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Le projet Peillon contre les statuts : une réforme inoffensive ou une attaque historique ?
Dans La lettre de l’US n°1 du 13 février 2014, le S4 (secrétariat national) estime manifestement, par delà des formulations alambiquées et soigneusement pesées, que les concertations avec le Ministre ont abouti à des fiches globalement satisfaisantes. Ces fiches seront la base du projet de décret Peillon sur le statut des enseignants qui sera présenté au Comité Technique Ministériel le 27 mars 2014. Le S4 joint à son appréciation un commentaire détaillé sur les fiches finales. Sur les points les plus graves, le S4 se veut rassurant. Alors, doit-on, peut-on, être rassuré ?
I) Les missions des enseignants, une simple reformulation qui ne change rien : VRAI ou FAUX ?
a) La fiche à propos des missions et le commentaire du S4 (= secrétariat national du SNES)
La fiche fait la liste des missions des enseignants en distinguant trois grands blocs : les missions d’enseignement (bloc 1), les missions liése à la mission principale d’enseignement (bloc 2), les missions complémentaires (bloc 3). Selon le S4, il n’y a pas lieu de s’inquiéter : les missions d’enseignement reprendraient celles qui existent déjà; le second bloc “ rappelle les grands axes de ces « missions liées » à travers la citation simple de la loi (article L912-1 du code de l’Éducation)”; enfin, les missions du troisième bloc relèverait du pur volontariat. Exact ?
b) La distinction juridique entre loi et décret dans le statut des fonctionnaires
Les dispositions du Code de l’éducation qui forment la base du bloc 2 sont pour le moment des dispositions législatives. À ce titre, elles n’ont pas d’implication concrète. En effet, comme l’explique par exemple J-M. De Forges dans son manuel de Droit de la fonction publique (2e édition, PUF, 1997) : « Dans les deux cas, statut législatif ordinaire et statut organique, les modalités d’application de la loi doivent être précisées par des décrets d’application » (p. 103). Autrement dit, en l’absence de décret traduisant concrètement les missions générales des enseignants définies par la loi, l’administration ne peut rien imposer aux enseignants.
c) L’appréciation de la Cour des Comptes (mai 2013) : des chefs d’établissement trop dépendants de la « bonne volonté des enseignants »
C’est précisément ce la Cour des Comptes déplore dans son rapport de mai 2013 à propos de la gestion des enseignants : « 1 - Une définition étroite du service dans le second degré, a) Les limites des obligations réglementaires de service. Dans le cas des enseignants du second degré, les obligations réglementaires de service (ORS) sont définies exclusivement comme un nombre d’heures de cours par semaine par une série de décrets de 1950. La seule obligation à laquelle sont tenus les enseignants en vertu desdits décrets est donc d’assurer entre quinze et dix-huit heures de cours hebdomadaires, pendant la durée officielle de l’année scolaire, soit trente- six semaines. En conséquence, en dépit de la définition légale des missions, tout travail de l’enseignant autre que celui de « faire cours » n’est pas identifié dans son temps de service, ce qui est doublement dommageable, pour l’enseignant qui ne peut pas voir son implication pleinement reconnue, et pour le chef d’établissement qui est tributaire de la bonne volonté des enseignants. »
C’est pourquoi la première recommandation faite par la Cour des Comptes consiste à aligner les obligations de service définies par décret sur les missions définies par la loi : « – Accorder les obligations de service aux missions définies par la loi – Selon la loi (article L. 912-1 du code de l’éducation), les enseignants sont responsables de l’ensemble des activités scolaires des élèves, au-delà des seules heures d’enseignement. À cette fin, il leur revient de travailler en équipe pour coordonner leurs efforts. Ces activités se déroulent sans qu’un volume horaire hebdomadaire ou annuel adaptable en fonction des besoins réels des élèves soit précisé, au-delà des dispositifs d’accompagnement personnalisé fixés indistinctement à tous les établissements ; de ce fait, elles ne peuvent se développer, pour l’essentiel, que sur la base du volontariat, surtout dans le second degré. Il apparaît donc naturel d’inclure dans les obligations de service des enseignants les heures nécessaires à ces activités, qui entrent explicitement dans leurs missions, alors que leurs obligations de service ne concernent actuellement qu’une partie d’entre elles: les heures disciplinaires de cours qu'ils ont à assumer par semaine devant la classe dans le second degré ; les heures de cours et une partie des activités hors heures de cours dans le premier degré. Une modulation au sein de ces obligations de service doit être rendue possible dans les établissements, en fonction des types de postes et des besoins des élèves ».
e) Une première conclusion : un accroissement considérable des obligations de service
Le projet Peillon concernant les statuts des enseignants met donc exactement en œuvre la première recommendation faite par la Cour des Comptes. Le changement en apparence formel ou cosmétique consistant à transcrire dans un décret les missions fixées par la loi est en réalité décisif : il donnerait un caractère obligatoire aux missions des blocs 1 et 2 et permettrait au chef d’établissement de contraindre les enseignant à les effectuer, sous peine de se voir menacer de suppression d’un ou de plusieurs 1/30 de traitement pour service non fait.
II) L’annualisation est écartée : VRAI OU FAUX ?
a) De la formulation initiale à la formulation finale
La formulation initiale disait : « l’ensemble de ces missions s’effectue dans le cadre de l’horaire des 1607h ». Le SNES a protesté : « La référence aux 1607 heures doit être abandonnée dans la mesure où elle est porteuse d’une annualisation du service des enseignants et peut donner ainsi lieu à des exigences locales en matière de service » (compte-rendu du GT6 du 22/11/2013). Le représentant du ministre, B. Lejeune, a répondu : « Une autre rédaction sera proposée, de type générique, sans chiffre, comme pour les enseignants chercheurs » (ibid.). Autrement dit, seule la « rédaction » changera, pas le contenu.
La formule qui remplace la référence explicite au 1607h est la suivante : « L’ensemble de ces missions constitue la déclinaison, pour les corps concernés, de la réglementation sur le temps de travail applicable à l’ensemble de la fonction publique ». Le S4 commente : “La référence initiale aux 1 607 heures qui servait d'assimilation au temps de travail de la Fonction Publique et qui pouvait servir de base à une annualisation de nos services est supprimée. Acquis du SNES-FSU”. Mais le changement est-il réel ? Le S4 ne se réjouit-il pas trop vite ?
b) La Cour des comptes et la déclinaison des missions légales dans le temps de service des enseignants
La Cour des Comptes formulait son mécontentement contre la définition actuelle des obligations de services des enseignants de la façon suivante : « Les missions légales des enseignants ne sont pas déclinées dans le temps de service des enseignants, qui inclut les seules heures d’enseignement selon un rythme strictement hebdomadaire ». Si le projet Peillon passe, ce sera chose faite ! Quel est l’enjeu ? Si cette « déclinaison » passait le temps de travail dû à l’administration et contrôlable par elle s’étendrait des heures de cours devant élèves à toutes les autres missions fixées par la loi si elles étaient traduites dans un décret concernant nos statuts.
c) La réglementation et le décompte du temps de travail dans la fonction publique : annualisation et temps de travail effectif (décret 2000-815 du 25 août 2000).
• Les dispositions actuelles pour les enseignants : des dispositions dérogatoires
Ce décret précise en son article 7 que « les régimes d'obligations de service sont, pour les personnels en relevant, ceux définis dans les statuts particuliers de leur corps ou dans un texte réglementaire relatif à un ou plusieurs corps ». Donc, tant que le temps de travail des enseignants est défini dans des décrets et statuts particuliers d’une façon spécifique, ce sont ces dispositions dérogatoires qui s’appliquent.
Pour le moment, donc, le temps de travail des enseignants contrôlables par l’administration, ce sont les 18h ou 15h de cours dans sa discipline de recrutement devant élèves. En effet, les textes s’appliquant sont ici le décret du 25 mai 1950 et les textes sur les statuts particuliers pour les certifiés et agrégés datant de 1972, qui font référence au décret de 1950. Dans l’article 1 du décret du 25 mai 1950, il est dit : « Les membres du personnel enseignant dans les établissements du second degré sont tenus de fournir, sans rémunération supplémentaire, dans l'ensemble de l'année scolaire, les maxima de service hebdomadaire suivants ».
• Conséquence du projet Peillon : suppressions des dispositions dérogatoires
Mais le projet Peillon implique l’abrogation du décret du 25 mai 1950 et son remplacement par un nouveau décret. Or, le projet de nouveau décret se ferait sur la base de l’idée que « l’ensemble de ces missions constitue la déclinaison, pour les corps concernés, de la réglementation sur le temps de travail applicable à l’ensemble de la fonction publique ». En ce sens, le temps de travail des enseignants ne serait plus défini comme une exception à la règle générale concernant les agents de la fonction publique, mais comme la déclinaison de la règle générale applicable à ces mêmes agents, bref comme la modalité concrète de ce temps de travail.
• « La règlementatation sur le temps de travail applicable à l’ensemble de la FP » : 1607h annualisés de temps de travail effectif (décret 2000-815, art. 1 et 2).
En ce sens, le passage de la formulation initiale explicite des 1607h à la formulation sur « la règlementatation sur le temps de travail applicable à l’ensemble de la FP » est purement formel. Le contenu est identique.
Si l’on veut calculer cela de façon plus concrète, il suffit de regarder comme l’administration procède avec les collègues qui dépendent déjà du régime commun de la fonction publique sur le temps de travail, par exemple les AED. Pour atteindre les 1607h, ces derniers sont obligés de travailler 41h par semaine, puisqu’ils travaillent 39 semaines par an. Pour les enseignants, si l’année scolaire reste à 36 semaines, cela donnerait 1607/36 = 44,6h, soit sans doute 45h par semaine ! Ainsi, une fois enlevé les heures de cours devant élèves, il resterait à chacun enseignant à faire entre 959h d’autres tâches pour les certifiés (soit 26,5h par semaine en moyenne) et 1067h pour les agrégés (soit 29,5h en moyenne par semaine).
En outre, qu’est-ce que le temps de travail effectif ? « La durée du travail effectif s'entend comme le temps pendant lequel les agents sont à la disposition de leur employeur et doivent se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ».
Chacun comprend donc que le temps passé chez soi à préparer un cours n’est pas au sens propre du temps de travail effectif. La formulation de la fiche fixe donc non seulement un cadre annualisé, mais, pire encore, mais offre aux chefs d’établissement une possibilité d’exigence et de contrôle sur l’intégralité du temps de travail des enseignants.
III) A propos des « missions complémentaires » : rien à craindre ?
a) L’analyse du S4
Là encore, le S4 fait comme s’il s’agissait de savourer une victoire : « Les missions complémentaires ne peuvent en aucun cas être imposées aux personnels. C'est déjà le cas pour la mission de professeur principal. Cela sera aussi le cas pour les autres missions qui seront, elles, accompagnées d'une lettre de mission établie par le chef d’établissement. Contrairement à d’autres lettres de missions (celles concernant les chefs d’établissement par exemple), elles ne peuvent donc porter que sur des activités facultatives. Ces lettres détermineront, préalablement à son attribution, le cadre de la mission attendue et vaudront ordre de mission dans ce cadre, en fixant la nature de l’activité, les contraintes engendrées et les objectifs. Les nouvelles rédactions proposées par le ministère sont de nature à clarifier nombre d’inquiétudes nées des rédactions antérieures : affirmation du principe du volontariat, cadrage national par circulaire ministérielle des différentes missions et du contenu des lettres de mission. Les missions et indemnités prévues seront ainsi attribuées avec plus de transparence et non plus de façon opaque et méconnue des personnels, à la tête du client, sur des bases parfois douteuses. Acquis du SNES-FSU ».
b) Quid du volontariat à l’heure du blocage des salaires ?
Il est naïf de croire au conte de fée du volontariat. Dans un contexte où le point d’indice est totalement bloqué depuis 4 ans et où Peillon parle de geler l’avancement à l’ancienneté pour résoudre les problèmes budgétaires (cf. Mediapart qui a produit un article documenté sur le sujet), la seule façon de ne pas voir baisser son salaire, ce sera d’obtenir une indemnité. La part de choix laissé aux enseignants sera de plus réduites : si vous ne vous en sortez pas avec le crédit de la maison ou le loyer, si vous voulez pouvoir partir en vacances avec les enfants ou offrir telle ou telle activité à ces derniers, comment résister à la tentation d’obtenir une indemnité (même modeste) ?
c) Pouvoir renforcé du chef d’établissement, hiérarchie intermédiaire, concurrence entre enseignants
La manière de faire attribuer ces missions complémentaires et les indemnités afférentes contribuera à la création d’une hiérarchie entre les enseignants avec une petite coterie autour du chef d’établissement. Il est en effet prévu que ces missions soient attribuées par le CA, sur proposition du conseil pédagogique et que la mission précise soit fixée par le chef d’établissement dans une lettre de mission. Il s’agit ainsi de trouver un moyen d’installer dans les faits le conseil pédagogique, prévu par la loi mais inexistant dans bien des lycées. Son autonomie de proposition est un leurre : partout où il existe il travaille sous le pilotage du chef d’établissement qui en nomme les membres !
Ce qui peut entrer dans le cadre de ces missions complémentaires est sans limite, puisque la fiche indique : « tout autre responsabilité proposée par le conseil pédagogique et arrêté par le chef d’établissement ».
d) Missions complémentaires : briser le statut national pour territorialiser l’enseignement
L’inscription de ces missions complémentaires sans aucune limite définie a surtout pour fonction de casser le caractère national de la définition des obligations de service. C’est la condition pour pouvoir territorialiser l’enseignement à tous les niveaux. Car, tant que les enseignants ont des missions intégralement définies nationalement, il est impossible de territorialiser au delà de quelques projets symboliques. Tout au contraire, avec les statuts actuels, ce sont les enseignants qui peuvent, s’ils le souhaitent, prendre l’initiative d’un projet spécifique.
IV) La pondération : hausse du temps de travail et suppression de postes
La pondération Peillon n’interviendrait pas en décharge de service, contrairement à l’heure de première chaire, dont bénéficient beaucoup d’enseignants en lycée. Cela permettrait donc de faire travailler beaucoup d’enseignants 1h de plus. Cela permettrait à Peillon et à ses successeurs de supprimer au moins 10 000 de postes.
V) Peillon peut-il être si machiavélique ?
Mais certains s’interrogent encore. Peillon pourrait-il être si machiavélique qu’il utilise des formules trompeuses pour faire passer une réforme qui n’a rien à envier à ce que voulait faire Ségolène Royal ou à ce qu’envisage l’UMP ?
On ne peut pas sonder les intentions du ministre. Mais on peut tout de même être instruit par l’histoire récente. Toutes les réformes explosives ne peuvent être menées à bien si elles sont réalisées d’un coup. Comment les gouvernements s’y sont-ils pris pour privatiser une partie des PTT (et l’autre est entrain de suivre) ? D’abord, ils ont opéré une séparation entre Poste et Télécommunications, présentée comme « technique ». Puis, ils ont modifié le statut de l’entreprise ; face aux inquiétudes, ils ont rassuré : mais, non, pas question de privatiser ni de remettre en cause le statut de fonctionnaire ; n’écoutez pas ceux qui racontent cela, ce sont des syndicalistes paranoïaques qui veulent construire leur boutique. Et, puis, 1997, ça y est, Jospin a privatisé France Telecom, tous les nouveaux recrutés le sont sur des contrats de droit privé, fini le statut de fonctionnaire.
Même si Peillon lui-même est animé de bonnes intentions, cela ne change rien au contenu de son projet. Même s’il ne voulait pas lui-même en tirer toutes les conclusions, ses successeurs s’en chargeront, qu’ils soient du PS ou de droite.
VI) Projet Châtel et projet Peillon : comparons !
Lors d’un séminaire organisé par la Fondation pour l’Innovation Politique, le 17/10/2013, Châtel, l’ex-ministre de l’EN a tracé la politique de la droite à son retour au pouvoir concernant le statut des enseignants. Son analyse est simple. Les décrets de 1950 définissent la mission des enseignants comme de l’instruction et prévoient que leur temps passé dans l’établissement soit presque exclusivement consacré à enseigner. C’est, selon Châtel, la cause des problèmes du système éducatif français. Que faut-il faire ? Redéfinir les ORS. Comment ?
En y incluant de nouvelles missions : « Il est nécessaire d’abroger le décret de 1950 pour proposer un nouveau statut des enseignants qui intègre ses nouvelles missions : instruire, accompagner, travailler en équipe, recevoir les familles ». Voilà qui ressemble comme deux gouttes d’eau au décret Peillon. Or, que vise Châtel ? « Ainsi, un certifié qui travaille 18 heures par semaine dans son collège ou lycée passerait à 26 heures décomposées en 21 heures de cours et 5 heures d’autres missions ». CQFD.
Conclusion : une attaque historique qui doit être absolument repoussée
Le projet Peillon est bien une attaque historique contre le statut des enseignants. Il est vital de la repousser. Le SNES doit demander le retrait du projet Peillon. Car repousser cette régression sans précédent, qui ouvre la porte à d’autres plus graves encore, c’est la condition minimale pour pouvoir se battre ensuite pour des améliorations.
Beaucoup de temps a été perdu, mais il n’est pas encore trop tard. Avec un bon matériel explicatif, avec des mots d’ordre clairs et avec l’investissement de tous les militants, il est possible de mobiliser massivement la profession pour défaire le projet Peillon.