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Réforme des lycées professionnels: Théodore Monod (93) ouvra la voie de la lutte nécessaire
Une lutte radicale et déterminée dans les lycées professionnels est devenue une nécessité absolue, une question de vie ou de mort pour la formation professionnelle et l’avenir de la jeunesse ouvrière et populaire. C’est ce qu’ont compris les personnels du lycée professionnel Théodore Monod à Noisy-le-Sec (93). Depuis le 11 mai, enseignant.es, CPE, personnels de la vie scolaire agissent quotidiennement de façon créative et déterminée au côté de parents, d’élèves mobilisé.es, d’élu.es et de soutiens venus de divers horizons professionnels et géographiques, pour utiliser la seule arme qui peut arrêter le bras criminel du gouvernement : le blocage, en l’occurrence des CCF (Contrôles en cours de formation) ! L’objectif est d’étendre la lutte à d’autres lycées professionnels, et même dans le secteur éducatif plus généralement – certains aspects de la casse du système éducatif par le gouvernement, en particulier le Pacte enseignant, représentent des attaques globales contre l’école comme outil potentiel à destination des jeunes de milieux défavorisés, contre la fonction enseignante, et contre le statut de la fonction publique. Face à ce carnage, qui touche en premier lieu les lycées pro, les personnels de Théodore Monod et leurs soutiens veulent faire avancer rapidement la nécessaire prise de conscience et étendre le combat de civilisation qui se joue en ce moment.
La journée du 23 mai a été, de ce point de vue une belle réussite, combinant une forte mobilisation des personnels, des élèves, de leurs parents, des soutiens, des élu.es – avec des prises de parole devant le lycée – et une mise en scène humoristique très réussie symbolisant la mise à mort du lycée professionnel au profit du Medef, seul bénéficiaire de cette boucherie éducative. Par contre, le rectorat voulait faire de celle du 24 mai la journée de la reprise du travail, notamment en informant par e-mail, de façon mensongère, les parents du fait que les cours reprenaient normalement, contrairement à la volonté de poursuivre le mouvement qui avait été exprimée par les personnels du lycée la veille dans l’après-midi. Grâce à la solidarité entre soutiens extérieurs, lycéen.nes mobilisées et à la grève décidée par les enseignant.es présent.es sur place pour répondre à la situation, l’opération de reprise en main par la hiérarchie a tourné court.
Cérémonie de funérailles du lycée professionnel, suivi d’un mariage forcé entre le Medef et le lycée professionnel. Sketch joué le 23 mai devant un public nombreux devant le lycée Théodore Monod.
Interview de Nathalie, enseignante de lettres-histoire à Théodore Monod.
Bonjour, peux-tu brièvement te présenter, et nous dire
Je suis enseignante en lettres-histoire dans cet établissement. Suite aux annonces du président de la République le 4 mai, nous avons décidé après deux AG, pas vraiment de nous mettre en grève : on bloque le lycée pour empêcher le passage des CCF (Contrôles en cours de formation), avec un calendrier tout au long de l’année ; mais ces CCF ont lieu plutôt vers la fin de l’année à l’approche des examens. Du coup, nous avons décidé, même plus face à une énième attaque, parce que là, on est vraiment dans la fin du lycée pro.
Et la particularité dans l’établissement, c’est qu’on a une connaissance du calendrier, de la façon de faire de nos gouvernants : on a déjà eu des réformes qui ont mis à mal l’enseignement professionnel, avec le passage de quatre à trois ans en 2009, et surtout en 2019, la réforme de Jean-Michel Blanquer, qui a vu 30% des enseignements généraux, et une partie aussi des enseignements en atelier en enseignement professionnel, diminuer. Donc forcément, la temporalité est là ; on comprend la méthode ; ça fait trois-quatre ans, et aujourd’hui, on nous dit que les élèves ont du mal à s’insérer professionnellement et en postbac, tout simplement parce que, effectivement, suite à cette réforme, le niveau des élèves a baissé.
Donc les élèves, suite à cette réforme, n’ont plus le niveau pour aller en BTS, alors qu’on sait très bien que les filières tertiaires sont insérantes professionnellement, mais à un niveau bac +2 ou bac+3. Donc un bac pro ne suffit pas ! Donc on voit bien la temporalité du calendrier. Et là, on est dans le résultat final. C’est la mise à mort du lycée pro.
D’ailleurs, une élève, très judicieusement m’a dit : « Mais Madame, où vont aller les filles ? » Parce que l’environnement professionnel est très genré, et vous avez principalement les garçons en filières industrielles ; les filles, et un peu de garçons aussi – c’est un peu plus mixte – en vente et en commerce, mais c’est très genré en classes d’accueil ; c’est mixte aussi en GA (gestion administration); mais les filles ne vont pas en filières industrielles. Donc elles vont en tertiaire. Donc une élève m’a judicieusement dit : « où vont aller les filles ? ».
Quelles que soient les industries ?
Quelles que soient les industries. En tout cas, chez nous, dans notre établissement, nous avons une filière Maintenance des équipements industriels, et une filière Électrotechnique. Il y a tous les trois-quatre ans une fille, qui s’est égarée, qui a un vrai projet mûri. Donc ça arrive, mais c’est extrêmement rare. Et en tout cas chez nous – mais de manière générale, les chiffres le démontrent – les filières industrielles en lycée professionnel sont principalement masculines.
Cette baisse du niveau, en quelques mots, elle est mesurable ? Elle est palpable, déjà ?
Oui, parce que, déjà, on a des tests d’entrée en seconde, en français et en mathématiques. Nous, on n’a pas besoin des tests pour le voir dans le niveau de nos élèves.
En plus, la particularité, c’est qu’on a eu le Covid, donc un confinement avec une absence des classes d’écoles pendant trois-quatre mois. En plus, à l’époque, le distanciel avait été très mal préparé par le gouvernement. C’était du bricolage. On a fait ce qu’on a pu, avec nos moyens. Mais on a quand même essayé de maintenir le lien avec nos élèves. Ça a été très compliqué pour nous, surtout dans ce profil d’établissement où on a un taux d’absentéisme assez important. Donc imaginez, derrière un ordinateur – et encore ce n’est pas évident, parce qu’on a beaucoup de familles qui ne sont pas équipées d’un ordinateur ! Donc faire classe sur un téléphone portable… voilà !
Donc oui, c’est quantifiable, et on le voit, et on alerte depuis un certain nombre d’années. Mais on se rend compte que ces réformes iniques visant à vider les enseignements de leur contenu n’ont qu’une finalité : justifier cette dernière réforme qui fait la mise à mort du lycée professionnel.
Tu peux expliquer un peu les mesures principales ? En quoi ça consiste ?
Avec la réforme actuelle, qui a été présentée par le gouvernement, il y a un effet d’annonce. Au premier abord, gratifier les élèves – c’est le terme qui est employé, c’est une gratification : 50€ en seconde, 75€ en première et 100€ par semaine en classe de terminale – lors des stages, les élèves pour avoir le bac pro doivent valider 22 semaines sur les trois années. Et en général, on a un découpage sur 6 semaines (seconde), 8 semaines (première), 8 semaines (terminale). Et les élèves partent en stage. Qu’ils soient gratifiés, c’est bien. Parce qu’en plus on a des élèves issus de catégories populaires, donc avec un coût d’études qui est élevé, donc pourquoi pas ?
Mais que l’État paye une main d’œuvre, au final, pour les entreprises, ça nous interroge. Dans ce cas, pourquoi ne pas parler de bourses ? Voilà : les mots ont un sens. Et ce qui nous scandalise, c’est qu’en année de terminale, il y a la possibilité de doubler les stages, donc ce qu’on va proposer aux élèves en année de terminale, c’est un parcours calqué sur le bac général, alors qu’aujourd’hui, on a un retour d’expérience. En lycée général, les collègues nous alertent en disant que le calendrier ne fonctionne pas. Je le rappelle : les épreuves de spécialité ont lieu au mois de mars, et sur un calendrier de contrôle continu, il ne reste plus que deux épreuves, de philo et le « grand oral » au mois de juin. Les élèves ont déserté les bancs de l’école. Donc, M. Blanquer parlait de « reconquête du mois de juin » ; là, il va falloir « reconquérir » dès le mois d’avril, ce qui est un vrai problème.
Donc on a un profil d’élèves, quand même, qui est scolaire, qui est en poursuite d’études (100% des élèves en lycée général), mais qui décrochent. Et on nous dit : on va venir mettre en place ce calendrier pour des élèves qui sont fragiles, qui sont décrocheurs, donc on sait très bien qu’on va perdre nos élèves. Donc ça, c’est la première chose.
La deuxième chose, c’est qu’on propose deux parcours différents : on dit aux élèves, en classe de terminale, aux mois de mai-juin : « Ou bien vous envisagez une poursuite d’études postbac et vous allez venir faire des cours intensifs avec vos professeurs. Ou bien vous envisagez d’intégrer le monde du travail l’année prochaine, auquel cas vous pourrez partir en stage. Et c’est là qu’intervient le doublement des stages ; six semaines de stage, donc vous serez gratifiés de 100€ par semaine ». Ce qui fait donc 600€, au mois de juin, pour nos élèves. Il est évident que nos élèves, issus de catégories populaires, vont choisir de partir en stage pour pouvoir avoir une gratification de 600€. Et d’ailleurs j’ai des élèves qui m’ont dit : « mais Madame, j’ai des copains en bac technologique, qui me disent : ‘j’aurais dû faire pro, au moins j’aurais eu l’argent’ ». Bien sûr, ça va détourner certains élèves d’une poursuite d’études ; et même d’un choix tronqué par cette gratification en stage. Ça, c’est un vrai scandale, parce qu’on va dire aux élèves, en gros : « vous arrêtez l’école, vous allez travailler.
Et le scandale encore plus important dans cette réforme, c’est de faire coïncider la carte des formations avec les besoins locaux des entreprises. Donc ça veut dire qu’en fonction de là où vous habitez, on va vous imposer une formation ; on vous assigne à résidence. On connait les besoins mouvants de l’économie ; donc les élèves, sur un temps court, auront peut-être besoin de se réorienter professionnellement. Et nous, là où on alerte, c’est que si on ne donne pas à nos élèves des connaissances, que va-t-il se passer ?.…
Nous, ce qu’on veut c’est – mais c’est la philosophie du lycée pro, c’est comme ça qu’on la conçoit – c’est former des ouvriers qualifiés, mais également des citoyens éclairés. Avec cette réforme, nous ne formerons que des ouvriers, et même pas qualifiés, parce que quand on voit les cartes d’emploi des formations sous tension, ces formations sont en tension parce qu’elles sont mal payées, ce sont des emplois précaires, avec des conditions de travail très difficiles, qui expliquent les difficultés de recrutement. Donc on va dire à nos élèves : on va adapter notre carte. Cela, alors vous allez avoir quelques bacs pros, effectivement, aéronautique etc… Et encore, aujourd’hui, c’est pareil, la filière aéronautique est en tension, et on ne sait pas ce qui va advenir dans quelques années.
Donc le problème, c’est que là où, nous, on dit : il faut plus d’école, pour donner du bagage et pour donner la capacité à nos élèves de s’insérer professionnellement, on leur dit : moins d’école !
Et former des citoyens, ça intéresse vraiment le gouvernement ?
Au contraire : c’est même dangereux ! Donc la finalité, elle est là : c’est former des ouvriers subalternes, qui ne réfléchissent pas, dociles, et qui vont se contenter d’exécuter les tâches. Elle est là, la finalité ! Et c’est pareil : on dit, le lycée pro, c’est une orientation subie ; et on alerte depuis des années en disant que le problème est en amont.
Effectivement, il y a un problème d’orientation : les élèves ne font pas forcément le choix des formations qui leur est proposé. Et on nous dit : pour cela, on va aller, dès le collège, en 5ème, 4ème, -3ème, envoyer des professeurs des lycées pros pour proposer aux élèves une présentation du lycée professionnel et du monde de l’entreprise. En 5ème, ce sont des enfants ! Leur place est à l’école.
Donc, on est face à une véritable régression sociale ; on est dans un choix de société où on impose aux parents de travailler plus longtemps avec la réforme des retraites ; et on impose aux enfants de travailler plus tôt avec cette réforme du lycée pro. Donc on est bien dans un choix de société. Et nous, on refuse ce choix de société.
On retourne au XIXe siècle ?
Complètement : on retourne au XIXe siècle.
Comment les élèves ressentent ça ? Est-ce que tu as l’impression qu’ils se sentent insultés ?
Justement : quand on lit le dossier de presse, les informations sont encore parcellaires ; on a très peu d’information. Les élèves, comme beaucoup de gens, n’ont pas connaissance de tout ça, et on a un gouvernement qui fonctionne avec de la com’. C’est l’argent : donc ils ne retiennent que ça : la gratification. Et ils se disent : c’est bien. J’ai même des terminales qui sont déçus, ils se sentent lésés parce qu’ils vont partir sans avoir pu profiter de cette gratification. C’est pour ça que là, on accueille les parents à 10h et à 18h : pour les informer et leur dire concrètement ce que c’est que cette réforme. Parce que les gens n’ont pas forcément connaissance et conscience des enjeux. Et le drame, c’est que les profs alertent et qu’ils sont très souvent peu entendus.
Deux questions pour finir avant de te laisser aller voir les parents. Au niveau de la mobilisation, il y a des organisations syndicales présentes ici ?
On a des représentants, parce qu’on a des collègues qui sont syndiqués, donc on a des sections au sein de l’établissement. Nous, on est un peu débordés, les syndicats, parce que les syndicats – et c’est toutes les limites de l’intersyndicale – appellent, suite à l’annonce de toutes ces réformes en lycée pro, vont appeler les enseignants de lycée professionnel à se joindre au mouvement du 6 juin. C’est juste scandaleux ! Le 6 juin, c’est bien trop tard. Donc là, il y a un appel – et encore, je crois que ce n’est pas l’intersyndicale, c’est que la CGT qui appelle – au mouvement du 30 mai, je crois. Non, c’est les limites de l’intersyndicale : des grèves perlées… On a un gouvernement qui est radicalisé. On a un président de la République qui nous dit clairement : le pays n’est pas bloqué, donc c’est que tout va bien.
Donc, il nous dit ce qu’il faut faire…
On nous dit ce qu’il faut faire : si on ne bloque pas, on n’est pas entendu. La réalité, elle est là…
Mais syndicalement, il y a quoi ici ? Il y a la CGT…
Il y a la CGT et il y a le SNUEP-FSU.
Est-ce que vous envisagez ce qui s’appellerait une grève marchante, c’est-à-dire d’aller faire débrayer les autres bahuts, d’aller dans les heures d’information syndicale et les AG ailleurs ?
C’est prévu. Là par exemple, on a des collègues qui nous ont demandé de venir sur d’autres AG. Donc on va essayer d’y aller, donc par exemple à 12h40, à Rosny. La clé de la réussite du mouvement, c’est que ça fasse tache d’huile. Mais si on restait tout seuls, ça ne servirait à rien.
Propos recueillis par Michaël Lenoir, le 15 mai 2023
Intervention d’un enseignant du lycée Théodore Monod devant l’assistance réunie le 23 mai.