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Comment vaincre le fascisme ? Analyses et propositions de Trotsky pour l’Allemagne en 1930-1933
La bourgeoisie recourt au fascisme lorsqu’elle en a un besoin impérieux pour briser une lutte de classe puissante des travailleurs et pour maintenir à tout prix son hégémonie de classe. Dès lors, s’en remettre à un quelconque parti bourgeois pour vaincre le péril est une aberration pure et simple pour les organisations de la classe ouvrière. Le combat opiniâtre des travailleurs, avec la force et les moyens qui sont les leurs, est seul à même de triompher d’un tel danger, lorsqu’il existe.
La question se posait de façon brûlante pour les organisations ouvrières au début des années 1930. Trotsky analysa avec la plus grande attention la montée en puissance du NSDAP, le parti nazi, en Allemagne, et formula des propositions très précises pour le combat de la classe ouvrière dans cette situation (1). Visionnaire, car s’appuyant sur les faits analysés avec soin d’un point de vue marxiste, il écrivait dès 1930, que la victoire du nazisme serait une catastrophe porteuse de bien plus d’ignominies que le fascisme italien, installé au pouvoir depuis 1922, n’avait pu et ne pouvait en commettre. C’est ainsi qu’il écrit : « Comme les contradictions et les antagonismes ont atteint en Allemagne un degré extrême de gravité, le travail infernal du fascisme italien apparaîtra comme une expérience bien pâle et presque humanitaire en comparaison des crimes dont le national-socialisme allemand sera capable. » C’est à partir des analyses et propositions de Trotsky qu’on s’attellera ici à l’analyse du phénomène fasciste et aux perspectives dont dispose la classe ouvrière pour le combattre et l’abattre.
Qu’est-ce que le fascisme ?
D’un point de vue descriptif et selon la définition courante, un régime fasciste se caractérise par le totalitarisme ou soumission absolue de l’individu au pouvoir d’État. Pour ce faire, le fascisme s’appuie sur un parti de masse, hiérarchisé, militarisé, placé sous l’autorité d’un chef charismatique. Mais il ne se réduit pas, loin de là, à ces traits particuliers. Il a en fait pour vocation d’anéantir toute résistance de la part de la classe ouvrière, donc d’interdire ses organisations politiques et syndicales, ainsi que toute forme de lutte de classe et de tout combat démocratique ; il aboutit à la destruction des conquêtes démocratiques et ouvrières. Dans son programme, le parti nazi (NSDAP) proclamait ainsi sa détermination à établir une « communauté du peuple (Volksgemeinschaft) » où tout conflit social serait banni.
Historiquement, le fascisme ne peut surgir que dans des conditions où la bourgeoisie n’a plus d’autre solution que celle-là pour s’opposer à la classe ouvrière et pour préserver sa domination de classe. Dans un contexte de crise sociale et économique aiguë, la démocratie parlementaire bourgeoise ne suffit plus à désamorcer les tensions sociales. Pour préserver ses intérêts de classe, la bourgeoisie n’a plus pour instrument qu’une centralisation extrême du pouvoir exécutif. Mais même la mise en place d’un État dictatorial et policier peut se révéler insuffisante : face à un prolétariat fort et puissamment organisé, comme c’était le cas du prolétariat allemand jusqu’au début des années 1930, il faut un mouvement massif qui puisse influencer idéologiquement la partie la moins consciente des ouvriers et surtout la petite bourgeoisie.
Le rôle et le positionnement politiques de cette dernière sont en effet essentiels, même si, comme on va le voir, ils découlent en dernière analyse du prolétariat et de sa lutte de classe. Le fascisme s’adresse prioritairement aux classes sociales frappées de plein fouet par la crise : la petite bourgeoisie avant tout — petit peuple des artisans et des commerçants des villes, petite et moyenne paysannerie —, auxquels viennent s’ajouter les fonctionnaires et employés, qui figurent eux aussi parmi les principales victimes de la crise et peuvent voir leur salut dans le renforcement de l’État que le fascisme promeut, comme employeur et protecteur. Or le fascisme a un besoin impérieux de ces catégories sociales, qu’il enrôle, militarise et endoctrine, pour s’en servir comme d’une force destinée à écraser le prolétariat et ses organisations. Pour ce faire, il déploie un programme populiste et plébéien susceptible de les gagner à sa cause, tout en étant financé par le grand capital. Dès lors, pour les partis de la classe ouvrière, il est indispensable de s’adresser aux classes moyennes pour qu’au contraire elles rejoignent les rangs du prolétariat. Car par sa situation intermédiaire, la petite bourgeoisie oscille en permanence entre les deux classes principales de la société capitaliste, le prolétariat et la grande bourgeoisie. Celle qui parvient à la gagner remporte une bataille essentielle dans cette lutte à mort : pour conforter sa domination, la grande bourgeoisie a besoin de se concilier la petite bourgeoisie ; pour mener sa révolution victorieuse, le prolétariat doit savoir l’entraîner dans sa lutte et, pour ce faire, avant tout se rassembler et s’organiser comme classe.
La situation en Allemagne au début des années 1930
Par sa structure sociale et économique, l’Allemagne du début du XXe siècle réunit les conditions objectives et subjectives d’un passage possible au socialisme (2). La classe ouvrière y est nombreuse et rassemblée dans de grandes villes et régions industrielles. L’économie est elle-même très concentrée, grâce aux cartels et autres Konzern permettant un regroupement et une rationalisation de la production dans de vastes chaînes maîtrisant l’ensemble des maillons productifs, d’amont en aval, en particulier dans les grands trusts chimiques (IG Farben), sidérurgiques (Krupp, Thyssen, Hoesch) et dans le secteur de l’électricité (AEG, Siemens). L’Allemagne est alors la deuxième puissance industrielle mondiale.
La conscience et l’organisation de classe chez les ouvriers sont fortes : le parti social-démocrate allemand (SPD) est une organisation remarquable par sa structuration ; il dispose d’associations diverses (organisations de femmes socialistes, mouvements de jeunes, mouvements de plein air), d’universités populaires, de bibliothèques et de sociétés de lecture, de maisons d’édition, de journaux, de revues… Cependant, la bourgeoisie, au moyen de son État, tente de détourner les ouvriers de leur conscience de classe internationaliste par une politique systématique de « réconciliation » du prolétariat avec le Reich : développement du christianisme social, « politique sociale » de Bismarck puis de Guillaume II, déploiement d’une idéologie nationaliste et chauvine visant à attacher les travailleurs à une culture du « peuple élu », par l’éducation officielle, la presse bourgeoise et la propagande d’État.
Cette pression systématique en faveur d’un nationalisme exacerbé favorise la trahison de la social-démocratie allemande, avérée lors du déclenchement de la guerre interimpérialiste en 1914. Les fractions des organisations prolétariennes constituées par les couches privilégiées du prolétariat, aristocratie ouvrière et membres permanents des partis et des syndicats, sont les vecteurs sociaux de cette capitulation (3). Karl Liebknecht écrit alors : « L’opportunisme a été engendré pendant des dizaines d’années par les particularités de l’époque de développement du capitalisme où l’existence relativement pacifique et aisée d’une couche d’ouvriers privilégiés les “embourgeoisait“, leur donnait des bribes de bénéfice du capital, leur épargnait la détresse, les souffrances et les détournait des tendances révolutionnaires de la masse vouée à la ruine et à la misère. »
Pour les communistes révolutionnaires internationalistes, l’ennemi à combattre est leur propre bourgeoisie et leur propre gouvernement. Mobilisé, Liebknecht diffuse un tract rappelant aux soldats-ouvriers que « l’ennemi principal est dans notre propre pays ». À partir d’avril 1917, de puissantes grèves se succèdent qui remettent profondément en cause la politique d’union sacrée à laquelle participe de plain-pied la direction de la social-démocratie. L’un des principaux dirigeants du parti social-démocrate, Fritz Ebert, répète, pour mettre fin à ces grèves : « C’est le devoir des travailleurs de soutenir leurs frères et leurs pères du front et de leur forger de meilleures armes comme le font les travailleurs anglais et français. (…) La victoire est le vœu le plus cher des Allemands. »
Une révolution prolétarienne éclate en novembre 1918 et se répand dans tout le pays. Alors que Liebknecht fait proclamer par acclamations la « république socialiste allemande », les dirigeants sociaux-démocrates s’accrochent de toute leur force à la démocratie parlementaire bourgeoise contre les conseils, affirment leur hostilité à toute « dictature de classe » et appellent à la participation des partis bourgeois au gouvernement. Au moment où des conseils sont constitués dans la plupart des grandes villes par les ouvriers et les soldats, des dirigeants sociaux-démocrates entrent dans le gouvernement de la République bourgeoise, proclamée sur les ruines du Reich : Ebert, « socialiste » qui se veut « modéré », dirige même ce gouvernement concurrent des conseils élus par les travailleurs. Pour promouvoir l’Assemblée constituante bourgeoise, la social-démocratie constitue le pivot d’une coalition qui rassemble toutes les forces politiques représentant les intérêts des classes possédantes. C’est le gouvernement d’Ebert qui liquide les conseils ouvriers, laisse assassiner, le 15 janvier 1919, les dirigeants communistes Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, et mène la répression du mouvement ouvrier sous l’autorité du ministre « socialiste » Gustav Noske : le 4 mars 1919, celui-ci donne ordre aux corps francs de marcher sur Berlin pour mettre à bas les conseils ouvriers. Plusieurs centaines de révolutionnaires sont alors exécutés sans jugement. Le parti communiste allemand (KPD) fondé en décembre 1918, sort profondément affaibli de cette épreuve. Mais il parvient à se construire et, l’année suivante, il compte environ 450 000 adhérents.
La crise économique et l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises ouvrent à nouveau, en 1923, une situation révolutionnaire. Les conditions de vie sont de fait dramatiques pour la majorité écrasante de la population allemande : gigantesque inflation, misère généralisée, paupérisation absolue des travailleurs, ruine de la petite bourgeoisie. Le mouvement des conseils d’usines se développe à un rythme extrêmement rapide pendant l’année 1923. Mais la direction du KPD, qui a préparé avec soin l’insurrection ouvrière (incluant la mise sur pied de « centuries prolétariennes », groupes ouvriers d’autodéfense), se met à la remorque des sociaux-démocrates de gauche qui se refusent à appeler à la grève générale. L’insurrection, pourtant très bien préparée, est annulée, sauf à Hambourg où, totalement isolée, elle est réprimée dans le sang. C’est une retraite sans combat, une occasion révolutionnaire manquée. Indéniablement, ces deux défaites, en 1919 puis 1923, affectent profondément la confiance du prolétariat dans ses propres forces.
Crise économique et montée du nazisme
La crise économique du système capitaliste à partir de 1929 commence très vite en Allemagne, avec le rapatriement massif des capitaux américains. Son ampleur et sa violence rappellent celle de 1923. La production s’effondre, le chômage atteint des chiffres étourdissants : 3 millions fin 1929, 4,4 millions fin 1930, 6 millions fin 1932. Dans un tel contexte, les rapports de force se tendent à l’extrême. Le parti communiste accroît considérablement son potentiel électoral : d’une élection à l’autre, entre 1928 et 1930, il passe de 3,3 millions à 4,6 millions de voix. Mais les nazis progressent de façon beaucoup plus vertigineuse : de 800 000 voix en 1928 à 6 400 000 en 1930. À cette date, le NSDAP compte environ 150 000 membres, parmi lesquels les classes moyennes et les paysans sont sur-représentés. Rempart de l’ordre et de la propriété, le NSDAP attire aussi en nombre des membres de professions libérales, des patrons et des hauts fonctionnaires. De grands capitalistes le soutiennent financièrement : c’est en particulier le cas des magnats de l’industrie sidérurgique Fritz Thyssen et Friedrich Flieck, des banquiers Von Stauss et Schröder, du président de la Reichsbank Hjalmar Schacht, ainsi que de nombreux patrons d’entreprises petites et moyennes, tous sensibles à la violence anti-marxiste des nazis. Le noyau de l’électorat nazi réside cependant dans les classes moyennes, artisans, commerçants, paysans, représentants du petit capital (rentiers, pensionnés), toutes catégories sociales qui ont été les principales victimes de l’hyper-inflation des années 1920. Face à cette montée du nazisme, les organisations de la classe ouvrière doivent réagir avec les plus extrêmes vigilance et combativité.
Trotsky s’emploie alors à démontrer que la victoire de la classe ouvrière sur le nazisme est possible, et qu’elle est vitale. Il rappelle d’abord la force que détient, par sa position dans les rapports de production, la classe ouvrière : « Sur la balance de la statistique électorale, 1 000 voix fascistes pèsent aussi lourd que 1 000 voix communistes. Mais sur la balance de la lutte révolutionnaire, 1 000 ouvriers d’une grande entreprise représentent une force cent fois plus grande que celle de 1 000 fonctionnaires, employés de ministères, avec leurs femmes et leurs belles-mères. » Les ouvriers sont seuls à pouvoir mettre en marche les moyens de production et de transport, à pouvoir produire et distribuer le fer, le charbon, le rail, l’électricité. Il est impératif de le rappeler dans un contexte pré-révolutionnaire où il n’y a que deux voies possibles : la situation peut devenir révolutionnaire ou contre-révolutionnaire. « Les situations politiques les plus difficiles sont, en un certain sens, les plus faciles, note Trotsky : elles n’admettent qu’une seule solution. Quand on désigne clairement une tâche par son nom, en principe on l’a déjà résolue : du front unique pour la défensive à la conquête du pouvoir sous le drapeau du communisme. En 1923, on refusa le combat ; devant le spectre du fascisme, le parti refusa le combat. Quand il n’y a pas de lutte, il ne peut y avoir de victoire. C’est précisément la force du fascisme et sa pression qui excluent aujourd’hui toute possibilité de refuser le combat. Il faut se battre. »
Se battre avec ses propres forces
Aveuglement et trahisons de la social-démocratie
Cela suppose que la classe ouvrière prenne la tête de ce combat, sans s’en remettre aux gouvernements bourgeois qui servent des intérêts contradictoires aux siens. En 1930, le chancelier Heinrich Bruning (dirigeant du parti catholique bourgeois, le Zentrum) applique une politique anti-ouvrière dure pour résoudre la crise par la déflation : lois d’exception, baisse drastique des salaires, réduction de l’allocation-chômage… Certes, Bruning tolère les organisations ouvrières, parce qu’il n’a pas les moyens politiques et militaires de les liquider — et parce que les dirigeants sociaux-démocrates soutiennent ce gouvernement bourgeois qu’ils considèrent comme un moindre mal. Mais Bruning tolère aussi les nazis, car il craint par dessus tout la force révolutionnaire du prolétariat.
Lors de l’élection présidentielle de mars 1932, le SPD va jusqu’à apporter son soutien au maréchal Paulus von Hindenburg, sous prétexte de contrer la candidature de Hitler. Noble brandebourgeois, chef d’état-major à partir de 1916, soutenu par tous les partis de la droite allemande, Hindenburg est président de la République depuis 1925 et, à ce titre, applique une politique réactionnaire et violemment anti-ouvrière. On mesure ici les errements des dirigeants sociaux-démocrates : ils s’en remettent à Bruning et à Hindenburg, comme s’ils pouvaient être des remparts contre le fascisme, au lieu de mobiliser toutes leurs forces, qui sont puissantes — des centaines de milliers de militants et des millions de sympathisants, une organisation rigoureuse, une presse bien structurée, des liens organiques avec des syndicats encore plus puissants… —, pour prendre la tête de la lutte contre la politique de la bourgeoisie. La responsabilité des chefs de la social-démocratie est considérable : depuis août 1914 et leur adhésion à l’union sacrée de toutes les classes au service de la guerre impérialiste, ils se refusent à en appeler au combat indépendant de la classe ouvrière, préférant servir au sein de gouvernements bourgeois ou, sans y participer, les soutenir. Or, comme le souligne Trotsky, « la petite bourgeoisie peut se ranger du côté des ouvriers si elle voit en eux un nouveau maître. La social-démocratie apprend à l’ouvrier à se comporter comme un laquais. La petite bourgeoisie ne suivra pas un laquais. La politique du réformisme enlève au prolétariat toute possibilité de diriger les masses plébéiennes de la petite bourgeoisie et par là même transforme ces dernières en chair à canon du fascisme. »
Zigzags du parti communiste
À la différence de la direction social-démocrate, les dirigeants communistes allemands rejettent tout soutien à Bruning. Mais c’est pour mieux, ponctuellement, s’inféoder à Hitler ! La direction du KPD n’a aucune conscience du danger mortel que représente le nazisme pour la classe ouvrière. Elle est persuadée qu’il périra de lui-même ; selon elle, « le succès électoral d’Hitler contient avec une certitude absolue le germe de sa future défaite » (4). L’Internationale Communiste va jusqu’à affirmer que le passage par le nazisme peut être bénéfique : « L’institution de la dictature fasciste ouverte, qui détruit les illusions démocratiques des masses et les libère de l’influence social-démocrate, accélère la marche de l’Allemagne vers la révolution prolétarienne. » (5) En juin 1931, le parti communiste se joint ainsi au NSDAP, dans des manifestations, pour soutenir un référendum proposé par le parti nazi (6). Depuis 1928, appliquant avec docilité les consignes venues de Moscou, la direction du KPD, avec à sa tête Ernst Thälmann, l’homme de Staline, caractérise la social-démocratie de « social-fascisme » — Staline parle de la social-démocratie comme de « l’aile modérée du fascisme ». Selon la tactique dite de « classe contre classe », seul le parti communiste représente vraiment la classe ouvrière et il n’y a donc aucune distinction à faire entre le parti social-démocrate qui a la confiance de millions d’ouvriers et le parti nazi reposant sur la petite bourgeoisie et promu par le grand capital. Cette ligne ultra-gauchiste constitue l’une des variantes des différents virages et zigzags de l’Internationale communiste stalinisée. Elle ne fait que succéder à l’opportunisme des années 1923-1928, période durant laquelle les ententes avec la social-démocratie étaient considérées comme des préalables indispensables à toute action, auxquelles les directions communistes n’hésitaient pas à sacrifier l’indépendance de leurs partis et de leur programme comme leur liberté de critique. Ces zigzags correspondent, selon le mot de Trotsky, à un « centrisme bureaucratique » qu’il convient de combattre avec la plus grande fermeté, comme le fait l’Opposition de gauche en URSS et au niveau international. Cette caractérisation détermine la politique à suivre pour les authentiques communistes révolutionnaires internationalistes : défense de l’URSS et des acquis de la révolution d’Octobre, mais critique ouverte de la bureaucratie et opposition implacable à la clique stalinienne. Celle-ci juge d’ailleurs le moment opportun pour lancer une campagne internationale contre le « trotskysme » : sabotage des réunions de l’Opposition de gauche, persécution généralisée, utilisation de la violence… « Telle est la situation humiliante, indigne et en même temps profondément tragique de l’Internationale communiste. » Et ce d’autant plus que la véritable tactique « classe contre classe » réside dans le front unique ouvrier, que la IIIe Internationale stalinienne refuse de mettre en œuvre.
Les armes d’un combat résolu contre le fascisme
Le front unique ouvrier
Face à la montée du fascisme, au lieu de faire de la social-démocratie un ennemi juré, les militants communistes doivent s’adresser à elle pour un combat commun, sous la forme du front unique ouvrier. Cette politique, définie sur un plan général par le IIIe Congrès de l’Internationale communiste en 1921, a en l’occurrence pour but d’unir les forces du prolétariat contre le danger fasciste, de stimuler la combativité de ceux qui hésitent devant la lutte, de critiquer et dénoncer les dirigeants qui refusent et capitulent.
Une telle tactique permet de s’adresser tout à la fois aux masses pour les mobiliser et aux dirigeants reconnus par les masses pour les contraindre à prendre publiquement position. Elle tient compte à chaque moment de l’état d’esprit des travailleurs. L’union de toutes les forces du prolétariat et l’expérience de la lutte accroissent ainsi considérablement la prise de conscience révolutionnaire de la classe ouvrière.
Pour une action militante coordonnée : les comités d’usine, le contrôle ouvrier, les soviets
Le front unique ouvrier est la forme qui permet le mieux de prendre des décisions d’actions communes pour résister concrètement aux milices fascistes. La protection des usines nécessite la mise sur pied de comités d’usines : « Chaque usine doit se transformer en forteresse antifasciste avec son commandant et ses équipes de combat. Il faut se procurer les plans des casernes et des autres foyers fascistes dans chaque ville, dans chaque district. » Pour faire face aux assauts des fascistes, mais aussi se préparer à l’affrontement avec l’appareil d’État, les travailleurs doivent organiser une mobilisation de masse, riposte qui soit à la hauteur de la menace : à cet égard, la grève générale est une arme. Elle permet la structuration d’ensemble de la lutte et la prise de contrôle des usines par les ouvriers, au moyen de conseils ouvriers (ou soviets) fédérés, chargés de la coordination démocratique de l’ensemble. Les soviets, organes supérieurs du front unique, sont ainsi amenés à jouer un rôle politique et économique dirigeant. Ils deviennent par là même, selon la formule de Trotsky, « la plus haute expression organisationnelle de l’unité du prolétariat ».
Pour l’indispensable construction du parti communiste révolutionnaire
Dans cette période décisive, il faut plus que jamais accélérer la construction du parti communiste. Tout en proposant aux autres organisations ouvrières des mots d’ordre clairs de front unique défensif, du sommet à la base, le parti communiste doit maintenir sa ligne politique indépendante, sa presse, son drapeau. Cela implique de critiquer impitoyablement les dirigeants sociaux-démocrates et de mettre en avant le renversement du capitalisme comme seule solution aux misères des masses. Il faut enfin que le parti se réunisse, étant donné les circonstances exceptionnelles, en congrès extraordinaire pour assurer son plein fonctionnement démocratique.
Or cette nécessaire organisation politique est ignorée et méprisée par la direction du parti communiste, obsédée par l’idée que l’ennemi principal reste la social-démocratie, embourbée dans une tactique de « front unique rouge » sous seule direction communiste, c’est-à-dire excluant de fait les travailleurs non inscrits dans son orbite, notamment sociaux-démocrates, qui restent pourtant plus nombreux que les communistes. Ce « front unique rouge » se révèle donc la négation du front unique ouvrier, dans la mesure où il n’est en fait qu’un front du parti avec lui-même… La direction du KPD empêche ainsi de véritables actions de masse capables de combattre efficacement le fascisme. Elle se révèle passive et impuissante au moment de l’arrivée légale de Hitler au pouvoir, nommé chancelier par le président de la République Hindenburg le 30 janvier 1933.
La « mise au pas (Gleichanstaltung) » du peuple allemand commence immédiatement. Lors des élections au Reischstag de mars 1933, la campagne électorale nazie est financée par une souscription de 3 millions de marks, obtenus des milieux industriels (parmi lesquels les patrons les plus puissants d’Allemagne, Krupp, Schnitzler, Vögler…). La campagne se déroule dans un climat de terreur. Bien que le parti nazi n’obtienne pas la majorité absolue (44 % des voix), il fait immédiatement voter au Reichstag les pleins pouvoirs à Hitler. En quelques mois, les organisations ouvrières allemandes sont liquidées : le KPD est interdit dès mars 1933, et le SPD en juin. La loi du 14 juillet 1933 interdit leur reconstitution. Les syndicats de classe disparaissent également et le corporatisme est imposé de force par l’affiliation obligatoire à un « Front du Travail » qui regroupe patrons et salariés. Presses et associations ouvrières disparaissent purement et simplement, atomisant toute possibilité de résistance. Des milliers de militants sont arrêtés par la Gestapo, jetés en prison ou déportés dans des camps de concentration. Les libertés individuelles sont suspendues, la terreur est érigée en système étatique ; le totalitarisme est consacré par une loi de décembre 1933 qui proclame le NSDAP « dépositaire de la nation allemande et de l’État » ; les persécutions contre les démocrates, les Juifs, les Tsiganes, les handicapés, les homosexuels, etc., se multiplient, avant d’être organisées de manière systématique jusqu’à l’exécution de véritables plans d’extermination.
Cette victoire totale du nazisme sur la classe ouvrière et toute la société allemandes a donc été facilitée, voire permise, par l’incapacité des directions du mouvement ouvrier à y faire face. Alors qu’il fallait combattre la montée du fascisme par l’unité du front prolétarien, d’une part, et les armes spécifiques de la lutte de classe ouvrière, d’autre part, les dirigeants sociaux-démocrates et staliniens du mouvement ouvrier ont fait tout le contraire. Sous prétexte de combattre le fascisme, les sociaux-démocrates ont soutenu jusqu’au bout les partis et les gouvernements officiellement « démocratiques », lesquels s’en sont remis à Hitler dès qu’ils ont estimé devoir le faire. Sous prétexte de combattre le « social-fascisme », les dirigeants staliniens ont empêché l’unité de la classe ouvrière allemande, qui était seule capable, par sa position sociale, ses organisations puissantes et sa conscience de classe, de vaincre le fascisme. Face à cette effroyable faillite, et après avoir constaté l’absence de toute auto-critique du KPD et de l’Internationale communiste, Trotsky et l’Opposition de gauche internationale, qui s’étaient battus jusque-là pour le redressement de la IIIe Internationale gangrenée par le centrisme bureaucratique stalinien), en tirèrent les conséquences : ils s’engagèrent dans le combat pour la construction de la IVe Internationale.
1) Léon Trotsky, Comment vaincre le fascisme. Écrits sur l’Allemagne 1930-1933, [trad. fr.] Paris, Éditions de la Passion, 1993.
2) Sur tous ces points, voir Pierre Broué, Révolution en Allemagne, Paris, Éditions de Minuit, 1971, et nos articles parus dans Le CRI des travailleurs n° 1 à 3, février, mars et avril 2003 (« La révolution allemande et ses enseignements. 1918-1923 »).
3) Pierre Broué note à ce propos : « Vers 1907, on peut estimer à 9,8 % du total des adhérents les non-salariés définis comme "travailleurs indépendants" (tenanciers d’auberge ou de taverne, coiffeurs, artisans, commerçants, petits industriels). Le poids de ces éléments petits-bourgeois est d’autant plus important que c’est dans leur direction que le parti oriente son effort électoral en adaptant son langage à celui de cette clientèle à gagner. 14 % seulement des adhérents figurent dans les statistiques avec l’étiquette de "travailleurs". Le cœur des adhérents du parti est donc constitué de travailleurs qualifiés, ouvriers privilégiés, dans lesquels Zinoviev désigne “l’aristocratie ouvrière”. » (Révolution en Allemagne, op. cit., p. 33.)
4) Cité par Pierre Ayçoberry, La question nazie. Essai sur les interprétations du national-socialisme, Paris, Seuil, 1979, p. 79.
5) Présidium du Comité exécutif de l’Internationale Communiste, 1er avril 1933, cité ibidem, p. 81.
6) Il s’agit de réclamer par plébiscite la dissolution du Landtag de Prusse.