Président Directeur Général (PDG) autoritaire et jouissant de tous les pouvoirs. En substance, le projet politique des Lumières sombres est fasciste.
Une vision du monde partagée
"La liberté et la démocratie ne sont pas compatibles." (Peter Thiel)
L’élément central du courant néoréactionnaire est la haine de la démocratie, considérée comme faible pour diriger efficacement mais forte pour générer de la bureaucratisation parasitaire. Cette haine de la démocratie prend sa source dans une haine de l’égalitarisme, dont les principes sont édités dans la déclaration des droits de l’homme : les hommes naissent libres et égaux en droits. En malthusiens radicaux, les Lumières sombres sont suprémacistes : selon eux, seule une élite (spécifiquement intellectuelle, masculine et blanche) est capable de diriger efficacement une société. Le modèle est le PDG (le CEO – Chief Executive Officer) : celui qui a le pouvoir quasiment illimité dans son entreprise.
Avec cette haine de la démocratie libérale et de son pendant institutionnel, l’État, les Lumières sombres repensent le fonctionnement des sociétés en plaçant l’individu au centre. La bureaucratie inhérente au dogme libéral empêche selon elles la liberté réelle des individus ; à l’inverse, elle dicte les normes, les règles de savoir-vivre et le savoir légitime tout en disposant de la force répressive et dissuasive. Paradoxalement, un pouvoir autoritaire libérerait les individus de ces carcans, leur donnant toute la possibilité d’innover, sans barrières, à condition que cela permette de tenir les objectifs supposément universels : le droit à la sécurité et à la prospérité.
Les Lumières sombres prônent l’intensification sans limites du capitalisme jusqu’à la promotion d’une forme de néo-darwinisme social. Elles sont accélérationnistes : selon elles, l’État, les règles internationales et le droit entravent le développement du capitalisme, en particulier celui de la big tech considérée comme le secteur moteur de l’humanité à venir. Or, il ne s’agit pas seulement d’augmenter la production et le profit : il s’agit de précipiter l’effondrement des sociétés libérales-démocratiques pour faire advenir une autre forme de vie. Dans celle-ci, les productifs seraient améliorés pour l’être d’autant plus (numérisation de la mémoire, réalité virtuelle augmentée, intelligence artificielle, prolongement de la vie…) alors que les indésirables improductifs seraient maintenus dans une sorte de camisole numérique. Il s’agit d’une pensée du transhumanisme radical.
Les influences multiples de plusieurs courants de pensée
La néoréaction n’est pas une idéologie sortie de nulle part6, sans racines conceptuelles et théoriques : elle se nourrit d’une filiation réactionnaire bien plus large, qui puise dans des penseurs comme Carl Schmitt, Martin Heidegger ou Friedrich Nietzsche. Du premier, elle retient l’obsession pour la souveraineté absolue et la logique implacable de l’ami et de l’ennemi ; du second, la critique radicale de la modernité et le refus de l’égalitarisme démocratique ; du troisième, la glorification des élites et la justification d’une humanité hiérarchisée. Ces références donnent au mouvement une profondeur historique et philosophique qui habille de légitimité un projet de rupture frontale avec les Lumières et avec l’universalisme moderne.
À ce socle viennent s’ajouter d’autres influences : Hans Hermann Hoppe, le libertarien radical qui rêve d’une société sans démocratie où la propriété privée remplacerait la souveraineté populaire ; James Burnham, qui théorise le pouvoir des managers comme nouvelle classe dominante ; mais aussi tout un imaginaire venu de la contre-culture et de la science-fiction. Cette mosaïque ne produit pas une doctrine unifiée, mais une arme idéologique adaptable : un mélange de réaction aristocratique, de techno-libertarianisme et de visions apocalyptiques. C’est précisément cette hybridation qui permet à la néoréaction de séduire des milieux très différents et de s’ériger en alternative radicale à la démocratie libérale.
La matrice des Lumières sombres puise une partie de son esthétique et de sa logique dans un imaginaire de science-fiction sombre. On y retrouve la paranoïa métaphysique de Phillip K. Dick, où la réalité s’effrite sous les manipulations de puissances invisibles, et l’inquiétante étrangeté de H. P. Lovecraft, pour qui l’humanité est insignifiante face à des forces extra-terrestres glaciales et ineffables. À cela s’ajoute la rigueur spéculative d’Isaac Asimov, qui structure un futur gouverné par des systèmes robotiques obéissant à des lois froides, résonnant avec l’idée d’un État-entreprise rationalisé, sans compromis, et chargé d’efficacité. Plus surprenant, certains emprunts sont faits à Iain M. Banks : son cycle de la Culture, conçu à l’origine comme une utopie anarcho-communiste gérée par des intelligences artificielles bienveillantes, est lu à rebours par la néoréaction comme une démonstration involontaire des vertus d’un gouvernement technologique total, où la démocratie humaine disparaît au profit de l’arbitrage d’entités supérieures. L’imaginaire populaire de Star Wars est également recyclé : l’Empire galactique et les Seigneurs Sith deviennent des figures de fascination, symboles d’un ordre vertical assumé, contre l’idéalisme démocratique des Jedis. De même, la mythologie de Matrix irrigue largement cette nébuleuse, avec l’opposition entre la pilule bleue et la pilule rouge : acceptation de l’illusion égalitaire ou dévoilement brutal de la hiérarchie réelle – une métaphore devenue totem des mouvements réactionnaires en ligne. Ajoutons enfin le Seigneur des Anneaux pour sa dimension civilisationnelle (l’entreprise Palantir tire par exemple son nom de l’objet utilisé par le perfide Saruman pour voir « ce qui ne peut être vu » et naviguer à travers le temps et l’espace). L’ensemble confère une épaisseur narrative aux Lumières sombres : ce ne sont pas seulement des idées réactionnaires, mais une esthétique stratégiquement mobilisée, où l’horreur cosmique, la rationalité technologique et le récit occulte se conjuguent pour légitimer une rupture radicale avec l’ordre démocratique.
Une galaxie interconnectée
Elon Musk, l’arbre qui cache la forêt
"I’m not just MAGA, I’m dark gothic MAGA." (Elon Musk)7
Elon Musk est celui qui a touché au plus près l’énergie monarchique constitutive du mouvement néoréactionnaire. Très actif dans la campagne présidentielle de Donald Trump, il a mis à disposition son immense appareil de propagande X au service de sa réélection. Il est devenu incontournable, tout en soutenant publiquement les formations d’extrême droite européennes (AFD en Allemagne, Reform UK au Royaume-Uni par exemple). Musk a été la locomotive du déplacement de la Silicon Valley vers l’orbite MAGA. À la tête du DOGE (« Département de l’efficacité gouvernementale », sorte d’aboutissement en actes de la doctrine formaliste sur laquelle nous reviendrons, Musk a pu réaliser à la fois des coupes budgétaires franches dans l’administration américaine (environ 180 milliards de dollars) tout en hackant les données de centaines de millions de citoyen.ne.s américains. Ces données, essentielles à la captation de la rente numérique, permettent aussi d’entraîner et de développer les IA qui sont l’enjeu essentiel de ce deuxième quart du XXIᵉ siècle.
Musk est le chef de file en acte des Lumières sombres. À la tête d’un véritable Léviathan industriel (dans les voitures électriques et autonomes avec Tesla, la conquête spatiale avec Space X et Starlink, le cybernétique avec Neuralink, la logistique et le génie civil avec The Boring Compagny et, enfin, avec l’un des instruments de propagande les plus utilisés au monde, X), Musk cristallise les aspirations néoréactionnaires autour d’un axe majeur : la survie de l’espèce humaine. Selon lui, l’espèce humaine telle qu’il la rêve est menacée de disparition à terme. Pour y faire face, il faut réorienter drastiquement la production et accélérer significativement la mise en œuvre de la conquête spatiale, donc l’exploitation des ressources. Sous l’aspect « humaniste » se cache en réalité un projet fasciste : monarque absolu dans ses entreprises, Musk a mis au point un système de gouvernance algorithmique dans lequel chaque employé.e doit expliquer et justifier les tâches qu’il/elle réalise. Ce sont les algorithmes qui estiment si cette personne est suffisamment productive, ou si elle doit au contraire être démise de son poste. Son obsession n’est pas la survie de l’humanité en tant que telle, mais celle de son propre empire.
La forêt
Nick Land est celui qui a réussi à donner une architecture théorique aux Lumières sombres. Son style d’écriture est particulièrement cryptique, bien qu’on puisse dégager quelques idées générales. Land développe une pensée qui allie technolibertarianisme radical et rejet absolu de l’égalitarisme démocratique. Partant d’une lecture singulière de Deleuze et Guattari, il prône l’accélération du capitalisme jusqu’à sa transformation en un système fusionnant intelligence humaine et intelligence artificielle, dans le but de faire émerger une « nouvelle espèce » post-humaine. Hostile à l’État-providence et aux institutions représentatives, il promeut un modèle d’« État-entreprise » gouverné par une élite technologique et économique. Sa vision est hiérarchique, inégalitaire, et intègre une dimension racialiste. Elle fait du chaos et de la disruption des structures existantes un outil politique, encourageant la sécession des élites et la dérégulation totale comme voies vers un ordre nouveau, fondé sur l’efficacité et la puissance technologique.
Peter Thiel est une figure majeure de ce courant. En plus d’être un précurseur dans le soutien à Donald Trump (dès 2016) , il est à la fois un investisseur et entrepreneur de la tech et un idéologue. Fondamentalement, c’est un libertarien, quoique sa vision du monde, eschatologique, largement influencée par le philosophe René Girard, le place au croisement de plusieurs contradictions, en particulier celle entre l'homme tout puisant et la crise dans laquelle est engouffrée la modernité. Cette tension est au cœur de ses investissements, qui sont autant d'attaques contre la souveraineté des États : avec Paypal, il rêvait de donner naissance à une nouvelle monnaie alternative à celle des banques centrales ; en soutenant Musk et Space X, il s'attaqua à la mainmise fédérale dans le champ de la conquête spatiale ; avec Seasteading institute, il espère créer des îles artificielles dans les eaux internationales, dotées de leurs propres lois ; en fondant Palantir (longtemps surnommé le « Google des espions »), géant de l’analyse et du traitement de données, il est allé sur les terres du renseignement et de la défense américaine, c’est-à-dire contre la CIA et le Pentagone. Dans son essai phare L’éducation d’un libertarien, il écrit : "Je conserve mon attachement à la liberté humaine comme condition sine qua non au bien absolu. Je m’oppose aux impôts qui confisquent, au collectivisme totalitaire et à l’idéologie qui voudrait nous faire croire que la mort est inévitable. Pour toutes ces raisons, je peux aujourd’hui encore me qualifier de “libertarien”. Mais je dois confesser que, ces vingt dernières années, j’ai changé radicalement. Par-dessus tout, je ne crois plus que liberté individuelle et démocratie soient compatibles."8.
Les figures contemporaines de la néoréaction traduisent la doctrine en stratégies politiques et économiques concrètes. Anomaly UK esquisse lui aussi un modèle d’« État-entreprise » où le pays serait géré comme une firme actionnariale, éliminant toute souveraineté populaire au profit de mécanismes technocratiques soumis à la logique du marché. Michael Anissimov radicalise encore cette perspective en y ajoutant une dimension suprémaciste et transhumaniste : il prône la sécession des élites et leur transformation en une post-humanité bionique, séparée des masses jugées inutiles. Enfin, Marc Andreessen, suprémaciste blanc assumé, sert de relais direct avec le capital de la Silicon Valley : son « accélérationnisme efficace » défend l’innovation illimitée et la dérégulation totale comme moteurs de puissance, en cohérence avec le projet néoréactionnaire. Ces trois trajectoires montrent comment la mouvance, partie des marges intellectuelles, se dote aujourd’hui d’une traduction pratique articulant idéologie, imaginaire et infrastructures économiques.
La course à l’IA
La tendance monopolistique s’étend déjà dans ce secteur qui voit s’affronter les géants de la tech, en particulier OpenAI, xAI et Gemini de Google. Tous les géants du secteur sont entrés dans la course, certains avec retard, comme Meta et Amazon ou, plus encore, Apple. À l’échelle géopolitique, celle des États, la domination du secteur équivaut à la domination mondiale : c’est le nouveau terrain sur lequel, après la course au nucléaire (militaire et civil) puis celle d’Internet, se joue la place de première puissance mondiale. L’IA ne se résume bien sûr pas aux modèles de langage conversationnels comme ChatGPT ou son concurrent chinois Deepseek. Il s’agit d’une révolution qui touche tous les niveaux d’applications : spatial, électronique, militaire, logistique, bureautique, etc. En cela, l’intelligence artificielle est un moteur de puissance globale.
L'intelligence artificielle est l'aboutissement de ce secteur ultraconcurrentiel, dopé par les fonds de placements à risques. Cette forme d'intelligence incarne le rêve de la galaxie des Lumières sombres : un système centralisé qui optimise les performances, repousse les limites de l'humanité et offre une capacité de contrôle total. La guerre en Ukraine, par exemple, accélère la mobilisation opérationnelle de l’intelligence artificielle tout en permettant aux sociétés privées de développer leurs expériences : Palantir analyse les flux de données produits par les drones ukrainiens pour proposer des « solutions » de tirs de plus en plus précises, Starlink a déployé une chaîne de satellites dès 2022 pour maintenir la liaison Internet à l’Ukraine, Amazon enfin est l’hébergeur des données cloud de tout le pays – en particulier institutionnelles –, rendant celles-ci inaccessibles aux frappes russes. La guerre en Ukraine permet d’améliorer l’utilisation et l’opérabilité concrète des outils de ces entreprises9.
À l’ouverture de son deuxième mandat, Donald Trump a confié à Sam Althman, fondateur de OpenAI et ChatGPT, la mise en œuvre du plan gouvernemental pour le développement de l’IA aux États-Unis. Il s’agit, avec un budget provisoire de 500 milliards de dollars, de faire des États-Unis la première puissance mondiale de l’IA. L’objectif affiché est d’intégrer aussi rapidement et profondément que possible ce « multiplicateur de forces » qu’est l’IA, afin de conserver un avantage militaire et stratégique, en particulier sur la Chine. Il semble que l’hybridation entre le secteur privé et le secteur public, civil comme militaire, permette, pour l’instant, ce décollage.
L’idéologue en chef : Curtis Yarvin
« Les elfes noirs seront toujours moins nombreux que les hobbits, mais ils sont indispensables
— tant pour renverser l’ancien régime que pour diriger le nouveau. »10 (Curtis Yarvin)
Concepts
Curtis Guy Yarvin, se faisant également appeler Mencius Moldbug, est un informaticien et blogueur américain d'obédience néoréactionnaire. Ses écris ont inspiré l’émergence de l’idéologie des Lumières obscures. Retenons trois concepts fondamentaux chez Curtis Yarvin. D'abord, en élaboration depuis 2007, le formalisme tient en un élément central : c’est la situation donnée qui compte, pas celle qui aurait dû être. Les rapports de classes n’existent pas, pas plus que la question des peuples : ce qui compte, c’est la sécurité et la prospérité, termes qui ne sont, ni l’un, ni l’autre, définis précisément. Mais l’idée est celle-ci : la démocratie libérale n’empêche pas plus la violence qu’elle ne permet la richesse, d’autant moins qu’on ne sait jamais qui gouverne réellement dans ces régimes. Elle est vue comme un frein à la pleine réalisation des objectifs de chacun dans la mesure où, selon l’auteur, l’égalité entre les hommes est une invention, une chimère, d’une caste – pas d’une classe – qui détient le pouvoir et fait tout pour le garder. Il ne s’agit pas d’une théorie du complot, car les acteurs ne sont pas cachés, invisibles. Au contraire, ils sont omniprésents : dans les médias, les universités, les politiques. Ce sont les tenants du savoir acceptable, du politiquement correct malgré leurs nuances et, surtout, les tenants du pouvoir.
Ensuite, la Cathédrale désigne la pointe avancée de la démocratie libérale, qu’elle soit de gauche ou de droite. Si, selon l’auteur, « l’État profond » est le corps du régime, la « Cathédrale » en est le cerveau. On y retrouve les journalistes, en particulier du service public ou des institutions centenaires comme le New-York Times ; les universitaires, en particulier dans les facs de masse et dans les domaines de recherche sur la race, le genre, la sexualité ou encore les classes sociales (la Ivy League) ; les politiciens professionnels, démocrates ou républicains pré-Trump, tous serviteurs de l’oligarchie ; et les établissements scolaires à tous les niveaux considérés comme un mécanisme de propagande et d'endoctrinement. Malgré leurs nuances, ce sont eux qui détiennent le pouvoir et non pas le peuple : la démocratie apparaît donc comme une illusion. Contre cette illusion, il faut un pouvoir fort, autoritaire, qui gouverne non pas pour garantir le respect de valeurs mais pour être efficace. En ce sens, les agences gouvernementales, porteuses des valeurs « progressistes » américaines et occidentales (paix dans le monde, inclusivité, respect des droits des femmes et des minorités, démocratie libérale…) sont la cible des néoréactionnaires : elles coûtent de l’argent et surtout entravent l’exercice du pouvoir, conditionné (à des degrés différents bien sûr) au respect de ces valeurs.
Enfin, pour Yarvin, il existe une énergie monarchique qui doit être utilisée comme électrochoc. Selon lui, c’est ce type d’énergie qu’a utilisé Franklin Roosevelt lorsqu’il a déclaré l’entrée en guerre des États-Unis le 7 décembre 1941 sans rencontrer la moindre opposition interne. Il s’agit, selon la logique formaliste, de « faire comme si on avait le pouvoir » et pas comme si « on pouvait avoir le pouvoir ». Cette énergie monarchique se retrouve par exemple dans le fameux slogan « you’re fired » de Trump : la réalité du pouvoir se manifeste dans le pouvoir de son énonciation. Pour Yarvin, dans la mesure où la démocratie libérale est condamnée et donc liquidable, c'est ce geste monarchique qui vient asseoir le pouvoir. Il ne s'agit pas de s'inscrire dans une tradition ou une généalogie, au contraire il s’agit pour le souverain de prouver qu'il l'est vraiment. Yarvin déclarait en 2022 : "Si un Trump triomphant retourne au pouvoir en 2024, son premier objectif ne doit pas être d’utiliser le pouvoir, mais de prendre le pouvoir – de faire grandir implacablement l’étendue de son pouvoir par des actes courageux et décisifs." En un mot, l’énergie monarchique est l’utilisation absolue du pouvoir, sans crainte ni des conséquences, ni des répercussions.
Positions
Retenons maintenant trois prises de positions qui proposent une mise en œuvre de ces concepts. Yarvin développe RAGE (Retire All Governement Employees) comme levier radical de dissolution du pouvoir démocratique : une purge de tou.te.s les fonctionnaires de l’État afin de « rebooter » l’appareil fédéral au profit d’un exécutif absolu. Dans sa logique, la bureaucratie – la « Cathédrale » – est l’incarnation du pouvoir progressiste déguisé en neutralité, et son élimination devient un préalable à une gouvernance technocratique. RAGE n’est pas une simple proposition symbolique : elle sert de plan stratégique pour remplacer toute délibération publique par un modèle directif, aligné sur la logique de l’entreprise, débarrassé de compromis et d’intermédiaires. Ce concept illustre comment Yarvin combine idéologie réactionnaire, vision technocratique radicale et désir de centralisation autoritaire. Le DOGE d’Elon Musk en était une première application.
Le formalisme est aussi une doctrine de géopolitique, dont des traductions concrètes sont visibles dans la façon dont Donald Trump, J. D. Vance et Steve Witckoff opèrent dans les relations internationales. Le projet repose notamment sur l’idée de cité-États transformées en entreprises, sans élections, sans droit international, et sans autre finalité que l’efficacité capitaliste et le contrôle. Dans cette vision, les États et les nations ne sont pas des communautés légitimes en soi, à protéger ou défendre, mais des actifs à restructurer : Gaza devient une zone à marchandiser après expulsion de sa population11, l’Ukraine – ou une partie du pays, celle à la plus haute valeur immobilière et industrielle, à savoir le littoral de la mer Noire et les riches terres du Donbass – un terrain à céder à la Russie au nom d’un supposé droit impérial12. L’Europe est perçue comme une construction anachronique, comme un espace secondaire que Washington peut sacrifier. Le même schéma se répète inlassablement : liquider les souverainetés populaires, dissoudre les contre-pouvoirs, et effacer la démocratie au profit d’un management hiérarchique. Ce que Yarvin propose, c’est une géopolitique de dépossession : un monde administré comme un portefeuille d’actions, où les peuples sont relégués au rang de variables d’ajustement sous la férule de dirigeants qui ne répondent qu’à leur propre pouvoir.
Yarvin, comme d’autres membres influents des Lumières sombres, est un adepte d'une théorie de Thomas Edisson : celle de l’ingénierie. Il a fait sienne la célèbre formule du scientifique : « il y a toujours un moyen de faire mieux, trouvez-le ». Pour Yarvin, comme on l’a vu, le moyen de faire mieux est de mettre fin à la démocratie libérale qui est, selon lui, inefficace pour apporter les deux éléments essentiels à une société fonctionnelle : l’ordre et la prospérité. Si le cœur de cible de son projet sont les États-Unis, l’Europe, en tant que bastion libéral à l’échelle mondiale, est la seconde cible. En ce sens, il cherche à en faire un « laboratoire de la réaction ». Dans sa logique formaliste, l’important n’est pas la nature des régimes politiques mais leur efficacité. Dès lors, il encourage à saper de l’intérieur et de l’extérieur les fondements des régimes démocratiques bourgeois européens – égalité des droits, libertés individuelles, séparation des pouvoirs – afin de mettre au tapis ces sociétés. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’utilisation massive des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle à des fins de déstabilisation.
Perspectives
En six mois, Trump a mené une offensive continue tel un rouleau compresseur. Aux États-Unis mêmes, il a sabré dans les dépenses fédérales, mené une attaque en règle contre les universités et la liberté académique, organisé la chasse et la déportation de milliers de travailleur/euse-s clandestin.e.s ou non. Il a déployé la Garde Nationale en Californie pour mater la mobilisation qui prenait forme et commençait à s’entendre à l’ensemble des grandes villes. Il a vassalisé le parti républicain et la Cour Suprême, ce qui lui a permis dans une large mesure de gouverner par décrets. À l’international, il a montré qu’il n’était pas un faiseur de paix mais un agent du chaos : en soutien inconditionnel à Israël, il a engagé directement les États-Unis dans la guerre contre l’Iran ; en Ukraine, il n’a cessé de ménager Poutine en reprenant systématiquement le narratif du Kremlin tout en maintenant une pression perpétuelle sur Zelensky. De plus, il a engagé une guerre commerciale planétaire qu’il est en passe de remporter. De fait, Trump use de cette énergie monarchique sur laquelle misent les néoréactionnaires. Cependant, pour certains, il ne va ni assez loin, ni assez vite.
J. D. Vance, vice-président des États-Unis, est l’auteur d’une autobiographie à succès Hillbilly Elegie13. Il y raconte ce qu’est être un pur produit du do it yourself américain : enfance pauvre désastreuse dans la rust-belt, parents déficients, travail sans relâche à l’école pour finalement intégrer la prestigieuse faculté de droit de Yale. J. D. Vance est à la jonction de la base MAGA et de l’élite de la « Cathédrale ». C’est une incarnation du prétendu « rêve américain ». Il est donc particulièrement dangereux, car s’il connaît les deux segments de la société américaine, il a l’énergie de la jeunesse et, pour ce récent converti au catholicisme dont la carrière politique a été financée par Peter Thiel, le devoir de la mission sacrée. J. D. Vance est attentif depuis des années aux penseurs des Lumières sombres et un lecteur attentif de Curtis Yarvin.
L’application des préceptes de Yarvin ne s’est pas fait attendre : le 14 février 2025, lors du discours de Munich14 réunissant Européens et Américains, le vice-président a mené un assaut contre-diplomatique comme jamais les dirigeant.e.s des 27 n’en avaient subi. J. D. Vance s'en est pris au plus grand dogme de l’après-Seconde guerre mondiale : la paix et la prospérité par la démocratie libérale et le marché libre. De laboratoire de la démocratie, la nouvelle Europe post-Trump doit devenir un laboratoire de la réaction. J. D. Vance est venu provoquer le schisme avant de déclencher une nouvelle salve, quelques jours plus tard. Le 28 février, l’humiliation de Zelensky dans le bureau ovale était dans la continuité de Munich : une démonstration de puissance, devant un Trump se délectant du spectacle. J. D. Vance est le dauphin de Trump. Le triumvirat ayant éclaté avec le départ de Musk, il est à prévoir que le vice-président attende son moment. Tant que Trump conserve son « énergie monarchique », il pourra conserver le pouvoir. C’est lorsqu’il commencera à être empêché – s’il l’est – que Vance sortira de nouveau du bois.
Le 19 juillet 2025, Curtis Yarvin a publié un texte où il appelle au coup d’État15. L’idéologue s’adresse directement à sa fanbase, les jeunes loups qui ont envahi les agences gouvernementales et la bigtech – ceux qui sont au cœur du régime. Selon Yarvin, la machine Trump s’est grippée et l’affaire Epstein risque de la faire imploser. Lors de sa campagne, Trump avait promis d’ouvrir le dossier du pédocriminel Epstein retrouvé mort dans sa cellule en 2019. C’est ce type de promesse qui a galvanisé sa base MAGA, qui s’est retrouvée de fait déçue. Steve Banon, idéologue de la première heure du trumpisme et leader du mouvement MAGA, est en guerre ouverte avec Elon Musk. Ici s’opposent deux mondes, deux segments de la population américaine, deux types d'êtres fantastiques chez Yarvin : les hobbits d’un côté, les elfes noirs de l’autre. Si les leaders s’opposent, l’affaire Epstein réconcilie leurs bases. Lorsqu’il a quitté le DOGE, Musk a envoyé deux torpilles : une contre la « Big Beautiful Bill » de Trump, et une autre en publiant des images de Trump bras dessus bras dessous avec Epstein, entourés de jeunes femmes. Cette publication a eu l’effet d’une bombe : Trump se retrouve dans l’œil du cyclone de sa propre base complotiste, rendant de moins en moins probable le traitement du dossier, contribuant à le fragiliser. En un mot, Trump se retrouve coincé, faisant face autant à des manifestations de gauche « No king » qu’à sa propre base et à son ancien allié qui réfléchit à créer un nouveau parti, le « parti de l’Amérique », qui ne pourra être que fasciste. Il est obligé soit d’accélérer et d’obtenir des victoires, soit de ralentir et de prendre le risque de perdre son « énergie monarchique ». Les Lumières sombres, qui conspirent depuis des années, ont réussi à implanter leurs idées au cœur de l’appareil d’État américain. La question est dorénavant de savoir si elles auront la capacité d’en diriger le sommet et, surtout, si une force populaire, de masse et de classe, sera capable de s’y opposer.
1Sur la politique intérieure de Trump et la résistance qui s’organise, voir ici : https://tendanceclaire.org/article.php?id=2002
2Sur le soutien inconditionnel de Trump à Netanyahu, voir ici : https://tendanceclaire.org/article.php?id=1987
3Sur la politique de Trump dans la guerre d’invasion menée par la Russie, voir ici : https://tendanceclaire.org/article.php?id=2004
4Voir ici pour saisir les variations de l’extrême-droite américaine : https://www.contretemps.eu/rebelles-reactionnaires-extremisation-droites-palheta-stefanoni/
5 https://www.mediapart.fr/journal/international/270425/nick-land-le-penseur-des-lumieres-sombres-qui-inspire-la-big-tech
6Pour une connaissance plus approfondie du sujet, voir ici https://legrandcontinent.eu/fr/2025/06/28/atlas-neoreactionnaire/
7Voir l’article de Norman Ajari à ce sujet : https://lundi.am/Dark-Gothic-MAGA-Elon-Musk-la-neoreaction-et-l-esthetique-du-cyberfascisme
8Voir ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2019/02/16/par-dela-la-democratie/
9Pour une connaissance plus approfondie de l’hybridation de l’intelligence artificielle avec les secteurs civils et militaires, voir Jean-Michel Valantin, Hyper Guerre, comment l’IA révolutionne la guerre (Éditions Nouveau monde, 2024) ou écouter le podcast suivant : https://podcast.ausha.co/echanges-climatiques/comment-l-ia-revolutionne-la-guerre-avec-jean-michel-valantin
10Pour connaître davantage la pensée fasciste de Curtis Yarvin, lire les entretiens ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2025/04/05/curtis-yarvin-grand-entretien-1/
11Voir ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2025/02/07/gaza-inc-linfluence-cachee-derriere-le-plan-de-trump/
12Voir ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2025/03/15/trump-va-ceder-leurope-a-poutine-la-prophetie-de-curtis-yarvin/
13Pour en apprendre plus sur le vice-président américain, écouter l’émission suivante : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-j-d-vance-l-ideologue-du-trumpisme
14Voir le discours dans son intégralité ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2025/02/14/changement-de-regime-le-discours-integral-de-j-d-vance-a-munich/
15Voir ici https://legrandcontinent.eu/fr/2025/07/19/trump-yarvin-coup-detat/
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