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    Le Bloc de Gauche au Portugal : retour sur un naufrage historique

    Par Emma Funk ( 8 avril 2020)
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    On peut penser que la pandémie de coronavirus va opérer de plus en plus comme un impitoyable révélateur historique, à l’échelle internationale. Le drame sanitaire qui se joue jette une lumière crue sur la nature des chefs d’État et de gouvernement, sur celle des partis « de droite » ou « de gauche », et des appareils syndicaux. Et cela est vrai aussi pour les partis de cette gauche que les commentateurs politiques affublent le plus souvent du qualificatif de « radicale ». Une ligne de partage des eaux historique se dessine graduellement sous nos yeux, et l’on sent bien qu’il y aura un avant et un après coronavirus, sur ce plan aussi. D’un côté, les forces qui se situent dans le cadre du système capitaliste et défendent le principe de l’union nationale pour vaincre l’épidémie ; de l’autre, les forces, minoritaires, qui refusent cette logique, et comprennent à juste titre que pour combattre le coronavirus, il faut en même temps combattre le capitalisme, et se donner l’objectif de le terrasser au plus vite.

    C’est dans ce contexte global qu’il vaut la peine d’étudier les évolutions politiques au Portugal, et de « zoomer » en particulier sur le Bloc de Gauche[1], une force politique généralement classée dans la « gauche radicale »[2], et qui a conquis une place importante sur l’échiquier politique de ce pays. Depuis 2015, le Bloco est positionné en soutien extérieur au gouvernement dont le Premier ministre est Antônio Costa, du Parti socialiste (PS). C’est dans ce cadre que le BE a voté le 18 mars un décret instituant l’État d’urgence dans tout le pays, et qui, notamment, attaque fortement le droit de grève. Un choix qui appelle une analyse politique exigeante et sans faux semblants, axée sur la question suivante : comment un parti de « gauche radicale », se disant socialiste et anticapitaliste peut-il faire un tel choix ? Ce sont les grandes lignes d’une trajectoire d’une vingtaine d’années qu’il s’agit de faire ressortir ici[3].

    L’émergence du Bloco en 1999

    Pour un parti de gauche large… un projet pas unique du tout

    Le BE est un parti qui se réclame officiellement du socialisme et de l’anticapitalisme. Il s’est constitué en 1999 à partir de trois composantes, toutes situées dans ce qui était alors considéré comme l’extrême-gauche – l’Union démocratique populaire (UDP)[4], se réclamant du marxisme-léninisme ; le Parti socialiste révolutionnaire (PSR)[5], trotskyste; Politica XXI[6], venant d’une rupture, sur la gauche, du Parti communiste portugais (PCP). Peu après, de plus petits groupes[7] ont rejoint le BE.

    Le Bloco naissant incarne le projet d’un parti anticapitaliste large, et il vise aussi, en même temps, à rompre avec l’émiettement de l’extrême-gauche (tout ce qui se situait à la gauche du PCP). Ce n’était pas le premier projet de parti large qui voyait le jour : pour ne s’en tenir aux seules décennies suivant 1945, le Parti des Travailleurs (PT)[8] brésilien – parti encore bien plus large, dont bien des dirigeant.e.s se disaient anticapitalistes dans ses jeunes années – l’avait précédé 20 ans plus tôt (1979-1980); l’Alliance rouge et verte du Danemark[9] était apparue en 1989 ; en 1991, l’Italie en venait à son tour à expérimenter un autre parti large, le PRC (Rifondazione comunista)[10]. Plus tard, ces expériences, et particulièrement celles du Bloco, allaient alimenter les projets allant dans un sens analogue ou voisin de partis de gauche larges. Le tournant des années 2000 est ainsi très prolifique en la matière, mais cette matrice politique va servir encore bien au-delà. On observe l’apparition de Syriza[11] en Grèce (2004), du PSOL[12] au Brésil (2004-2005), de Die Linke[13] en Allemagne (2007), du NPA en France (2009), de Podemos en Espagne (2014)… pour ne citer que quelques exemples. Toutes ces expériences partisanes ne sont pas identiques, loin de là (ni au plan programmatique, ni à celui des composantes initiales, ni pour ce qui est de leur trajectoire). Par exemple, il est clair dès la naissance du NPA en 2009, que le centre de gravité de celui-ci sera situé plus à gauche que celui de Die Linke, apparue un an et demi plus tôt outre-Rhin. Mais ce que tous ces partis ont en commun, c’est de vouloir être des partis de gauche larges regroupant des forces au départ assez – voire très – diverses. Parmi ces partis larges, le Bloco est une pièce importante, toutefois, car avant l’émergence du PSOL puis du NPA, c’était le seul où l’extrême-gauche de matrice trotskyste (le SU-QI) jouait un rôle dirigeant. Une conséquence nécessaire des partis larges, c’est – simplement pour leur permettre d’exister – une synthèse programmatique floue, et une stratégie qui accorde une place plus ou moins fondamentale au terrain électoral.

    Un nouveau parti… sur quel programme ?

    Le document de fondation du Bloco s’intitule « Recommencer »[14] et se présente d’emblée comme un texte de combat contre la mondialisation néolibérale. Le nouveau parti cherche à regrouper les forces démocratiques, au plan national et international, visant à construire une nouvelle société. Le thème général est le suivant : la démocratie contre la mondialisation. Mais le texte fondateur précise aussi que le projet du Bloco, c’est « la démocratie pour le socialisme »[15]. L’ambigüité est palpable ici, mais on comprend que le Bloco veut participer à la démocratie bourgeoise, capitaliste, pour y accumuler des forces et s’en servir comme moyen de parvenir au socialisme. Le texte n’emploie jamais les termes « révolutionnaire », ou « révolution »[16].

    On comprend donc autour de quel grand axe stratégique le Bloco va s’orienter : obtenir des élu.e.s à tous les niveaux, espérant de cette façon être en mesure d’impulser une stratégie de transformation sociale par voie de réformes – et non pas une révolution. En fait, sans forcément y penser, le BE s’apprêtait alors à réemprunter la voie que le PT brésilien (plus large socialement et politiquement) avait suivie vingt ans avant lui. Quand on lit le texte fondateur, on perçoit la sincérité et les bonnes intentions de ses auteur.e.s. Beaucoup sont indubitablement des militant.e.s sincères, dévoué.e.s, aguerri.e.s, expérimenté.e.s… Le problème, c’est plutôt la confusion théorique et programmatique qui règne, et qui conduit à l’inadéquation des moyens aux fins : utiliser un État (bourgeois dans ses origines, sa constitution, ses formes, son personnel dirigeant, sa logique autoritaire, sa verticalité de haut en bas, et ses multiples tentations corruptrices) pour donner le jour à une nouvelle société, censée fonctionner à partir du pouvoir de ceux et celles d’en-bas. Cette « voie parlementaire » au socialisme était déjà en vogue dans une bonne partie de la social-démocratie européenne, dès la fin du 19e siècle, provoquant le courroux de Rosa Luxemburg. Ce qu’à la lumière de l’Histoire, on pouvait prévoir au Portugal (et qui s’est avéré), c’est que plutôt que de réussir à transformer l’État (bourgeois) pour le placer au service des travailleur/se.s, un parti de gauche comme le Bloco, prétendant marcher vers le socialisme avec cette stratégie allait plutôt être conduit à s’adapter lui-même à cet État. L’État bourgeois et ses institutions allaient transformer le Bloco, et non l’inverse.

    La trajectoire générale du Bloco jusqu’à 2015

    Le parcours électoral(iste) du BE

    Dès sa fondation, le Bloco fait le choix de s’appuyer systématiquement sur les élections pour se construire… toujours dans le but final du socialisme. Et il gagne progressivement du terrain au plan électoral. L’annexe située à la fin de cet article présente l’essentiel du parcours électoral du Bloco dès ses débuts. Notons seulement quelques résultats significatifs ici : le parti obtient 2,46% des voix en 1999 ; 2,75% en 2002 (et 3 député.e.s). Il fait élire son dirigeant Miguel Portas au parlement européen en 2004. En février 2005, il recueille 6,38% et 8 sièges au parlement portugais. Il progresse à nouveau aux européennes de 2009 avec 10,7% et 3 eurodéputé.e.s. Son score bondit à nouveau aux législatives de septembre 2009 avec 9,85% (le BE y double son nombre de député.e.s, passant à 16). Au début des années 2010, les résultats électoraux du BE sont mauvais : il connait un premier revers en juin 2011 (aux législatives anticipées, il redescend à 8 députés et 5,17% des suffrages). En 2013, les municipales se passent mal : le Bloco perd la seule mairie qu’il détenait, et tou.te.s ses élu.e.s au Conseil de Lisbonne. La mauvaise passe se poursuit aux européennes de 2014 : 4,6% des voix, plus qu’un siège d’eurodéputé.e.s contre trois auparavant. Ces revers ont probablement conduit l’appareil dirigeant – le BE était déjà un parti parlementaire, plus orienté-élections qu’orienté-luttes – à s’éloigner encore plus des orientations plus radicales du début et à se rapprocher des « partis du système », menant le BE à encore plus de concessions…

    Un rapprochement graduel des partis institutionnels

    La radicalité des premières années tend à s’émousser. L’institutionnalisation du BE – c’est-à-dire son immersion plus systémique, acritique, dans la cuisine des partis de gouvernement – commence dès avant la fin des années 2000. Aux municipales de 2007, son candidat à la mairie de Lisbonne passe un accord électoral avec le PS. Cette manœuvre politicienne suscite les critiques, voire l’indignation, de bon nombre de militant.e.s du Bloco, mais le « deal » électoral obtient le soutien de la direction nationale du parti. Aux élections présidentielles de 2011, le rapprochement avec les partis du régime les plus rances monte d’un cran, avec le soutien par le Bloco du social-démocrate Manuel Alegre, soutenu aussi par le Premier ministre « socialiste » José Sócrates… Le rapprochement avec la social-démocratie avançait ainsi, peu à peu.

    Le Portugal sous la coupe réglée des créanciers

    La période de 2009 à 2015 est marquée par une dégradation considérable des conditions de vie et de travail du plus grand nombre. La demande d’intervention, ayant donné lieu au Mémorandum mettant le pays sous la coupe de ses créanciers, est formulée par le gouvernement du PS de José Sócrates[17]. Mais le plan d’austérité imposé par la Troïka (Commission européenne, FMI, BCE) est pour l’essentiel mis en application par celui qui sort des urnes en 2011, avec l’alliance de droite PDS-CDS. Ce gouvernement  rencontre une très forte contestation sociale. Cependant, alors que la combativité populaire de l’époque offrait la possibilité d’une lutte victorieuse contre le gouvernement et la Troïka, jamais les directions syndicales n’ont voulu unifier les luttes des divers secteurs pour battre le gouvernement. Le PCP, force dirigeante du mouvement syndical, et le BE, davantage présent dans les mouvements sociaux, sont parvenus à contenir la vague des luttes, et à stériliser le potentiel explosif de la situation sociale, en convainquant les travailleur.se.s d’attendre les élections de 2015.

    Au final, cette période d’austérité et de régression sociale – destruction des services publics, privatisations,  diminution des salaires, hausse des cotisations sociales et des impôts, casse des services publics (notamment d’Education), nette diminution du nombre de fonctionnaires – a débouché sur une augmentation considérable de la pauvreté dans le pays[18], et une puissante vague d’émigration[19] hors du Portugal.

    Le Bloco et le gouvernement de la Geringonça (2015-2019)

    Les élections législatives d’octobre 2015

    À l’issue des législatives d’octobre 2015, aucun parti n’a la majorité absolue. La coalition de droite PSD-CDS dirigée par Pedro Passos Coelho, Premier ministre depuis 2011, arrive en tête avec 38,57% et 107 sièges (sur 230). Comme il n’arrive pas à former une majorité, il revient au second, Antônio Costa (PS), qui pèse 32,31% et 86 sièges, de chercher un accord avec les autres listes. A sa gauche, le PCP fait 8,25% et a 17 sièges, et le Bloco, avec 10,19%, « pèse » 19 sièges. Le PS conclut un accord avec le PCP[20] et un avec le BE, lui permettant de gagner une majorité et de composer le gouvernement. Celui-ci a été le produit d’un accord écrit entre le PS et le BE, d’une part ; et le PS et le PCP, de l’autre. Ni le BE ni le PCP n’ont eu de ministres dans ce gouvernement, mais ils ont tous deux accepté une position de soutien sans participation au gouvernement. Cela impliquait, pour le PCP comme pour le BE, de voter chaque année le budget présenté par le gouvernement (composé de ministres PS et sans parti). C’est le respect de cet accord par le PCP et le BE qui a permis à ce gouvernement, dit de la « Geringonça »[21] de tenir son mandat (4 ans), sans quoi il aurait été défait et il y aurait eu des élections anticipées.

    En devenant une force politique incontournable pour le gouvernement – la troisième force politique en termes de nombre de suffrages reçus – le BE a obtenu la « consécration » avec ces élections de 2015.

    La « consécration » pour le Bloco : Francisco Louçã, conseiller d’État

    En décembre 2015, l’Assemblée de la République[22] élit ses représentants au Conseil d’État, dont les attributions sont définies dans la Constitution de 1976[23]. Pour en saisir le sens historique et politique, rappelons brièvement le contexte dans lequel la Constitution de 1975 a vu le jour : celui d’un coup d’État contre-révolutionnaire mené à partir du 25 novembre 1975 sous la houlette des secteurs dits « modérés » (bourgeois) des Forces armées. Le coup atteint son objectif de mettre un terme à la dynamique révolutionnaire initiée par la Révolution des Œillets (25 avril 1975). Un État bourgeois traditionnel[24] est alors imposé contre le Pouvoir populaire, contre l’auto-organisation, contre la dynamique de collectivisation en cours, etc. La date du 25 novembre 1975 marque la fin de la Révolution portugaise, et ce cours sera codifié dans la Constitution du 2 avril 1976[25].

    Dans le cadre de celle-ci, le Conseil d’État est l’organisme consultatif du Président de la République. Il est conçu pour se charger de la gestion de crise de l’État (bourgeois) si une telle situation se produit. Le Conseil d’État doit alors se prononcer, pour défendre la continuité des institutions[26]. La composition de ses 19 membres témoigne de sa nature conservatrice et bourgeoise. Seuls 5 des 19 membres sont élu.e.s. Les 14 autres sont membres de droit (du fait de leurs fonctions dans les institutions) ou coopté.e.s. L’influence du suffrage universel est présente – parfois de façon lointaine – sur certains membres. 6 sont membres de droit, vu leurs fonctions dans les institutions : le Président de la République[27], le Premier ministre[28], le Président du Tribunal constitutionnel[29], le Médiateur (la Médiatrice)[30], et les président.e.s des gouvernements régionaux des Açores et de Madère. 5 membres sont des citoyen.ne.s nommé.e.s par le Président de la République pour la durée de son mandat. Enfin le Conseil d’État comprend 3 membres à vie, qui sont d’anciens Présidents de la République[31].

    Ce petit détour permet de saisir que, vu l’origine historique de la Constitution de 1976, et par les attributions et la composition du Conseil d’État, celui-ci est clairement, par essence, un organe consultatif conservateur, visant à maintenir la continuité institutionnelle bourgeoise du pays, contre ce qui pourrait venir la déstabiliser.

    On le voit avec cette affaire du Conseil d’État : aussi bien le Bloco que Louçã lui-même jouent à présent dans la « cour des grands ». Nous allons découvrir en quoi consiste ce jeu. La question qui se pose est la suivante : quel sens revêt l’élection de Francisco Louçã dans cet organe institutionnel ? En effet, en décembre 2015, l’Assemblée de la République a élu ses 5 représentants au Conseil d’État, parmi lesquels figure Louçã[32] pour le Bloco[33]. Il existe au moins deux niveaux de réponses. Le premier, c’est celui du Bloco lui-même. On peut conclure sans hésitation que le BE assume pleinement sa relation avec l’État (bourgeois), plus particulièrement sous sa forme concrète actuelle, qui est une construction politique voulue par la Constitution de 1976 (dont les origines viennent d’être rappelées). Plus précisément, le Bloco s’est maintenant suffisamment lové dans les rouages inférieurs de la machine étatique et institutionnelle, tant et si bien qu’il est prêt à participer à la gestion de cet État au plus haut niveau. Le second niveau tourne autour de Francisco Louçã lui-même. La question est celle-ci : que signifie le fait que l’ex-jeune militant trotskyste, qui défendait autrefois la révolution socialiste (impliquant la destruction de l’État bourgeois et l’émergence par en-bas d’un État ouvrier), siège à présent dans une institution politique au plus haut niveau, dont la fonction est précisément de défendre cet État bourgeois ? Qu’est-ce que cela peut signifier d’autre que le fait qu’il a changé de camp ? La question dépasse la seule dimension psycho-politique de l’individu Louçã ; car il est une des grandes figures du SU-QI, un des dirigeants historiques de cette internationale. Par conséquent, sa présence au Conseil d’État interpelle à la fois l’ensemble des courants étiquetés « gauche radicale » – et ceux se réclamant de la IVe Internationale, à commencer par le SU-QI.

    La Geringonça, ce n’est pas la fin de l’austérité

    Beaucoup de gens de par le monde ont été abusés par une présentation excessivement bienveillante de la Geringonça. Les medias favorables au capitalisme, d’une part, parce que le nouveau gouvernement portugais respectait sagement les exigences des parasites financiers ; et la gauche réformiste d’autre part, enthousiasmée par l’unité de toute la gauche portugaise, et par l’idée que cette unité pouvait déboucher sur une amélioration de la situation du pays, ont convergé pour donner une image fausse de la réalité. D’autant plus fausse que l’on considère la réalité du point de vue des classes et couches sociales les plus exploitées et opprimées : non, le gouvernement Costa soutenu par le Bloco[34] n’a pas du tout signifié pas la fin de l’austérité imposée par la Troïka et héritée du gouvernement antérieur (PSD-CDS). Le discours du gouvernement consistant à faire croire que les choses peuvent se régler par la négociation et la recherche d’accords entre « partenaires sociaux ».

    Remarquons d’abord que le contexte économique international dans lequel évolue la Geringonça est plus favorable que précédemment, ce qui aide la croissance de l’économie portugaise[35]. Mais il faut aussitôt préciser que ce ne sont pas les travailleur-se.s qui en profitent : pour les exploité.e.s, c’est toujours une vie de galère ! Il en est ainsi parce que l’essentiel des mesures prises par la Troïka et le gouvernement précédent restent en place sous la houlette de Costa, afin de permettre à la bourgeoisie de profiter de la croissance. En matière de pouvoir d’achat, la petite augmentation du salaire minimum sous la Geringonça ne permet pas de revenir au niveau de vie antérieur aux attaques de la Troïka. De plus, le coût de la vie a fortement augmenté, vu le boom touristique et la spéculation immobilière. Comme si tout cela n’était pas suffisant, le gouvernement Costa – comme d’autres – a attaqué le Code du Travail portugais pour précariser davantage le travail. Voici donc un gouvernement « de gôche » (PS) qui flexibilise et précarise encore plus la situation des travailleurs-se.s. Ce faisant, qui donc le gouvernement défend-il si ce n’est les patrons ? Mais – nouveauté relative – ce gouvernement le fait avec le soutien (sans participation) de la « gauche radicale ».

    La Geringonça, un gouvernement au service de l’UE et du FMI

    Ce n’est pas par hasard si ce gouvernement est bien vu par les dirigeant.e.s de ces institutions. Il le mérite ! Avec Costa, on trouve plus de continuité que d’éléments de rupture avec les gouvernements précédents. Et la Geringonça peut mettre à son « actif » le remboursement anticipé de la dette et le sauvetage de deux banques avec l’argent public. Pour payer cela, il a poursuivi les coupes budgétaires qui étranglent la santé et l’éducation. Les ayatollahs de l’ordo-libéralisme peuvent donc être satisfaits : la Geringonça a réussi la performance de satisfaire la fameuse exigence de la zone euro : ne pas dépasser les 3% de déficit public, une performance par rapport à l’ensemble des gouvernements portugais, mais aussi dans la Zone euro elle-même. Mais soyons clairs : cela s’est fait en poursuivant l’austérité et en réduisant l’investissement public à des planchers historiques.

    La Geringonça, un gouvernement au service des patrons, qui réprime les travailleur.se.s et la jeunesse

    À moins de croire que le PS avait changé, que le capitalisme avait changé, qu’il n’était plus en crise, etc., on pouvait bien se douter qu’un gouvernement du PS soutenu par le PCP et le BE ne pourrait être autre chose qu’un gouvernement de conciliation de classes. C’est bien ce qu’il a été, et le bilan au bout des quarte ans de législature, c’est que cette conciliation – comme à l’accoutumée – n’a pas été favorable aux travailleur/se.s, mais au patronat et aux multinationales. La Geringonça a provoqué des luttes de la classe ouvrière pour les salaires, contre le travail le week-end, contre la précarité, etc. Et ce gouvernement n’a pas amélioré la vie des secteurs les plus opprimés et les plus mal payés : c’est vrai des Noir.e.s en lutte pour leur droit à la nationalité et contre les violences policières ; c’est vrai des femmes qui continuent à mourir des violences domestiques. Pire, la réponse de la Geringonça face aux luttes, aussi bien les grèves que les manifs antiracistes, a été l’autoritarisme et la répression.

    Un des domaines où la Geringonça s’est illustrée, c’est en matière d’attaques contre le droit de grève. Elle fait même partie du petit peloton de tête des gouvernements antigrève depuis 1974 : utilisation des tribunaux pour imposer des services minimum afin d’empêcher les grèves, envoi de la police et de l’armée pour remplacer les grévistes, application d’une loi scélérate de « réquisition civile »[36].

    Le Bloco, ses justifications et sa part de responsabilité

    La logique de justification systématiquement utilisée par le BE (et le PCP) est hypocrite et doit être dénoncée. A les en croire, ils seraient à l’origine de ce qui serait positif dans les choix gouvernementaux ; et les mauvaises choses viendraient du PS. Comme s’il y avait deux gouvernements différents ! En réalité, au parlement, le BE a bel et bien voté, quatre années consécutives, des budgets d’austérité voulus par l’UE et la BCE, et faits pour servir les patrons. La poursuite d’une politique de coupes budgétaires, de précarisation, de dégradation des services publics, de renflouement des banques, tout cela relève aussi de la responsabilité du BE. Quatre ans après l’installation de la Geringonça, le bilan est très négatif aussi parce que la gauche – le BE pour ce qui nous occupe  – a tourné le dos à la défense des intérêts des travailleur.se.s dans le but d’obtenir des miettes du patronat.

    Espoirs et ambitions politiques du Bloco

    Pendant ces quatre ans, le BE a accéléré son processus d’institutionnalisation et d’adaptation à l’État bourgeois. C’est cette empreinte qui marque le texte majoritaire du BE à son dernier congrès, en novembre 2018. L’axe de son orientation est ainsi donné : « Le Bloco veut être une force de gouvernement, dans un nouveau rapport de forces »[37]. Le BE envisage de passer du soutien parlementaire à la participation au gouvernement avec le PS, si face à celui-ci, les élections de l’automne 2019 placent le BE dans un meilleur rapport de forces. Les déclarations des principaux dirigeants du Bloco sont d’ailleurs très claires. Pour Fernando Rosas, « Si à travers les résultats électoraux, un nouveau rapport de forces établit des possibilités nouvelles, plus vastes, nous devons admettre la possibilité d’aller au gouvernement »[38]. Dans cette logique, le BE est contraint de mettre encore plus d’eau dans son vin. Ses projets de loi ne doivent pas aller trop loin, ils doivent être restreints… « Comme nous sommes dans une position dans laquelle nous négocions les lois et les budgets, nous devons faire des propositions qui sont techniquement inattaquables et politiquement ciblées » [39], explique le député José Soeiro. Pire : l’institutionnalisation galopante du Bloco ne lui a pas épargné un corollaire habituel dans ce genre de contextes politiques : à force de patauger dans les institutions bourgeoises, des « affaires » éclatent.

    Le « cas Ricardo Robles » : une bien pénible affaire

    Ricardo Robles, conseiller municipal (vereador) du BE à Lisbonne pour le Bloco, rapproche un peu plus la « gauche radicale » des partis du système… et de leurs pires pratiques. En juillet 2018, le BE fait face à un vilain scandale : Robles – c’est prouvé – a réalisé une opération de spéculation immobilière pouvant lui rapporter une coquette plus-value, de plus de 4 millions d’euros. En quelques mots, l’affaire est la suivante : en 2014, Robles et sa sœur ont acheté, lors d’une vente aux enchères, un immeuble qui appartenait à la Sécurité sociale, pour un montant de 347 000 €. La fratrie emprunte 650 000 €, elle y réalise des travaux, puis met l’immeuble en vente pour 5,7 millions d’euros, après être parvenue à un accord avec la majorité des locataires pour mettre un terme à leurs contrats de bail. Autrement dit : un « camarade-propriétaire », élu de la « gauche radicale », participe à l’éviction des locataires pauvres du centre de la capitale. La mise en vente de l’immeuble a été effectuée alors que Robles était conseiller municipal. L’affaire est rendue encore plus sulfureuse parce que l’investiture de Robles a eu lieu dans la cadre d’un accord passé avec le PS permettant à son candidat, Fernando Medina, de diriger le conseil même s’il n’a pas la majorité absolue. Cette affaire est en soi révoltante, surtout du point de vue des classes populaires qui ont bien du mal à se loger et à joindre les deux bouts. Le « cas Robles » devient très préoccupant quant à l’affairisme vient s’ajouter la duplicité : la campagne du BE aux municipales avait été largement axée sur la dénonciation de la spéculation immobilière, véritable fléau dans cette ville[40]. L’affaire devient nauséabonde et très inquiétante lorsque la direction nationale du parti prend la défense de son élu municipal[41].

    Entre les parasites de la spéculation immobilière, quels qu’ils soient, et la population laborieuse, il faut choisir, et un parti de « gauche radicale » devrait normalement choisir cette dernière. Mais le Bloco choisit de défendre son élu[42]. Cette affaire révèle la duplicité du BE : d’un côté, une campagne municipale qui dénonce à juste titre la spéculation immobilière et l’emprise locale de boites comme Airbnb, qui conduisent à l’expulsion de familles de milieu modeste du centre de Lisbonne ; de l’autre un élu municipal du Bloco, avec lequel se solidarise la direction de son parti. La contradiction est béante : peut-on sérieusement croire que Robles, devenu propriétaire, allait mettre en œuvre les engagements du Bloco, défendre les intérêts des travailleur.se.s pauvres du centre de la capitale contre les spéculateurs, et en finir avec l’emprise de ceux-ci sur la ville ? Ce scandale a connu des rebondissements, suscitant émoi et indignation, tant contre le comportement de Robles – qui a fini par démissionner de son mandat de conseiller[43] – que contre la position prise par la direction du BE.

    Le Bloco : une « gauche radicale » qui mène une campagne municipale contre la spéculation immobilière et ses conséquences (l’expulsion des familles modestes du centre-ville), mais dont la direction nationale se solidarise avec un de ses élus, qui lui-même participe à cette spéculation ?

    L’action concrète du Bloco face aux luttes

    Tentons maintenant de saisir comment, pendant les quatre ans de Geringonça, le Bloco a réagi face aux luttes sociales, qui n’ont été pas été extrêmement nombreuses, mais suffisent à se faire une idée assez précise.

    Volkswagen-Autoeuropa : la lutte contre le travail obligatoire le week-end

    Le cas d’Autoeuropa[44] est bien représentatif de la politique du Bloco, car la Commission de travailleurs (CT)[45] dans cette usine de la multinationale allemande est un bastion du BE : António Chora, son dirigeant historique, est à la tête de la CT depuis le début. Précisons que VW soigne son image de marque écolo et se prétend respectueuse des travailleur.se.s[46]. Cette usine, « inaugurée en 1995 après un investissement de près de 2 milliards d’euros (…) figure encore à ce jour parmi les plus importants investissements étrangers jamais réalisés au Portugal et parmi les plus gros exportateurs du pays »[47]. La grève – à part quelques rares journées nationales d’action – y est un phénomène inconnu depuis son ouverture. En 2014, la direction décide de développer ses affaires, et veut lancer un nouveau modèle T-Roc, ce qui l’amène à vouloir imposer de nouveaux horaires et à rendre obligatoire le travail en 3×8 le samedi (en compensant cela par 175€ par mois et un jour de congé supplémentaire)[48]. Jusqu’alors, l’usine fonctionnait en équipes, du lundi au vendredi. Cette volonté patronale ne repose pas sur une contrainte technique, mais vise la hausse de ses profits, au détriment de la santé et de la vie personnelle et familiale des salarié.e.s. La CT accepte d’abord les exigences patronales, signe un pré-accord avec la direction, mais se retrouve vite débordée par une rébellion de la base, qui rejette ce pré-accord par référendum d’entreprise (par 74,8%), et impose une journée de grève. La journée de grève, le 30 août 2017, est suivie par 41% des salarié.e.s, et aurait fait perdre près de 5 millions d’euros à VW[49]. La CT en place, désavouée, se dissout. Les salarié.e.s votent pour les 11 membres de la nouvelle CT parmi 6 listes concurrentes[50], confirmant le désaveu de l’ancienne CT, et élisant notamment des non-syndiqué.e.s et des militant.es du PCP[51].

    Tandis que le gouvernement dénonce ce qu’il présente comme des revendications excessives des grévistes, des AG très représentatives[52] décident de donner une suite la journée du 30 août. Mais le syndicat majoritaire, qui y a participé, décide d’arrêter là (ce qui lui fait perdre bien des adhérent.e.s). La nouvelle CT montre qu’elle ne vaut pas mieux que l’ancienne, et négocie dans le dos des travailleur.se.s un nouvel accord préalable. Cela amène un groupe de travailleur.se.s combatif.ve.s à s’organiser pour proposer en AG une suite à la hauteur de la nécessité[53]. Cette lutte a conduit une partie des ouvrier.e.s à créer un nouveau syndicat dans la branche automobile, le STASA[54]. Finalement, ce combat a obligé VW à améliorer les compensations du travail le week-end, mais n’a pas permis de remettre en cause l’imposition de celui-ci. Le conflit s’est terminé par l’approbation de l’accord deux ans plus tard, après des menaces et du chantage de la part de la boite.

    Tentons un décryptage. Dès le début de cette lutte, le Bloco a pris position en faveur des intérêts de VW. Depuis longtemps, le BE agissait sur la base d’un programme réformiste, de cogestion, utilisant la CT pour faire coopérer les travailleur.se.s avec la direction de VW. Bien sûr, quand la boite a décidé d’augmenter massivement le taux d’exploitation en imposant le travail le samedi – pensant au dimanche pour un second temps – la collaboration de classes n’était plus guère de mise. Ce projet patronal a incité les salarié.e.s les plus combatif.ve.s à se mobiliser et à impulser la toute première grève dans l’usine. Et cela les a conduit.e.s à se retourner aussi contre la direction de la CT (pro-BE). Le Bloco a défendu l’idée que les horaires imposés par VW n’avaient rien d’illégal et qu’il n’y avait rien à redire. À partir du 30 août, le BE et le PCP (à la tête du syndicat majoritaire) se sont complétés dans la trahison des travailleur.se.s et dans le dévoiement de leur combativité. Syndicalement, le BE a refusé d’appeler à une nouvelle grève, et ses élus à la CT acceptant la proposition patronale d’une prime au rabais pour « compenser » le travail le week-end, alors que pour la base, c’est le repos le week-end qui compte le plus. Le dirigeant historique du Bloco dans l’usine, Antônio Chora, n’a pas hésité à attaquer publiquement cette grève. Le Bloco : une « gauche radicale » favorable au travail le week-end, imposé aux travailleur.se.s contre leur gré ?

    La grève des dockers de Setubal

    Fin 2018, la grève des dockers du port de Setubal offre à nouveau au Bloco l’occasion de montrer son positionnement de classe. La grève éclate contre le travail à la journée, qui prévaut pour près de 90% des quelque 200 dockers. Ces dernier.e.s exigent des contrats de travail stables pour tous. La grève va tenir pendant près d’un mois, grâce notamment au soutien apporté par le SEAL[55], un syndicat de branche indépendant, qui a mis une caisse de grève à disposition. Mais pour le patronat et le gouvernement, cette grève est très gênante, parce que l’activité de ce port a un impact économique direct, notamment aussi parce que c’est là que s’écoulent les bagnoles produites par VW-Autoeuropa, qui représente plus de 1% du PIB portugais[56]. C’est ce qui conduit le gouvernement… à agir avec la plus grande sensibilité progressiste ! Un système de briseurs de grève est mis en place, conjointement avec l’entreprise portuaire et VW, et le gouvernement envoie la police anti-émeutes pour permettre aux jaunes d’entrer sur le port et d’assurer l’embarquement des véhicules en souffrance.

    Le BE (comme le PCP) s’est déclaré opposé à la répression de la grève des dockers. Mais quelques jours plus tard, il n’a pas eu trop de problèmes à voter le dernier budget de l’État de la mandature de la Geringonça, déjà baptisée le « gouvernement briseur de grèves ». Un accord a finalement été signé entre le syndicat et le patronat portuaire, garantissant la stabilité de l’emploi pour la majorité des dockers, et un plan pour faire sortir les autres de la précarité. Le Bloco : une « gauche radicale » qui dit être opposée à la répression des grévistes mais qui vote le budget d’un gouvernement qui participe au montage d’une action de nervis, et qui envoie la police anti-émeutes contre des travailleur-se.s précaires qui luttent contre l’embauche à la journée ?

    Le cas du quartier de la Jamaica

    Le BE est traditionnellement plus impliqué dans les combats contre les oppressions spécifiques – sur la question du racisme par exemple – que dans la lutte de classes en entreprises. Début 2019, il a eu la possibilité de montrer de quoi il était capable dans une situation très tendue, dans le quartier de la Jamaica, à Seixal (banlieue de Lisbonne). Ce quartier est peuplé majoritairement par des personnes racisées (originaires pour beaucoup des ex-colonies africaines du Portugal). Un conflit entre voisin.e.s est à l’origine de cette affaire, qui a fait couler beaucoup d’encre[57] et qui a divisé le pays.

    Un dimanche matin, la police intervient d’une manière extrêmement violente. Conséquence: les jeunes Noir.e.s descendent dans la rue pour protester contre les violences policières. La crise qui se développe alors pose la question du racisme dans la police. Certains flics expriment leur racisme de façon non contenue. Face à cela, le gouvernement ne fait rien pour régler le problème et pour punir les flics coupables de violence. Mais de plus, on découvre qu’une directive de la direction nationale de la police est à l’origine d’un profilage réalisé parmi les quartiers difficiles (« Zones urbaines sensibles ») en fonction de leur « composition ethnico-sociale »[58].

    Quels sont les choix politiques du BE à ce moment ? Il condamne l’attitude de certains policiers. Pas plus. Au contraire, au conseil municipal de Lisbonne, le BE vote en faveur d’une résolution qui loue la police et son rôle auprès de la population… Le Bloco : une « gauche radicale » qui participe à l’éloge des flics, alors que des violences policières ont eu lieu contre des populations très défavorisées d’origine africaine, vivant dans des conditions très précaires, dans un contexte d’instructions racistes données par l’appareil policier ?

    La grève des transporteurs.ses de matières dangereuses

    Une nouvelle grève éclate en avril 2019 : les transporteurs.ses de matières dangereuses cessent le travail pour une augmentation de leur salaire de base, pour le paiement des heures supplémentaires, pour le droit à une retraite digne et à des congés maladie corrects. Dans ce secteur, la durée du travail est hallucinante : environ 14 ou 15 heures par jour, tandis que les droits à la santé et à la retraite étaient calculés sur les 630€ du salaire de base. Pris au dépourvu par cette grève puissante, qui bloque le pays, organisée par un syndicat combatif indépendant des centrales bureaucratiques, le gouvernement fait signer un accord avec une organisation patronale, ce qui a pour effet de suspendre la grève. Mais jusqu’au mois d’août, les patrons ont eu le temps de montrer qu’ils se moquent des routiers : l’accord n’est pas respecté. Les chauffeurs.ses décident de se remettre en grève. Réaction du gouvernement : il décrète un service minimum tellement peu minimum qu’il empêche la grève d’avoir le moindre impact ; il envoie l’armée remplacer les grévistes ; il applique la « loi de réquisition civile » qui oblige toutes les personnes concernées à aller travailler sous peine de prison ». Trahie par le PCP et la bureaucratie syndicale qui lui est liée[59], face à la dérive autoritariste et antigrève du gouvernement Costa[60], la grève a finalement été levée.

    Et que dit le Bloco dans cette affaire? En avril, sa coordinatrice nationale Catarina Martins déclare : « La grève des transporteurs.ses de matières dangereuses, comme d’autres en cours actuellement, reflètent la détérioration de la négociation collective imposée du temps de la troïka »[61]. La faute au gouvernement précédent ! En août, le BE déclare être contre l’attaque contre le droit de grève, mais… très timidement : Catarina Martins considère que les mesures du gouvernement pour affronter la grève des camionneurs.ses sont « exagérées »[62]. Et cette critique mollassonne ne s’accompagne d’aucune solidarité réelle avec les grévistes. Dans cette affaire, le BE va moins loin que le PCP dans l’ignominie, mais c’est simplement parce que contrairement à ce dernier, il n’est pas présent syndicalement dans le conflit. Le Bloco : une « gauche radicale » qui, pendant presque toute la durée d’un conflit impliquant une catégorie particulièrement exploitée, détourne le regard, refuse de défendre les revendications des grévistes, ne montre aucune espèce de solidarité et se contente de trouver « exagérée » une brutale attaque gouvernementale contre le droit de grève?

    Au final, on a suffisamment vu la Geringonça à l’œuvre pour pouvoir l’affirmer : ce gouvernement s’est, à chaque occasion offerte par la lutte des classes, clairement situé du côté des capitalistes, n’hésitant pas à user de violences contre les travailleur.se.s. C’est à un tel gouvernement que le BE a accordé un soutien fondamental, jamais démenti, malgré quelques critiques ponctuelles ici ou là, toujours très « constructives » et dans un style très manucuré. Et tout ceci vient en sus des interventions plus ou moins actives du Bloco lui-même dans la lutte des classes, toujours en opposition plus ou moins franche aux luttes des exploité.e.s et des opprimé.e.s.

    Depuis les élections législatives d’octobre 2019

    Les résultats des élections du 6 octobre 2019 vont être en-deçà  des espérances exprimées par des dirigeant.e.s du Bloco à son dernier congrès. Avant de détailler cela, observons que le bilan de quatre années de Geringonça doit aussi être tiré à partir de trois questions : quelles forces politiques en ont bénéficié ? Qui en a pâti, et pourquoi ? Les premiers éléments de réponse sont fournis par les résultats de ces élections législatives.

    Quelques leçons des dernières législatives

    Jetons à présent un coup d’œil au visuel ci-dessous, qui indique les scores obtenus par les diverses forces politiques en compétition en 2015 et 2019[63], et observons les déplacements de voix entre ces deux élections.

    Résultats comparés des législatives en 2015 et 2019 – Source : https://www.legislativas2019.mai.gov.pt/#none

    Parmi les leçons générales à en tirer, on constate d’abord le recul de la droite gouvernementale : l’ensemble PPS/PSD+CDS-PP perd plus de 300 000 voix entre 2015 et 2019, où le PPS/PSD et le CDS-PP se sont présentés séparément contrairement au scrutin de 2015. Un regard attentif à ce tableau permet de noter aussi un affaiblissement du « bipartisme » non officiel (en fait, un clivage « gauche » / « droite »). Cela se remarque à plusieurs indices : le renforcement parlementaire du PAN[64], parti animaliste (qui passe de 1 à 4 sièges) ; l’entrée au parlement de 3 petits partis avec chacun un siège : de gauche à droite, Libre (L)[65], Initiative libérale (IL)[66], et le parti « Chega » d’extrême-droite[67] ; l’augmentation du nombre de bulletins blancs et nuls. On peut en déduire qu’une partie déjà significative de l’électorat n’a pas trouvé son compte avec la Geringonça et se trouve à la recherche d’alternatives (même parfois du côté de l’extrême-droite).

    Le PS est le grand vainqueur, selon tous les critères. Il recueille plus de 1,9 millions de voix, plus de 160 000 par rapport à 2015, passant de 32,31% à 36,34% ; il gagne 22 sièges, devenant le premier parti du parlement. Toutefois, à 108 sièges, il lui manque toujours 8 sièges pour disposer d’une majorité parlementaire (116). Le PS doit pouvoir compter sur un soutien, sous une forme éventuellement renouvelée par rapport à la Geringonça de 2015, avec le BE et le PCP. Ce dernier, dans le cadre de sa coalition avec le PEV (les Verts) est le principal perdant à gauche, passant de près de 450 000 voix (8,25%) à plus de 330 000 (6,33%), ce qui lui vaut la perte de 5 sièges (de 17 à 12 député.e.s). Le Bloco s’en sort moins mal : il garde ses 19 député.e.s, mais il recueille 500 000 voix (soit une perte d’environ 50 000), passant de 10,19% à 9,52% de l’électorat du pays. Le bilan est clair : la Geringonça a fortement renforcé le PS, et n’a renforcé que lui. Les alliés réformistes (PCP et BE) sont perdants. C’est une défaite électorale pour le PCP, et un recul pour le BE. Mais les leçons doivent en être tirées plus avant.

    La Geringonça a sauvé le PS ; elle a aussi désarmé les travailleur.se.s

    Il faut bien mesurer que le PS portugais, qui a évolué comme ses semblables de la social-démocratie traditionnelle au social-libéralisme, aurait pu subir un sort analogue à celui du PASOK grec ou du PS français, aujourd’hui disloqués. En Espagne, le PSOE a subi une défaite historique au pire moment de la crise économique[68]. Au Portugal, c’est tout le contraire qui s’est produit, au moins conjoncturellement : non seulement le PS portugais n’a pas implosé, mais il a été renforcé par la Geringonça. Par contre, si le PS sort grand vainqueur des élections, ses alliés de la “gauche radicale” sont en difficulté et perdent du terrain. « L’argument » opportuniste et fallacieux systématiquement mis en avant par ces derniers, déjà mentionné, en prend un sacré coup : si le BE et le PCP sont, comme ils le prétendent, à l’origine des bonnes choses réalisées par le gouvernement, et que les mauvaises choses sont de la responsabilité du PS, comment expliquer les résultats électoraux d’octobre 2019 ? L’électorat de gauche serait-il politiquement aveugle ou stupide ? N’est-ce pas plutôt que le rôle supposé « positif » du Bloco et du PCP ne les distingue pas assez du PS pour que l’électorat de gauche juge utile de pousser l’attelage gouvernemental vers la gauche, afin d’augmenter la part du « bon » dans le « mauvais » de la politique gouvernementale ?

    En fait, la logique politique à l’œuvre a fonctionné à l’inverse de ce qu’espérait le Bloco. En défendant les bienfaits de la Geringonça, le BE a contribué à maquiller sa réalité de classe : c’est un gouvernement bourgeois. Et, contrairement au PS, le BE n’en a pas profité. Mais la toxicité de cette orientation ne s’arrête pas là : repeindre en rouge la politique d’un tel gouvernement, c’est aussi contribuer puissamment à la désorientation politique des classes populaires. C’est désarmer politiquement les travailleur.se.s, la jeunesse et les catégories les plus opprimées de la société, en créant parmi elles et eux des illusions quant aux négociations et aux accords passés avec leurs ennemis de classe. Non pas que les quatre années de mandat de la Geringonça n’aient pas connu de luttes, mais ces luttes sont restées atomisées, et – on l’a vu – ont été combattues par l’attelage gouvernemental.

    La nouvelle donne politique

    Dans la configuration issue des urnes le 6 octobre 2019, le PS pèse plus lourd que précédemment, mais il n’a cependant pas la majorité parlementaire qui lui permettrait d’être totalement indépendant des partis réformistes. Antônio Costa est resté Premier ministre, mais contrairement à 2015, un gouvernement minoritaire du PS a été mis en place, sans accord écrit avec le BE et le PCP. Costa et le PS comptent de façon évidente sur la « compréhension » d’un au moins de ces partis pour atteindre les 116 voix nécessaires pour faire passer leur budget au parlement. Il est toutefois assez probable que la période de 4 années qui vient de commencer sera plus instable politiquement, étant donné la situation européenne et internationale, avec la crise financière, la récession, et maintenant la pandémie de coronavirus, qui amène le pouvoir à décréter l’État d’urgence.

    L’État d’urgence

    Pour la première fois depuis le coup d’État de novembre 1975, l’État d’urgence a été décrété au Portugal par le président Marcelo Rebelo de Sousa le 18 mars, une décision prenant effet le lendemain.

    Restriction des droits et libertés démocratiques

    L’État d’urgence implique bien sûr une restriction des droits et libertés démocratiques (notamment des droits de réunion et de manifestation). Il est mis en œuvre par une police parfois très zélée à verbaliser, voire à harceler, particulièrement dans les quartiers populaires et contre les personnes racisées. Comme ailleurs, la contradiction est béante entre le droit de se déplacer ou de se trouver sur la voie publique, qui est très restreint, et le « droit » de prendre des transports publics souvent bondés – un centre de propagation du virus – pour aller travailler.

    Suspension du droit de grève

    Mais, particularisme portugais, le décret s’en prend aussi au droit de grève. En droit, les limitations à la grève ne devraient toucher que des infrastructures essentielles, notamment pour la santé, et des secteurs vitaux pour l’ensemble de la société. Mais – mauvaise nouvelle ! – c’est le gouvernement qui définira ce que sont ces secteurs vitaux. Et il a montré qu’il était bien peu respectueux du droit de grève. Pire, c’est le gouvernement qui a le plus attaqué ce droit constitutionnel depuis 1976. En fait, le droit de grève est suspendu par l’État d’urgence.

    C’est d’autant plus grave qu’au Portugal comme ailleurs, les travailleur.se.s ont revendiqué leur droit à ne pas être contaminé.e.s par le virus, exigeant des protections (masques, etc.) pour ne pas aggraver la contamination sur les lieux de travail, ou demandant que seuls les vols essentiels soient maintenus dans les aéroports. Les dockers du port de Lisbonne représentent un cas d’école : alors qu’ils et elles subissent déjà des retards de salaires de plusieurs mois, les dockers s’apprêtaient néanmoins à garantir le service minimum imposé par le gouvernement. Mais la direction de l’ETPL[69] (entreprise de travail portuaire) demande la mise en faillite et l’obtient[70]. Le conflit avec le syndicat des dockers (SEAL) tourne au bras de fer : le syndicat dénonce une « faillite frauduleuse », le soutien national[71] et  international aux grévistes s’étend[72], et les travailleur.se.s exigent le paiement des arriérés de salaire ; la mise en application des accords signés en 2018 ; et la protection des salarié.e.s contre le Covid-19, une partie des entreprises portuaires n’ayant toujours pas mis à disposition des dockers les masques et les gants dont ils ont besoin. La lutte se poursuit encore actuellement. Le SEAL a appelé les dockers à la grève jusqu’au 9 mars, l’a prolongée jusqu’au 30 mars[73], puis à nouveau jusqu’au 13 avril[74]. Le gouvernement, bien loin de dénoncer la faillite de l’ETPL et d’empêcher de nuire les coupables, s’en prend à nouveau aux dockers, décidant la “réquisition civile” de travailleur.se.s[75].

    Les objectifs du gouvernement et des capitalistes

    En agissant de la sorte, le gouvernement crée un précédent contraire au droit de grève, avec un impact sur toute une série de secteurs où des luttes se sont récemment déroulées pour imposer un confinement réel et généralisé (sans avoir à sortir du confinement pour des activités non-essentielles). Cela concerne toute une série de secteurs où les capitalistes veulent contraindre les travailleur.se.s à bosser, en risquant d’aggraver la contamination : usines, centres d’appels, centres commerciaux… Le gouvernement et ses administrations étant les instances qui décident de ce qui est essentiel ou non, les grèves dans les secteurs d’activité non essentielle sont vouées à être réprimées. Ce gouvernement « de gôche » révèle toute son hypocrisie et choisit, à nouveau très clairement, en n’hésitant pas à bafouer un droit constitutionnel, de donner priorité au business et de défendre les intérêts des capitalistes, au mépris de la santé et de la vie même des travailleur.se.s, faisant fi de la santé publique en général. Le gouvernement portugais s’avère donc, comme bien d’autres, être une bande de sociopathes et d’assassin.ne.s[76]. D’autoritaristes, également : le gouvernement et les capitalistes qu’il sert se rendent bien compte du danger potentiel que représente pour eux l’auto-organisation, tandis que la colère sociale va sans doute augmenter. Il s’agit de contenir celle-ci. L’État d’urgence est aussi un instrument conçu pour protéger la classe capitaliste.

    Le mouvement ouvrier et le Bloco, face à l’État d’urgence

    Face à cet ensemble de calamités sanitaires, sociales et politiques, les travailleur.se.s et les couches populaires sont, pour le moment, bien seul.e.s. Dans les entreprises, les bureaucrates syndicaux des deux grandes centrales (CGTP et UGT) affichent leur incapacité à obtenir des garanties pour la santé et l’emploi des salarié.e.s et leur conseillent de suivre les consignes… données par les patrons. Quand des luttes ont récemment éclaté[77], cela a toujours été des mobilisations spontanées venant de la base, qui ont débordé les appareils syndicaux.

    Dans le champ politique, le PCP et le Bloco jouent clairement la carte de l’union nationale. Le vote au parlement du décret présidentiel introduisant l’État d’urgence représente une page d’histoire très sombre, pas une seule voix ne s’étant opposée à ce texte scélérat. Aucun parti, aucun.e député.e ne s’est montré.e à la hauteur en refusant l’État d’urgence. Tout ce beau monde s’est mis à genoux devant les patrons et le gouvernement.

    Notons toutefois que le Bloco a fait encore pire que la coalition PCP-PEV, qui a choisi l’abstention. Bien sûr, dans ce contexte, l’abstention de gens qui prétendent représenter les intérêts des travailleur.se.s[78] est un scandale. Mais en votant en faveur du décret, le BE est allé encore plus loin dans la duplicité, l’ignominie et la trahison de classe. Le Bloco explique de façon abstraite qu’il faut protéger les travailleur.se.s. Il brasse beaucoup d’air autour du thème de la lutte contre la précarité… Mais il vote en faveur d’un texte décisif et liberticide qui, précisément, met un obstacle répressif à la capacité des travailleur.se.s à défendre leurs droits, leur santé et leur vie face à la férocité cupide du capital. Au premier rang des travailleur.se.s menacé.e.s, se trouvent justement des précaires, comme les dockers… en lutte contre la précarité que veulent leur imposer le patronat et le gouvernement.

    Mais pour faire bonne figure, et tenter de maintenir son paraître de gauche, Catarina Martins a jugé bon de dénoncer les entreprises qui « profitent de la crise » pour licencier, et la « vampirisation du SNS » par les groupes privés. Elle demande par ailleurs au gouvernement de tout faire pour « protéger la santé des travailleurs.ses » et de « réquisitionner le secteur privé de la santé »[79]. Malgré tout, il est difficile de réprimer un profond dégoût face à un tel mélange de fausseté politicienne et de bêtise réformiste. Comme si les patrons de nombreuses boites ne mettaient pas déjà sur le carreau leurs salarié.e.s et comme si pour empêcher cela, il n’était justement pas nécessaire de soutenir les grèves qui éclatent dans différents secteurs. Comme si, justement, le décret voté par le BE n’attaquait pas le droit de grève, si nécessaire aux travailleur.se.s pour protéger leur emploi et leur santé. Comme si, pour protéger leur santé et celle de tou.te.s, il n’était pas nécessaire de soutenir leurs luttes – ce que refuse de faire le Bloco – contre les parasites capitalistes qui se moquent de leur santé comme d’une guigne !

    Comprendre la trajectoire du Bloco. En tirer les leçons

    Pour présenter un bon aperçu assez saisissant, en accéléré, de la trajectoire du BE, on peut s’arrêter brièvement sur quatre moments assez symboliques de son histoire.

    Une histoire du Bloco en accéléré

    Le premier moment serait celui, bouillonnant et enthousiaste, de sa naissance en 1999. On perçoit et l’on ressent l’espérance de cet instant fondateur, au tournant du millénaire, où des centaines de militant.e.s de valeur mettent de côté leurs référentiels et leurs trajectoires politiques variés, et décident de mettre en commun leur expérience et leur énergie pour construire un mouvement, ou un parti – enfin, un parti-mouvement – qui veut être un outil pour bâtir une société meilleure. Le texte fondateur, centré sur la lutte contre la mondialisation capitaliste, est bien dans l’air du temps. Tout comme le moment de l’histoire mondiale dans lequel il s’inscrit – qui ne durera que quelques années – le manifeste du Bloco possède de vraies limites et de profondes confusions politiques. Le Bloco se donne d’emblée un avenir de parti électoral… Et c’est sans doute son défaut central, celui par lequel les autres failles, les faiblesses, les impensés, les non-dits et les consensus mous vont s’engouffrer pour transformer graduellement ce parti, au départ plein de feu militant, en la machine institutionnelle glaçante que nous avons aujourd’hui sous les yeux.

    Le second moment de ce film en accéléré pourrait se situer dans la campagne électorale de 2005, dans laquelle Francisco Louça était le candidat du BE, encore un jeune parti militant à cette époque. La question se pose à lui de définir une orientation claire pour trouver sa place avec justesse dans cette campagne. A la revue Inprecor[80] qui lui demande alors, « Le BE est-il disponible pour entrer dans un gouvernement du PS ? », Francisco Louçã répond : « Le Bloco n’est pas candidat au gouvernement. Le Bloco présente une alternative politique et c’est à elle qu’il doit être fidèle. Il ne se présente pas pour jouer à la distribution des portefeuilles. Et il assume les responsabilités qui lui sont données par la force des suffrages qu’il reçoit. Ce serait complètement irresponsable, si on n’a pas été élu pour gouverner, d’accepter un strapontin dans un gouvernement ». Question suivante : « Cela rend-il impossible un accord parlementaire ? ». Louçã réplique: « Un accord permanent, bien sûr. Nous allons rechercher des accords ponctuels pour trouver les majorités nécessaires sur les causes que nous défendons ». Même si l’électoralisme du BE est saillant et si l’opportunisme affleure dans les propos de Louçã[81], on relève la différence politique fondamentale qui sépare le BE de 2005 de celui de 2015 : pas question, en 2005, d’aller gouverner avec le PS.

    Dans notre histoire en accéléré du Bloco, le troisième moment viendrait alors s’inscrire en parfait contrepoint à cette campagne de 2005. Précisément, une autre interview de Louçã à Inprecor vient l’illustrer, à une bonne décennie d’intervalle. On demande à Louçã : « Que va-t-il arriver après l’accord gouvernemental entre le PSP, le Bloc de gauche et le PCP ? ». Réponse : « Un accord a été conclu entre le Parti socialiste (PS) et le Parti communiste portugais (PCP), à la suite de celui établit entre le Bloc de gauche (BE) et le PS. Il y a donc une majorité parlementaire pour renverser le gouvernement de droite – qui aura été le plus bref dans l’histoire du Portugal – et pour arrêter la saga de Pedro Passos Coelho (PSD) et de Paulo Portas (CDS-PP). Le résultat est fondamental et il est historique : après le saignement de l’austérité on commence à tourner la page ». Ce qui était impensable en 2005 (un accord parlementaire permanent avec le PS) s’est réalisé en 2015. Qui plus est, un tel accord, jugé non-souhaitable en 2005, est devenu « historique ». Posons ici la question suivante : le PS a-t-il évolué radicalement vers la gauche entre 2005 et 2015, ou bien est-ce le Bloco et Louçã qui se sont retrouvés complètement déportés vers la droite ? La réponse semble évidente. D’ailleurs, Louçã le dit à demi-mots : il s’agit de « tourner la page » après « le saignement de l’austérité ». L’univers du désir politique de Louçã s’est visiblement réduit : non plus l’implication du Bloco dans la lutte contre la mondialisation capitaliste, annoncée dans le Manifeste de fondation. Ni même ce que le candidat Louçã souhaitait en 2005 : « un profond changement dans la scène politique et sociale portugaise ou un fort investissement de fonds, de volonté et de mobilisations sociales ». Mais simplement « tourner la page » de l’austérité. Certes, ce n’est pas rien : l’austérité fait mal ! Mais cela interpelle quand même : le PS est-il un partenaire politique fiable pour en finir avec l’austérité ?

    Le quatrième moment de cette histoire en accéléré serait celui que nous traversons maintenant depuis quelques semaines : un Bloco qui, dès avant 2015, s’était déjà bien moulé dans les institutions bourgeoises et qui n’a cessé de s’y enfoncer et de s’y complaire depuis ; un parti que quatre années de Geringonça ont conduit à toujours plus de compromissions, l’amenant à tourner le dos aux luttes ouvrières et populaires, pour toujours s’aligner sur la volonté des capitalistes, de l’UE et de la BCE. Finalement, voici un parti qui, le 18 mars 2020, vient de voter le décret pour l’État d’urgence, qui attaque gravement le droit de grève, au nom d’une union nationale, bien sûr derrière les capitalistes, et qui envoie les prolétaires au boulot et, pour certain.e.s, à la mort par coronavirus.

    Tirer les bilans

    Disons les choses telles qu’elles sont : il s’agit bel et bien d’un naufrage historique. La trajectoire du Bloco est une nouvelle occurrence d’un parti de gauche, au départ équipé d’un logiciel politique en apparence radical[82]mais ne sortant pas du réformisme aux plans programmatique et stratégique. Un parti regroupant des équipes militantes de diverses natures, avec des orientations souvent opposées entre elles, et critiquables en elles-mêmes, mais des équipes qui ont toutefois trempé dans le maelström de la période révolutionnaire. Un parti dont de nombreux membres se sont ensuite jetés dans le grand bain de l’altermondialisme. Mais un parti qui s’est graduellement échoué sur les rivages du parlementarisme, de ses vices et de ses routines. Et qui a fini par couler dans les eaux boueuses de la collaboration de classe, s’enfonçant dans la vase des institutions bourgeoises.

    C’est le naufrage d’un rafiot certes pas très vieux, mais muni d’une charpente sans doute pas très robuste, déjà bien attaqué par les éléments, qui prenait de plus en plus l’eau depuis plusieurs années, et dont l’ignoble vote de l’État d’urgence au parlement nous a vraisemblablement fait entendre les ultimes et sinistres glouglous.

    C’est un naufrage authentique, car entre la direction annoncée au point de départ et la direction assumée au point d’arrivée, la trajectoire du BE ne marque pas seulement une ou deux petites inflexions, mais une complète involution. Parti d’une critique qui se voulait ouverte, moderne, non dogmatique, dynamique de l’ordre capitaliste à l’âge néolibéral, le Bloco vient d’y sombrer… dans un état déjà cadavérique. Ce que le BE fait aujourd’hui est absolument, radicalement, irrémédiablement contradictoire avec le projet politique qu’il proposait à ses débuts. Un projet mort et enterré !

    Il s’agit d’une de ces trahisons historiques pour lesquelles plus aucun retour en arrière n’est possible. Parce que pour qu’il y ait retour en arrière, et reprise d’un cours politique correct, il faudrait que la direction et les militant.e.s du Bloco puissent analyser honnêtement, de façon critique, les choix qui ont été faits et qui ont conduit là où nous sommes ; il faudrait procéder à une introspection sans tabou ; surtout, il faudrait pouvoir tenir un discours de vérité aux exploité.e.s et le opprimé.e.s pour lesquel.le.s le Bloco a représenté un espoir ; passer à une contrition sincère, leur avouant à peu près ceci : « Nous avons bien analysé nos erreurs. Nous regrettons très profondément nos choix politiques. Nous avons trahi vos luttes et vos grèves, systématiquement, parce que nous avons fait prévaloir notre place dans les institutions et notre soutien au gouvernement avant toute autre considération. Et finalement nous n’avons pas hésité, par notre vote favorable à l’État d’urgence, à vous exposer à la répression, et à vous interdire le droit de vous organiser pour vous défendre contre le chômage, les licenciements, et la pandémie de coronavirus. En donnant, par notre vote au parlement, satisfaction aux capitalistes, nous vous avons livré.e.s à leur cupidité sans limite, leur permettant de vous exposer à l’épidémie, de jouer avec votre santé et même votre vie ». Bien sûr, un tel discours ne verra jamais le jour. Pas officiellement, du moins. Certain.e.s militant.e.s du Bloco tireront ces conclusions sur la trajectoire de leur parti et le quitteront. Les plus sincères. L’appareil ne le fera pas ; ses membres mettront la tête dans le sable et poursuivront leur misérable carrière dans les arrières-cuisines du capital et du parlementarisme. Ils éviteront d’en parler…

    De grandes trahisons historiques, il y en a déjà eu. Elles sont connues. La trahison de l’Internationale socialiste en 1914, qui a envoyé les prolétaires de tous les pays – ou de beaucoup de pays – s’entretuer dans l’enfer de la 1ère Guerre Mondiale en est une. La trahison de l’Internationale communiste sous la direction de Staline, dans les années 1930, en est une autre : par une série de zigzags politiques irresponsables et félons, jamais correctement remis en cause depuis, le stalinisme a livré le prolétariat allemand à Hitler, puis il a torpillé les chances d’une révolution victorieuse en France et en Espagne, emprisonnant les travailleur-se.s de ces pays dans la camisole bourgeoise des Fronts populaires et les livrant finalement, désarmé.e.s, à Pétain et à Franco.

    Il est tout à fait possible que la période actuelle, marquée à la fois par le coronavirus, la volonté clairement affichée de la bourgeoisie mondiale d’en profiter pour exploiter encore davantage le prolétariat, et la remontée de la combativité ouvrière et populaire de par le monde, soit aussi un moment de faille géologique majeure, où tout le vieux mouvement ouvrier s’effondre dans la trahison et l’ignominie, et tout est à reconstruire. Nous le saurons bientôt. Mais il semble inévitable, à l’échelle internationale, que de grands reclassements politiques – et syndicaux – voient le jour. Cela vaut sans doute pour de très nombreux pays. Pour le Portugal en particulier.

    Et maintenant ?

    Faire des pronostics et concevoir une périodisation correcte pour les luttes de classes à venir est une tâche bien compliquée. N’étant pas sur le terrain au Portugal, c’est encore plus difficile. Ce qui semble certain, c’est que les révolutionnaires doivent jeter le Bloco dans les poubelles de l’Histoire. Il s’est couvert de honte et ne s’en remettra pas. Il « survivotera » sans doute dans le marigot des institutions bourgeoises tant que celles-ci ne seront pas détruites, mais il ne sera plus jamais porteur de l’espoir qu’il a pu susciter à ses débuts. Rétrospectivement, le projet qu’il a incarné pendant une vingtaine d’années s’est avéré non viable, condamnant ses principaux-ales dirigeant.e.s à une mort politique infâmante.

    La triste expérience du Bloco doit être discutée, au Portugal et ailleurs. Les travailleur-se.s doivent s’emparer des leçons politiques que porte l’étude de sa trajectoire. Ce texte, loin d’épuiser le sujet, jette à peine quelques bases pour cette étude. Il est d’une ironie grinçante que le manifeste de lancement du BE ait eu pour titre “Recommencer”[83]. On pourrait sans doute continuer à ironiser en remarquant que si le Bloco a « recommencé » quelque chose, c’est sans doute, pour beaucoup, des erreurs – ou plutôt, non : des fautes, des fautes politiques – déjà commises maintes et maintes fois. Le bagage marxiste des dirigeant.e.s fondateur-rice.s du BE ne les a pas vacciné.e.s contre la dérive réformiste de leur parti, et la leur propre – avec tous les attributs en –isme caractéristiques de ce type de dégénérescence : gradualisme ; électoralisme ; parlementarisme… Il semble nécessaire – même si cela ne sera jamais un garde-fou suffisant – de réfléchir collectivement à ne pas retomber dans les mêmes ornières… et d’en arriver toujours au même type de résultats.

    Ce qui est nécessaire, c’est un parti révolutionnaire mondial pour le communisme, disposant d’un programme actualisé mais non ambigu sur les perspectives stratégiques. C’est cela qu’il faut construire, parmi les prolétaires et les opprimé.e.s, et qui doit trouver sa voie au Portugal aussi. Il regroupera sans doute beaucoup d’ancien.ne.s militant.e.s sincères du Bloco. D’autres viendront du PCP, qui n’est pas en reste dans la trahison de classe  à grande échelle que représente la Geringonça, un gouvernement qui, avec l’aide du Bloco, a un temps réussi à camoufler son mépris du prolétariat, mais qui ne va pas pouvoir cacher sa trajectoire autoritaire et violente. D’autres rejoindront le parti révolutionnaire à partir de leur propre exaspération de voir les grands appareils syndicaux bureaucratiques trahir leurs luttes. Au-delà, soyons certain.e.s que la plupart des acteurs et actrices de la révolution portugaise à venir ne sont pas organisé.e.s aujourd’hui, ni au BE, ni au PCP, ni ailleurs. Espérons toutefois que les militant.e.s sincères qui sont passé.e.s par le Bloco sauront tirer les bonnes leçons, rebondir, et bâtir avec d’autres la force révolutionnaire dont les exploité.e.s et les opprimé.e.s ont besoin au Portugal.

    Parmi ces militant.e.s, figureront peut-être les 26 « Bloquistes » en rupture de parti, qui ont publié une lettre collective[84] dans laquelle ils et elles écrivent notamment : « Pour nous, l’époque du militantisme au Bloco de Esquerda est finie. Nous recommençons quand tout est encore à refaire ». C’est l’affaire de la Jamaica qui a été la « goutte d’eau » les conduisant à claquer la porte du Bloco[85]. Au-delà, ils et elles précisent : « Nous avons résolu de quitter le Bloco parce que nous ne pouvons pas ignorer que la voie d’institutionnalisation prise ces dernières années a transformé le parti d’un instrument de lutte politique, en une fin en soi ». Mais ces militant.e.s précisent qu’ils et elles ne lâcheront pas l’affaire : « Pour notre part, nous continuerons le combat, par les moyens à notre portée, pour une alternative qui ne se limite pas à gérer le système existant, mais qui recherche les voies de son dépassement révolutionnaire »[86].

    ANNEXE : Les principaux résultats électoraux du Bloco

    (Source : https://pt.wikipedia.org/wiki/Bloco_de_Esquerda)

    Elections législatives

    Date Tête de liste           CI. Voix % +/- Députés +/- Résultat
    1999 Francisco Louçã 5.º 132 333 2,44 / 100,00 2 / 230 Opposition
    2002 Francisco Louçã 5.º 153 877 2,81 / 100,00 0,37 3 / 230 1 Opposition
    2005 Francisco Louçã 5.º 364 971 6,35 / 100,00 3,54 8 / 230 5 Opposition
    2009 Francisco Louçã 4.º 558 062 9,82 / 100,00 3,47 16 / 230 8 Opposition
    2011 Francisco Louçã 5.º 288 973 5,17 / 100,00 4,65 8 / 230 8 Opposition
    2015 Catarina Martins 3.º 550 892 10,19 / 100,00 5,02 19 / 230 11 Soutien parlementaire
    2019 Catarina Martins 3.º 500 017 9,52 / 100,00 0,67 19 / 230

    Elections européennes

    Date Tête de Liste Voix % +/- Députés +/-
    1999 Miguel Portas 5.º 61 920 1,79 / 100,00 0 / 25
    2004 Miguel Portas 5.º 167 313 4,91 / 100,00 3,12 1 / 24 1
    2009 Miguel Portas 3.º 382 667 10,72 / 100,00 5,81 3 / 22 2
    2014 Marisa Matias 5.º 149 628 4,56 / 100,00 6,16 1 / 21 2
    2019 Marisa Matias 3.º 325 450 9,82 / 100,00 5,26 2 / 21 1

    Elections présidentielles

    Date Candidat
    soutenu
    1er Tour 2e  Tour
    CI. Voix % CI. Voix %
    2001 Fernando Rosas 4.º 129 840 3,00 / 100,00
    2006 Francisco Louçã 5.º 292 198 5,32 / 100,00
    2011 Manuel Alegre 2.º 831 838 19,76 / 100,00
    2016 Marisa Matias 3.º 469 321 10,12 / 100,00

    Elections locales – Conseils municipaux

    Date CI. Voix % +/- Présidents CM +/- Conseillers +/-
    2001 9.º 61 789 1,18 / 100,00 1 / 308 6 / 2 044
    2005 6.º 159 254 2,95 / 100,00 1,77 1 / 308 7 / 2 046 1
    2009 7.º 167 101 3,02 / 100,00 0,07 1 / 308 9 / 2 078 2
    2013 7.º 120 982 2,42 / 100,00 0,60 0 / 308 1 8 / 2 086 1
    2017 6.º 170 027 3,29 / 100,00 0,87 0 / 308 12 / 2 074 4

    [1] Bloco de Esquerda (BE), ou tout simplement le « Bloco », comme on dit pour simplifier au Portugal.

    [2] Un concept sans aucune valeur scientifique, qui entretient une vaste confusion, et auquel il faudrait maintenant vite tordre le cou. Rappelons, par exemple, que c’est le même concept de « gauche radicale » qui sert aussi à présenter Syriza en Grèce, et cela aussi bien avant qu’après juillet 2015, quand le gouvernement Syriza dirigé par Alexis Tsipras a capitulé devant la Troïka.

    [3] Pour garder les dimensions d’un article de fond visant à restituer la trajectoire du Bloco pour comprendre sa substance actuelle, le choix a été fait de ne pas discuter ses textes programmatiques, et de concentrer l’essentiel de l’analyse sur ses choix d’orientation dans la période la plus récente, depuis 2015.

    [4] União Democrática Popular (UDP), fondée en décembre 1974, dans la foulée de la Révolution des Œillets du 25 avril 1974.

    [5] Partido Socialista Revolucionário (PSR), parti trotskyste lié au Secrétariat unifié de la IVe Internationale (SU-QI) créé en 1978, dans un congrès de fusion (peu durable) entre la Liga Comunista Internacionalista (LCI) et le Partido Revolucionário dos Trabalhadores (PRT).

    [6] Plus exactement Política XXI, est constituée par la fusion de deux scissions de gauche : une dissidence du PCP d’un côté ; de l’autre, l’aile gauche du Mouvement démocratique portugais – Commission démocratique électorale (MDP-CDE, mouvement créé à l’origine pour unifier l’opposition à la dictature en 1969). Quelques « indépendant.e.s » s’y sont ajouté.e.s.

    [7] Notamment Ruptura/FER, section portugaise de la LIT-QI (Ligue Internationale des Travailleurs-Quatrième Internationale) et le Parti maoïste pour la reconstruction du prolétariat.

    [8] Partido dos Trabalhadores (PT) fondé le 10 février 1980 au cœur d’une vague de grèves et de luttes sociales, autour de plusieurs composantes : les “nouveaux syndicalistes” (notamment dans la métallurgie, les industries chimiques, pétrochimiques, les banques…), l’Eglise catholique de gauche, les groupes politiques d’extrême-gauche, jusqu’alors clandestins, quelques élu.e.s de l’opposition à la dictature militaire, une partie des intellectuel.le.s et des secteurs paysans combatifs.

    [9] Alliance rouge et verte créée en 1989 après de longues discussions entre trois forces : le DKP (Parti communiste danois) ; le SAP (Parti socialiste des travailleurs), section danoise du Secrétariat unifié de la IVe Internationale (SU-QI) ; et VS (Parti socialiste de gauche). Rejointe ensuite par des groupes issus du KAP (Parti communiste ouvrier), maoïste.

    [10] Partito della Rifondazione Comunista (PRC), fondé le 12 décembre 1991 de la fusion entre une minorité du Parti communiste italien qui refusait le tournant décidé au Congrès de Bologne (un complet virage vers la social-démocratie), Démocratie Prolétarienne (DP) et d’autres organisations d’extrême-gauche, notamment le Parti communiste d’Italie (marxiste-léniniste) et la LCR italienne, section italienne au Secrétariat unifié de la IVe Internationale (SU-QI).

    [11] Syriza veut dire en grec « coalition de la gauche radicale », et de fait, regroupe à sa naissance un large spectre de formations politiques de gauche et d’extrême gauche.

    [12] PSOL : Partido Socialismo e Liberdade (Parti socialisme et liberté) né suite à des exclusions et une scission (très) minoritaire du PT au Brésil, fondé en juin 2004, reconnu officiellement en septembre 2005.

    [13] On traduirait ce nom par « La Gauche » mais on dit aussi « Die Linke » en français. En allemand, on parle aussi de Linkspartei. Parti de gauche qui se dit socialiste- démocratique, né le 16 juin 2007 de la fusion de la WASG (Alternative électorale travail et justice sociale),  scission du SPD (Parti social-démocrate) en Allemagne de l’Ouest, et du PDS (Parti du socialisme démocratique, descendant du parti unique de la RDA) à l’est. Plusieurs groupes de l’extrême-gauche ont rejoint die Linke.

    [14] Começar de Novo en portugais. Texte complet en portugais ici: https://www.bloco.org/media/comecardenovo.pdf

    [15] Le dernier chapitre du document fondateur s’intitule : “O NOSSO PROJECTO: DEMOCRACIA PARA O SOCIALISMO”

    [16] Sauf pour se référer à celles du passé.

    [17] Antônio Costa, actuel Premier ministre, était alors le numéro 2 du gouvernement.

    [18] En 2014, la population en situation de pauvreté a atteint son sommet historique avec 27,5%.

    [19] Entre 2011 et 2014, près de 500 000 habitants (sur un pays de 10 millions).

    [20] Cet article traite du Bloco. Mais la plus grande partie des remarques faites dans ce texte à propos du Bloco concernant son attitude par rapport au gouvernement Costa valent aussi pour le PCP, sauf cas spécifiques signalés dans la suite de cet article.

    [21] Ce terme étrange et sarcastique (parfois assez mal traduit ici par « bidule » ou « engin » en français) s’applique à quelque chose de mal fait, de structure fragile et de fonctionnement précaire. Il semble que l’usage du mot « geringonça » pour évoquer le gouvernement sorti des urnes en 2015 soit dû initialement à l’essayiste et chroniqueur Vasco Pulido Valente et/ou au politicien de droite Paulo Portas.

    [22] Chambre unique selon la Constitution de 1976 qui a fait le choix d’un parlement unicaméral.

    [23] L’institution du Conseil d’Etat existait antérieurement, dans des Constitutions portugaises très diverses, depuis le Moyen-Age. La dictature militaire abolie par la Révolution des Œillets possédait aussi un organe de ce type.

    [24] Le coup d’Etat du 25 novembre 1975 est mené par une coalition de secteurs bourgeois de l’armée. Les animateurs militaires de la Révolution portugaise tels qu’Otelo de Carvalho et Carlos Fabião, militaires d’extrême-gauche, sont destitués et emprisonnés. Le lieutenant-colonel Eanes, impliqué dans le coup d’Etat, va se retrouver président de la République dans les élections qui suivront.

    [25] Texte voté par l’Assemblée constituante élue après les élections générales du 25 avril 1975, 1er anniversaire de la Révolution des Œillets. Dans cette Assemblée constituante élue à la proportionnelle, ce qui frappe c’est la quasi-absence de l’extrême-gauche, très divisée mais pourtant bien présente dans le processus révolutionnaire en cours : l’UDP maoïste est la seule organisation d’extrême-gauche présente dans cette assemblée, avec 1 siège (0,4%). Les partis de la gauche réformiste et stalinienne sont majoritaires ensemble : sur le total des 250 sièges, le PS en possède 116 (46,4% de ces 250 sièges) ; le PCP 30 (12%) ; le MDP/CDE – futur allié du PCP – 5 sièges (2%). Les partis de la droite bourgeoise PPD – le futur PSD – et CDS respectivement 81 (32,4%) et 16 (6,4%). Enfin 1 siège (0,4%) est tenu par une association conservatrice « pour la défense des intérêts de Macao ».

    [26] Parmi ses attributions, il incombe notamment au Conseil d’Etat de conseiller le Président de la République sur demande de celui-ci. Il doit aussi se prononcer obligatoirement dans certains cas prévus par la Constitution et notamment dans les situations suivantes : en cas de dissolution de l’Assemblée de la République ou des assemblées des régions autonomes (Açores, Madère) ; dans certains cas de démission du gouvernement ; en cas de déclaration de guerre ou pour parvenir à un traité de paix ; sur certains actes du Président de la République prévus par la Constitution.

    [27] Le Président est élu pour 5 ans au suffrage universel. Il dispose de fonctions de représentation et il est le chef des armées. En 2015, le président était encore Francisco Pinto Balsemão, un grand patron du secteur des médias, ex-président du PSD; depuis 2016, c’est Marcelo Rebelo de Sousa, juriste universitaire, également ancien leader du PSD.

    [28] Le Premier ministre est le personnage clé de l’Etat selon la Constitution de 1976. C’est le chef de l’exécutif, et c’est traditionnellement un chef de parti qui est nommé par le Président de la République. Il est membre de droit du Conseil d’Etat. En 2015, c’est donc Antônio Costa (PS) qui a été nommé Premier ministre par le Président Francisco Pinto Balsemão.

    [29] La plus haute juridiction au Portugal. Il vérifie la constitutionnalité des textes et des décisions de justice, un peu comme le Conseil constitutionnel en France. Il est composé de 13 juges, dont 10 sont élu.e.s par l’Assemblée de la République et les 3 restants sont coopté.e.s par les 10 juges élu.e.s. Les juges ne peuvent avoir de fonctions dans des appareils de partis ou associations politiques.

    [30] En portugais cela s’appelle Provedor de Justiça. C’est un peu l’équivalent du Défenseur des Droits en France. A noter qu’il s’agit là de la seule femme membre du Conseil d’Etat à ce jour (Maria Lucia Amaral, depuis novembre 2017).

    [31] Les trois ex-présidents présents à vie au Conseil d’Etat sont A. Eanes (85 ans, qui y siège depuis 1986 : élu à la Présidence de la République en 1976 suite au coup d’Etat du 25 novembre 1975, dans lequel il a joué un rôle important) ; Jorge Sampaio (80 ans, qui y siège depuis 2006 ; situé à gauche, il a participé à la Révolution portugaise avant de rejoindre le PS en 1978 ; a été élu président en 1995, pour deux mandats) ; Aníbal Cavaco Silva (85 ans, qui y siège depuis 2016 ; Premier ministre du PSD de 1985 à 1995, Président de 2006 à 2016).

    [32] Louçã est fondateur du BE et en a été le coordinateur de 2005 à 2012, avant de passer la main à ce poste à Catarina Martins et João Semedo. Il était candidat du Bloco à la présidentielle de 2005. Il a été élu au parlement sans discontinuer de 1999 à 2012, date où il a quitté ses activités parlementaires. C’est un économiste, déjà membre de la LCI (section portugaise du SU-QI) en 1973, avant que celle-ci ne se transforme en PSR.

    [33] Il s’agissait d’un scrutin à listes : la liste B (constituée de PS, BE, PCP) a obtenu 116 voix, ce qui a fait élire Carlos César (PS), Francisco Louçã (BE) et Domingos Abrantes (PCP) ; la liste A était formée du PSD et du CDS et a recueilli 104 voix, ce qui a fait élire Francisco Pinto Balsemão (PSD) et Rui Rio (PSD).

    [34] Cet article traite du Bloco. Mais la plus grande partie de ce qui est écrit ici à propos du Bloco vaut aussi pour le PCP, sauf cas spécifiques signalés dans la suite de cet article.

    [35] Pour une analyse économique critique du « miracle antilibéral » portugais, lire : Gaston Lefranc, « Pas de miracle antilibéral au Portugal ! », 20 février 2018, [https://tendanceclaire.org/article.php?id=1345]

    [36] Loi qui permet notamment d’arrêter les travailleur.se.s réquisitionné.e.s et qui ne travaillent pas.

    [37] https://eco.sapo.pt/2018/06/20/bloco-de-esquerda-quer-ser-forca-de-governo-com-uma-nova-relacao-de-forcas/. Ma traduction.

    [38] https://www.pressreader.com/portugal/edi%C3%A7%C3%A3o-p%C3%BAblico-lisboa/20181110/281505047239511. Ma traduction.

    [39] https://litci.org/pt/mundo/europa-mundo/portugal/20-anos-do-bloco-de-esquerda-um-caminho-anunciado/. Ma traduction.

    [40] Les relations douteuses entre le lobby de la construction civile, les travaux publics, le secteur immobilier et les pouvoirs locaux sont une marque de fabrique bien connue de la démocratie bourgeoise au Portugal. Des dénonciations par la presse ont lieu très fréquemment. Au vu de leurs exploits dans ce domaine, aucun autre parti n’a de légitimité pour attaquer Robles ou se gausser de lui. En particulier, la droite libérale (PSD et CDS) semble être championne toute catégorie dans ce domaine.

    [41] https://observador.pt/2018/07/28/bloco-de-esquerda-apoia-ricardo-robles-e-diz-que-vereador-assegurou-os-direitos-de-todos/

    [42] https://expresso.pt/politica/2018-07-28-Catarina-sai-em-defesa-de-Robles-e-dispara-contra-imprensa-e-PSD

    [43] https://observador.pt/2018/07/30/ricardo-robles-renuncia-ao-mandato-na-camara-de-lisboa/

    [44] Usine inaugurée en 1995. 3500 salarié.e.s au moment de la grève, 5800 à ce jour. Située à Palmela, près de Setubal (sud de Lisbonne).

    [45] Comissão de Trabalhadores (CT) : un droit, inscrit dans le code du travail, à constituer des commissions de salarié.e.s ouvertes à tou.te.s pour représenter ceux/celles-ci dans une boite. La CT inclut des élu.e.s syndicaux/ales, mais pas seulement.

    [46] On s’en rend compte sur la page web de la boite : https://www.volkswagen-newsroom.com/en/company-3688

    [47] Note la Tribune de Genève : https://www.tdg.ch/economie/greve-inedite-usine-volkswagen/story/28434020

    [48] https://litci.org/pt/movimento-operario/trabalhadores-da-autoeuropa-vwportugal-fazem-primeira-greve-em-25-anos/

    [49] Selon RP, https://www.revolutionpermanente.fr/Portugal-Greve-chez-Volkswagen-contre-le-travail-obligatoire-le-samedi.

    [50] https://www.dinheirovivo.pt/empresas/lista-e-vence-eleicoes-para-comissao-de-trabalhadores-da-autoeuropa/

    [51] https://observador.pt/2017/10/03/lista-e-venceu-eleicoes-para-a-comissao-de-trabalhadores-da-autoeuropa/

    [52] 3000 travailleur.se.s environ y auraient participé : https://litci.org/pt/movimento-operario/trabalhadores-da-autoeuropa-vwportugal-fazem-primeira-greve-em-25-anos/

    [53] Une suite incluant la grève, mais aussi notamment un volet juridique contre le travail en continu y compris le week-end.

    [54] STASA : Sindicato dos Trabalhadores do Sector Automovel. https://vi-vn.facebook.com/pages/category/Labor-Union/STASA-Sindicato-dos-Trabalhadores-do-Sector-Autom%C3%B3vel-387402835397326/

    [55] SEAL : Sindicato dos Estivadores e da Actividade Logística (Syndicat des dockers et des activités logistiques). https://www.facebook.com/setc.pt/

    [56] 1,6% du PIB tout récemment : https://observador.pt/2019/03/06/autoeuropa-duplicou-producao-em-2018-e-ja-representa-16-do-pib/

    [57] Par exemple, ici : https://www.dw.com/pt-002/portugal-incidentes-no-bairro-da-jamaica-geram-debate-sobre-racismo/a-47232593. Ou ici : https://www.publico.pt/2019/01/25/sociedade/opiniao/bairro-jamaica-informacao-nao-ha-boas-politicas-publicas-1859282

    [58] https://www.publico.pt/2019/02/18/sociedade/noticia/psp-usa-criterios-etnicoraciais-avaliar-risco-zonas-urbanas-sensiveis-1861983

    [59] Le PCP a attaqué le syndicat des transporteurs et la grève, les accusant de créer un motif pour que le gouvernement attaque le droit de grève, au lieu de critiquer le gouvernement. La fédération des transports (FECTRANS), dirigée par le PCP, n’a pas rejoint la grève et est allée négocier avec l’organisation patronale du secteur (ANTRAM) une convention collective sur des bases bien inférieures à ce qui était exigé par la lutte, aux dépens des travailleurs.

    [60]L’escalade antigrève du gouvernement frise l’anti-constitutionnalité: la loi indique que les services minimum concernent des secteurs qui doivent garantir les conditions de la vie humaine et sociale (comme les pompiers ou les hôpitaux). Avec les mesures décidées par le gouvernement Costa, il s’agit d’éviter que les grèves affectent les comptes des patrons.

    [61] https://twitter.com/catarina_mart/status/1118466428175310848

    [62] https://www.msn.com/pt-pt/video/tvi24/be-considera-que-medidas-do-governo-para-enfrentar-greve-dos-camionistas-s%C3%A3o-exageradas/vp-AAFAtYt

    [63] https://www.legislativas2019.mai.gov.pt/#none

    [64] PAN : « Pessoas-Animais-Natureza » (Personnes-Animaux-Nature), parti écolo-animaliste fondé en 2009, proche des Verts européens.

    [65] L : « Livre » (Libre), petit parti fondé en 2014, qui se dit de gauche, écologiste, féministe et antiraciste (L : 1,09% des voix) https://www.dinheirovivo.pt/economia/iniciativa-liberal-livre-e-chega-o-que-defendem-os-novos-partidos/

    [66] IL : « Iniciativa Liberal » (Initiative libérale), petit parti ultra-libéral et pro-UE, fondé en décembre 2017. (IL : 1,29% des voix) https://www.dinheirovivo.pt/economia/iniciativa-liberal-livre-e-chega-o-que-defendem-os-novos-partidos/

    [67] Le nom de ce parti (Chega) signifie « Assez ! » On imagine !… Parti d’extrême-droite, ce qui contribue à « normaliser » la situation parlementaire du Portugal, avec l’envoi à l’Assemblée d’un élu de ce genre pour la première fois depuis 1974  (CH : 1,29% des voix)

    https://www.publico.pt/2019/10/08/politica/noticia/entrada-extremadireita-parlamento-alarmar-partidos-1889207

    [68] Le PSOE a repris le leadership à « gauche » en Espagne. Le rôle de Podemos dans cette situation mériterait de nouveaux commentaires.

    [69] ETPL : Empresa de Trabalho Portuário de Lisboa. C’est une association prestataire de services à 7 entreprises portuaires présentes à Lisbonne.

    [70] https://expresso.pt/economia/2020-03-06-Associacao—Empresa-de-Trabalho-Portuario-de-Lisboa-confirma-insolvencia.-Guerra-com-o-sindicato-continua

    [71] Via le port voisin de Setubal, celui-là même qui était en grève fin 2018 et qui écoule les véhicules de VW-Autoeuropa…

    [72] Idem. Via l’IDC (International Dockworkers Council – Conseil international des travailleurs portuaires)

    [73] https://expresso.pt/economia/2020-03-06-Associacao—Empresa-de-Trabalho-Portuario-de-Lisboa-confirma-insolvencia.-Guerra-com-o-sindicato-continua

    [74] https://expresso.pt/coronavirus/2020-03-16-Portos.-Estivadores-prolongam-greve-em-Lisboa

    [75] https://www.dinheirovivo.pt/economia/governo-decreta-requisicao-civil-de-trabalhadores-do-porto-de-lisboa/

    [76]Em Luta (section portugaise de la LIT-QI) explique que l’Etat d’urgence expose à la répression toute une série de luttes nécessaires aujourd’hui : pour assurer la sécurité sanitaire au travail ; contre l’utilisation de la crise par les patrons pour imposer des licenciements ; contre les activités d’associations dont la fonction est d’assurer un soutien aux personnes qui en ont le plus besoin (personnes expulsées, sans-abri, personnes âgées isolées),  aujourd’hui. Vont aussi être dans le collimateur les personnes « qui se sont organisées pour fabriquer des masques, ou tant d’autres exemples d’auto-organisation, qui construisent le confinement au quotidien. Tout cela ne sera plus permis ». https://emluta.net/2020/03/19/contra-o-estado-de-emergencia-dos-patroes-quarentena-geral-organizada-pelos-trabalhadores/

    [77] Le même article d’Em Luta cite ici des centres commerciaux, Autoeuropa, ou des centres d’appels. https://emluta.net/2020/03/19/contra-o-estado-de-emergencia-dos-patroes-quarentena-geral-organizada-pelos-trabalhadores/

    [78] Le PCP redoute que l’épidémie ne serve à aggraver l’exploitation des travailleurs… Ce qui devrait logiquement le conduire à s’opposer à un décret qui facilite cette manœuvre. Mais il se contente de s’abstenir. Et le député du PCP João Oliveira exprime son désaccord avec le recours à un régime d’exception, considérant que jusqu’ici les mesures de confinement “ont été mises en œuvre d’une façon généralisée et volontaire”. Il ajoute, mollement, qu’il préfère (comme le Premier ministre) une adoption graduelle de mesures. https://www.jornaldenegocios.pt/economia/detalhe/ps-bloco-psd-e-cds-votam-a-favor-do-estado-de-emergencia-pcp-abstem-se

    [79] SNS : Serviço Nacional de Saúde (Service national de santé). https://www.jornaldenegocios.pt/economia/detalhe/ps-bloco-psd-e-cds-votam-a-favor-do-estado-de-emergencia-pcp-abstem-se

    [80] Inprecor, Revue du SU-QI, N° 501-502 janvier-février 2005. http://www.inprecor.fr/article-Interview-de-Francisco-Lou%C3%A7%C3%A3,-t%C3%AAte-de-liste-du-Bloco-de-Esquerda-%C3%A0-Lisbonne—%22-Nous-ne-jouerons-pas-%C3%A0-la-distribution-des-portefeuilles-!-%22?id=390

    [81] Juste deux exemples, parmi bien d’autres. Quand Louçã déclare, « Ce serait complètement irresponsable, si on n’a pas été élu pour gouverner, d’accepter un strapontin dans un gouvernement », l’obstacle qu’il perçoit à gouverner avec le PS, c’est que le Bloco « n’a pas été élu pour gouverner ». Mais cela apparait comme une question conjoncturelle, pas une affaire de principe.

    [82] En apparence seulement. Il vaudrait la peine d’étudier les textes internes du Bloco, ceux de sa fondation  et de ses congrès, et de les croiser avec sa pratique concrète

    [83] « Começar de novo » en portugais.

    [84] https://www.publico.pt/2019/02/12/politica/noticia/razoes-26-bloquistas-bater-porta-resolvemos-deixar-be-1861726

    [85] Ils et elles déclarent : « En occultant ce racisme systémique des forces de sécurité et des agents de l’Etat, le BE se place du mauvais côté du combat antiraciste et se coupe d’une génération qui n’a plus peur et qui mène les combats décisifs de notre temps » (idem).

    [86] Idem.

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