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    Souleymane contre Retailleau

    Par Luc Raisse (26 octobre 2024)
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    Au moment même où le Premier ministre Barnier, otage du RN, annonçait un nouveau projet de loi contre les migrant-e-s, exigé par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, sortait sur les écrans L’Histoire de Souleymane. Il faut courir voir ce film de Boris Lojkine, qui a du reste obtenu le prix du Jury de la section « Un certain regard » au dernier festival de Cannes et le prix d’interprétation masculine pour Abou Sangaré. Celui-ci n’est pas seulement l’acteur principal du film, époustouflant, mais aussi son inspirateur puisque l’histoire de Souleymane est en partie la sienne. Tous deux sont en effet Guinéens émigrés en France, sans papiers et pouvant donc à tout moment être embarqués par la police et expulsés – même si Abou Sangaré est en réalité mécanicien, alors que Souleymane est livreur à vélo.

    Du point de vue cinématographique, ce choix de Boris Lojkine lui a permis de filmer le travail et la vie des livreurs cyclistes de nourriture que les gens commandent par les applications de leur smartphone. Toute la journée et jusque tard le soir, Souleymane enchaîne les livraisons dans tout Paris, roulant à toute vitesse, quel que soit le temps et évidemment sans avoir le temps de s’arrêter aux feux rouges. Le réalisateur a filmé ces séquences avec une caméra portative, qui épouse au plus prêt ces périples, dans ou hors des pistes cyclables, et jusqu’aux cahots du vélo. Nous sommes d’autant plus captivé-e-s que toute l’histoire est concentrée sur 48h, en un contre-la-montre qui commence avec le film et se termine par le rendez-vous aux services de demande d’asile, en une longue scène dont on ne sort pas indemne.

    Comme spectateurs et spectatrices, nous avons constamment peur pour Souleymane. Non seulement peur qu’il ait un accident, mais aussi qu’il dorme à la rue. Logé par le 115 dans un centre d’hébergement, il doit réserver sa place tous les jours en appelant dès l’aube, car il n’y en aurait plus s’il appelait plus tard. Et, le soir, il risque à chaque fois de rater le dernier bus du « recueil social » qui mène à ce centre éloigné de Paris, car l’heure de fin des livraisons reste toujours incertaine.

    Nous pouvons craindre aussi qu’il perde sa fiancée qui, restée au pays, commence à se lasser de l’attendre et reçoit des propositions en mariage. Est-ce raisonnable d’entretenir cette relation à distance, alors que Souleymane n’a aucune perspective de retour, tout en ne pouvant pas non plus construire sa vie en France ? Il se le demande lui-même : il l’aime, mais il ne veut pas gâcher la vie de la jeune femme en même temps que la sienne. Car les migrations ont aussi ces conséquences, auxquelles on ne peut pas toujours dans le militantisme, mais que ce film permet d’aborder avec finesse.

    Nous avons peur enfin que Souleymane ne touche pas l’argent de son travail, alors qu’il en a besoin pour payer les documents nécessaires à sa demande d’asile. D’une part, en effet, il utilise le compte d’une autre personne pour pouvoir recevoir les commandes de la plateforme ; or le type qui lui sous-traite son compte prend au passage, sous prétexte du service rendu, une commission importante. D’autre part, il est dépendant de la satisfaction des client-e-s, qui notent les prestations et peuvent dénoncer les erreurs. Le comportement de la plupart d’entre eux est certes correct, même s’ils considèrent comme tout à fait normal de se faire livrer leurs repas par ces valets modernes – et même si plusieurs, par un racisme ordinaire quoique inconscient, tutoient Souleymane, alors que la réciproque n’est évidemment pas vraie. Même les flics qui lui commandent leur repas durant une soirée de garde dans leur camion ne se permettent pas de l’interpeller quand ils découvrent qu’il n’a pas de papiers et utilise un faux compte ; après tout, il leur a rendu service et celui d’entre eux qui est tenté de faire du zèle est rappelé par les autres... Le réalisateur n’a pas besoin de montrer la scène qu’on craint : il suffit de filmer cette rencontre pour qu’on ressente la peur de Souleymane et qu’on pense à tous ceux qui ont moins de chance que lui.

    En revanche, il tombe sur un restaurateur autoritaire et raciste (joué ironiquement par le réalisateur lui-même !) qui le maltraite alors que c’est lui qui est en tort, en faisant longuement attendre les livreurs parce que les commandes ne sont pas prêtes, alors que ce temps perdu est de l’argent en moins, au moment même où Souleymane en manque plus que jamais. Plus tard, il tombe sur une jeune bourgeoise qui ose refuser de prendre la commande au motif que le sac d’emballage est abîmé et souillé à cause d’une chute à vélo durant le trajet. Si ce film pouvait permettre que les gens arrêtent de commander leur repas sur les plateformes de livraison qui exploitent tant de personnes et surexploitent les sans-papiers, ce serait un excellent effet collatéral s’ajoutant à ses qualités propres ! Au lieu de jouer au maître et de faire comme si ce service allait de soit, on ferait mieux de se demander si le goût des pizzas et des sandwiches n’est pas gâché par celui de la sueur et, trop souvent, du sang des livreurs.

    Pour autant, L’Histoire de Souleymane n’est pas un film misérabiliste. Résolument réaliste et très bien maîtrisé sur les plans technique et esthétique, il adopte d’un bout à l’autre le ton juste : c’est à la fois un précieux témoignage sociologique et un beau portrait psychologique. Tout au long du film, Souleymane est écartelé entre la nécessité d’aller jusqu’au bout de sa démarche pour une demande d’asile, entièrement bidonnée (on l’apprend très vite) par un compatriote qui vit de ce service, et sa difficulté à jouer vraiment le jeu, qui se manifeste par sa piètre mémorisation du scénario et des propos qu’il est censé connaître par cœur pour convaincre le service des réfugié-e-s... Par ailleurs, si l’on a affaire à des migrant-e-s qui cherchent tous à se débrouiller individuellement et peuvent aller, quand ils s’en sont plus ou moins sorti-e-s, jusqu’à exploiter les nouveaux venus totalement démunis, il y a aussi des moments d’amitié et de solidarité, notamment au centre d’hébergement, et des séquences pleines d’humour où des livreurs en pause rivalisent de bons mots contre leurs collègues venant d’autres pays ou pour faire mousser leur chauvinisme footballistique, qui les oppose tout en les unissant...

    Il n’en reste pas moins que l’on sort de ce film avec non seulement une grande tristesse, tant la vraie histoire de Souleymane est poignante, mais aussi avec une plus grande colère encore contre les lois anti-migrant-e-s qui, de Mitterrand à Darmanin et bientôt Rotailleau, se succèdent depuis 40 ans en plongeant des centaines de milliers de personnes dans la misère et la peur. Le film de Boris Lojkine a l’immense mérite de donner un visage et une histoire à ces personnes, à travers celle de Souleymane et par le jeu d’Abou Sangaré qui l’a inspirée. Celui-ci, qui se révèle un comédien extraordinaire, a déclaré aux médias qui l’interrogeaient sa volonté de rester mécanicien et son espoir d’obtenir des papiers pour vivre enfin dans de bonnes conditions. C’est en effet la condition pour qu’il construise sa vie librement, qu’il veuille être mécanicien, comédien ou les deux. Il faut que cette condition se réalise pour lui comme pour tous les autres sans-papiers, et on sait que cela nécessite non seulement le courage et la lutte quotidienne des personnes concernées, mais aussi une lutte collective incessante, à la fois solidaire et politique. Parce qu’il montre et fait ressentir la réalité vécue par ces personnes, le film de Boris Lojkine, sans même avoir besoin d’être militant, par sa seule existence, est une très belle contribution à cette lutte.

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