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      Présidentielle au Brésil : Un premier tour qui fait peur

      Par Tony Lambada (14 octobre 2018)
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      Le score dévastateur de Jair Bolsonaro au premier tour de l’élection présidentielle brésilienne n’apparait certes pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais il dépasse de beaucoup les prévisions, et il y a quelques mois encore, le député d’extrême droite nostalgique de la dictature militaire était crédité de quelque 15%, en gros le tiers des 46% qu’il a obtenus le 7 octobre. Les résultats de ce scrutin mériteraient sans doute des développements très conséquents. Nous nous limiterons ici à quelques considérations. Sur la situation politique et sociale que révèle ce premier tour d’abord ; puis sur Bolsonaro ensuite ; et enfin sur les suites, et le second tour en particulier.

      Ce que dit ce scrutin sur la situation brésilienne.

      Contrairement à l’idée assez répandue selon laquelle le Brésil aurait franchi une étape importante et progressiste de son développement politique et social à partir des années 2000 (notamment grâce à la présidence de Lula), ce pays est resté marqué par d’immenses inégalités, corrigées à la marge dans un premier temps, puis à nouveau galopantes au cours de la décennie actuelle. Les élites traditionnelles, ultra-réactionnaires et violentes, n’ont jamais abandonné la partie. Le PT leur convenait, tant que la croissance était là et que les profits se portaient bien. Quand les riches ripaillent, ils sont plus enclins à distribuer des miettes aux pauvres. Telle était la situation sous la présidence Lula. Avec les difficultés économiques croissantes depuis 2011, les différents secteurs de la bourgeoisie ont voulu s’attaquer aux maigres conquêtes sociales pour s’assurer des profits plus conséquents. Malgré la complicité du PT et des organisations syndicales qui lui sont liées, la concertation avec le mouvement social est devenue une pratique trop contraignante du point de vue des secteurs les plus agressifs de la classe dominante. De plus, la présidente Dilma Rousseff, surtout dès le début de son second mandat, perdait le contrôle de la situation politique, engluée qu’elle était dans ses contradictions entre ses promesses électorales – aucun recul social – et la politique d’austérité qu’elle mettait en œuvre concrètement. Exit Dilma, la Chambre des Députés et le Sénat, très majoritairement composés de partis de droite – qu’ils soient les « alliés » bourgeois du PT ou qu’ils se situent dans l’opposition –, un parlement où siègent des politiciens très grassement rémunérés, corrompus et spécialistes du retournement de veste, tirait les ficelles des textes constitutionnels pour éjecter en août 2016 la présidente. Celle-ci était remplacée par le premier des « alliés » du PT, le vice-président Michel Temer, dénoncé pour corruption, parmi tant d’autres ! La popularité de celui-ci à partir d’avril 2017 a brillamment oscillé entre 3 et 6% de l’opinion publique.

      Depuis 2014, sous la houlette du juge anti-corruption Sérgio Moro, le pays vit au rythme d’un lavage de linge sale à très grande échelle, le Lava-Jato, une sorte d’« opération mains propres ». L’appareil judiciaire, certes lui aussi largement corrompu et souvent partial, apparait cette fois déterminé à en finir avec la corruption. Cela a tendu à faire de Moro, aux yeux du peuple, un héros aux mains propres, malgré son anti-pétisme palpable – et ses liens y compris familiaux avec le PSDB, le parti central de l’opposition aux gouvernements du PT – et la jouissance visible qui a été la sienne lorsqu’il a pu « se faire » Lula. La fuite illégale d’une écoute téléphonique, par ses soins, compromettant l’ancien président lors de discussions avec Dilma Rousseff lui a même valu pendant un temps d’être déchargé de l’affaire. Dans celle-ci, des dizaines de politiciens véreux sont condamnés à des peines de prison et des têtes sont tombées au plus haut niveau. L’ex-président de la Chambre des Députés, Eduardo Cunha (du parti bourgeois PMDB, l’ex-partenaire majeur du PT au gouvernement), a été jeté derrière les barreaux pour plus de 15 ans. Plus récemment, l’icône pétiste, Lula, a été condamnée à plus de 12 années d’emprisonnement. Les derniers jugements ont empêché Lula, alors favori des sondages, de se présenter à la présidentielle. Cela dit, il faut noter que les politiciens véreux du PSDB –le parti préféré de Sérgio Moro – sont davantage sur la sellette dans la dernière période.

      La doublure de Lula – le plan B du PT au cas où l’ex-président devait être éloigné de la compétition électorale – Fernando Haddad, a dû reprendre le flambeau. En août, ce dernier a démarré la course avec 4% d’intentions de vote. Il faut surtout comprendre que le peuple brésilien – dans l’immense majorité de ses composantes – en a plus qu’assez de la corruption endémique qui ravage le pays et le prive de ressources, alors qu’en même temps on lui intime l’ordre de se serrer la ceinture. Il faut aussi saisir qu’à partir de la victoire de Lula à la présidentielle de 2002, le PT, qui faisait encore figure de parti honnête et intègre dans les années 1990, a vu fleurir des accusations de corruption contre certains de ses dirigeants. Les partis de la droite bourgeoise (à commencer par le PMDB et le PSDB) pataugent dans les scandales depuis des décennies, mais ils semblent être parvenus à faire croire à une large partie de l’opinion publique que le PT était le mal absolu en la matière, alors que ce dernier, parti d’origine ouvrière, n’a fait que s’adapter aux mœurs de l’élite à laquelle il s’est intégré.

      Le mélange de crise économique (croissante depuis 2015), d’austérité, de chômage, de précarité et de corruption galopante fait du Brésil un baril de poudre. L’immense majorité du peuple, suivant des logiques bonnes ou mauvaises, est ulcérée et en colère. La haine que nourrissent aussi bien les catégories populaires que les couches moyennes contre la « classe politique », et le discrédit des pouvoirs établis par la Constitution de 1988 sont tels que la bourgeoisie brésilienne n’a pas été en mesure, lors de cette présidentielle, de se mettre d’accord et de s’unir autour d’un « champion » pour le faire élire, contrairement à ce qu’elle avait su faire dans le passé. Longtemps, le candidat préféré de l’élite bourgeoise a été Geraldo Alckmin (déjà présidentiable dans le passé pour le PSDB). Alckmin ne recueille que 4,76% des voix. Les autres candidats les plus typiques de l’ultralibéralisme, le banquier João Amoêdo (Parti NOVO) et l’ex-banquier et ministre de l’économie Henrique Meirelles (MDB) n’obtiennent respectivement que 2,50% et 1,26% des suffrages. Derrière Bolsonaro, on trouve en seconde position le pétiste Fernando Haddad, ministre de l’éducation sous les présidences Lula et Dilma, puis maire de São Paulo jusqu’à 2016. Il obtient 29,28% des voix. Au moins dès 2015, le PT a été rejeté majoritairement par les sommets de la bourgeoisie comme instrument utile à leurs choix politiques. Dans un pays en crise, pour relever le taux de profit, les exploiteurs veulent majoritairement un gouvernement de confrontation leur permettant de démolir les quelques droits et avancées sociales. C’était la fonction de Temer, qu’il a pu assumer en partie malgré la crise politique et malgré son impopularité. Mais cela ne suffit pas aux possédants. Pour ces raisons, Haddad n’était donc pas le candidat de la bourgeoisie, malgré les bons et loyaux services rendus par le PT à cette dernière pendant qu’il était le principal parti de gouvernement. L’idée – qu’implique la perspective d’un président du PT – de devoir composer avec le mouvement syndical, est largement rejetée au sein de la classe dominante. Le candidat arrivé en troisième position, Ciro Gomes (PDT) affiche des liens distants avec le travaillisme brésilien et a été ministre et gouverneur de l’Etat nordestin du Ceará.

      Signalons que tous les candidats mentionnés depuis le début de cet article – non seulement ceux qui seront présents au second tour, mais aussi Ciro Gomes (3e), Geraldo Alckmin (4e), João Amoêdo (5e) et Henrique Meirelles (7e) défendent non seulement des solutions bourgeoises, mais aussi une politique économique et sociale libérale, parfois assumée fièrement, parfois plus honteuse. C’est aussi le cas des autres candidatures, à l’exception de la gauche et de l’extrême-gauche représentées par G. Boulos (PSOL) et Vera (PSTU). Mais ces deux dernières n’obtiennent respectivement que 0,56% et 0,05% des suffrages. Ce premier tour révèle donc une forte polarisation – les deux premiers candidats cumulent plus de 75% des voix – mais du point de vue des travailleurs/ses, cette polarisation n’est porteuse d’aucune politique un tant soit peu conforme à leurs intérêts.

      C’est quoi, Bolsonaro ?

      Ce militaire de réserve a fait carrière en politique depuis la fin des années 1980. D’abord conseiller municipal de Rio de Janeiro en 1988, il est devenu député fédéral pour cet Etat en 1990. Il a été élu et réélu à ce poste sous différentes étiquettes souvent trompeuses (Parti démocrate-chrétien, Parti progressiste réformateur, Parti progressiste) et il concourt aujourd’hui à la présidentielle au nom du PSL (Parti social libéral). Il est parfois qualifié de Trump brésilien, et possède tous les attributs du politicien d’extrême-droite. Durant la campagne, on l’a vu multiplier les déclarations sexistes, racistes, homophobes.

      Bolsonaro est un nostalgique assumé de la dictature militaire (1964-1985). En votant pour la destitution de Dilma Rousseff en 2016, il a dédié son choix au colonel Ustra, qui aurait torturé cette dernière lorsqu’elle participait à la lutte armée, en 1970. Pour lui, le coup d’Etat de 1964 a été une « révolution démocratique ». Il a déclaré à la radio que l’« erreur de la dictature a été de torturer au lieu de tuer ». C’est aussi un admirateur de Pinochet. Défenseur de valeurs ultra-sécuritaires omniprésentes dans sa campagne, il se fait l’avocat de la peine de mort – bien sûr ! – mais aussi du port d’armes, et de la torture contre les trafiquants de drogue.

      Bolsonaro véhicule une épaisse haine de classe contre les pauvres, à la ville comme à la campagne. Pour empêcher ceux-ci de se reproduire trop vite, il préconise la stérilisation forcée des individus pauvres sans éducation (ainsi que des criminels). Par ailleurs, il dénonce les aides sociales type Bolsa Família qui, selon lui, « nourrissent une population de bandits et de fainéants ». Il combat farouchement la lutte des paysans sans terre, qu’il qualifie de « voyous » et en qui il voit le « bras armé du PT ». Les luttes de classes à la campagne risqueraient de prendre une tournure particulièrement sanglante avec un tel président, car il est partisan de « donner des fusils aux producteurs ruraux » contre les sans-terre. En juillet, Bolsonaro a pris la défense des policiers militaires assassins d’Eldorado dos Carajás en 1996, dans le nord du pays (19 paysans sans terre tués, plus de soixante blessés). Chez le candidat d’extrême-droite, la haine des pauvres se combine logiquement avec celle des Noir.e.s et des peuples indigènes. Pour lui, les Noir.e.s quilombolas (descendants d’esclaves fugitifs regroupés dans certaines localités) sont des « bons à rien ». Et il ne faudrait pas céder « un centimètre de plus » aux territoires réservés aux Indiens.

      Bolsonaro est anti-laïque et sa référence à la chrétienté tient aussi une place importante dans sa campagne. Chrétien évangélique, très soutenu par les Églises évangéliques, c’est un défenseur des valeurs familiales les plus rances. Il s’oppose farouchement à l’avortement et combat toute avancée en faveur de droits égaux pour les homosexuel.le.s. Ses déclarations sexistes sont nombreuses : il est normal selon lui que les femmes gagnent moins que les hommes car elles s’arrêtent de travailler pour avoir des enfants… On l’a aussi entendu lancer à une parlementaire pétiste qu’il ne pourrait pas la violer, la trouvant trop laide !

      Partisan du libre jeu du marché et du néolibéralisme, Bolsonaro est favorable à des privatisations. Il est partisan d’une « réforme » des retraites telle que celle que Temer n’a pas pu imposer, ou bien encore pire. Son candidat à la vice-présidence, le général Hamilton Mourão, a récemment défendu la fin du 13e mois. Bolsonaro est décidé à « en finir avec tout militantisme ». La manière forte, donc contre les travailleur/se.s, les femmes, les LGBTI, les Noir.e.s, les Indigènes, contre celles et ceux qui bougent dans la société contre l’injustice et l’oppression. Un programme économique néolibéral, avec la trique militaire pour l’imposer, voici ce qui attend le Brésil si Bolsonaro parvient à ses fins.

      On peut s’étonner du fait qu’un partisan avoué de la dictature militaire obtienne un tel score. A cela, il existe au moins deux types de raisons. La première, c’est que, contrairement à ce qui s’est notamment produit en Argentine, les militaires tortionnaires brésiliens se sont autoamnistiés et les bourgeois civils qui ont repris les rênes du pouvoir politique en 1985 les ont laissé faire. Le travail de mémoire a donc été obstrué par la volonté délibérée des élites brésiliennes de promouvoir l’oubli. Tous les salauds qui ont tué ou torturé entre 1964 et 1985 n’ont jamais été condamnés ni même jugés. Ceux qui sont encore en vie coulent des jours paisibles. Et les jeunes générations ignorent le plus souvent ce qu’a été le régime militaire, sa férocité, et le courage qu’il fallait pour s’opposer à lui. La seconde raison relève de la comptabilité macabre et facilite l’oubli. Alors qu’en Argentine, les victimes de Videla et consorts se comptent en dizaines de milliers, ce sont un peu plus de 400 personnes qui ont été tué.e.s par la dictature brésilienne. Tout cela explique que lorsqu’un présidentiable brésilien se réclame de la dictature, de nombreuses personnes ne saisissent pas ce que cela représente concrètement.

      Bolsonaro, sa campagne et ses électeurs

      Les ressorts essentiels de la campagne de Bolsonaro sont au nombre de quatre. Le premier, c’est la volonté de lutte affichée par ce candidat contre la corruption, et de répression exemplaire qu’il exige face à cette maladie endémique de la politique brésilienne. Bolsonaro n’est pas inquiété par le Lava Jato et peut jouer le rôle d’un homme politique propre et honnête. Le ras-le-bol des politiciens ripoux étant ce qu’il est au Brésil, l’axe de campagne anti-corruption est forcément porteur. Le second ressort de cette candidature d’extrême-droite, en lien avec le premier, c’est la défense d’un ordre social « rassurant » quand tout part à vau l’eau. La délinquance et la violence de la société brésilienne, dans le quotidien, dans la rue, dans les transports se développent avec la crise et la régression sociale. Face à cela, beaucoup de Brésilien.ne.s sont séduit.e.s par un candidat qui préconise la répression et la manière forte. Le troisième ressort, c’est la défense, très chrétienne, des valeurs traditionnelles de la famille contre toutes les « innovations sociétales » présentées comme débouchant sur la chienlit (féminisme, mouvement LGBTI etc.). Le quatrième ressort, enfin, est constitué par l’anti-pétisme, sur lequel nous allons revenir un peu plus loin.

      Quel a été, dans ce cadre, l’impact de l’attentat manqué contre Bolsonaro ? Le déséquilibré qui l’a poignardé au ventre en plein meeting début septembre lui a sans doute apporté une aide précieuse. Une population en moyenne peu politisée, comme celle du Brésil, est assez encline à croire que Bolsonaro a été attaqué parce qu’il disait la vérité. L’évolution des intentions de vote en sa faveur montre que cet acte lui a facilité la tâche. De plus, au lieu de participer à des débats télévisés ou radiophoniques – où il est fragile, faute d’arguments sérieux – Bolsonaro a mené une campagne sur les réseaux sociaux, en recourant systématiquement au mensonge et aux fake news. Et cela a bien fonctionné pour lui.

      Pétisme et anti-pétisme

      L’anti-pétisme est un des éléments clés de la réussite électorale de Bolsonaro. Ce dernier point est complexe et mérite quelques éclaircissements. D’abord il faut comprendre que l’anti-pétisme ne possède pas le même sens selon les classes sociales. Il faudrait être extrêmement nuancé et prudent, faute d’études approfondies à notre disposition, mais on peut remarquer que pour les riches et pour les classes moyennes aisées, le rejet et/ou la haine du PT prend un sens réactionnaire : pour beaucoup de personnes de ces catégories sociales, Lula et le PT, c’est notamment ceux qui ont donné plus de droits à leurs employé.e.s domestiques ; qui ont limité l’exploitation de couches sociales extrêmement fragiles ; qui ont accordé des augmentations – limitées mais réelles – du salaire minimum ; qui ont permis l’accès à l’université d’une fraction des enfants de milieux populaires. Tout cela semble impardonnable à une partie des membres de ces couches sociales, habituées à vivre dans l’entre-soi, à être servie par des semi-esclaves, et à payer des salaires de famine tout en se disant que les pauvres ont encore bien de la chance de les trouver pour ne pas crever de faim ! Pour les anti-pétistes travailleur/se.s, les prolétaires, le PT est avant tout un parti qui a trahi leurs luttes et leurs espoirs ; qui a orchestré une politique d’austérité ; tout en profitant du pouvoir pour se goinfrer ! Ainsi, hélas, une fraction non négligeable de la classe ouvrière, exaspérée autant que désespérée vote ainsi Bolsonaro pour donner une leçon au PT, et aussi aux autres.

      Il faut aussi se demander comment, alors qu’à la fin 2010, Lula affichait une popularité record de 82%, nous en sommes arrivés à une situation ou l’anti-pétisme constitue un ciment idéologique pour une fraction importante de la société brésilienne ? D’abord, il faut distinguer l’image de Lula et celle du PT, et observer que la popularité du premier a toujours été plus grande que celle de son parti. Ensuite, il faut tenir compte des mutations socio-politiques du pétisme dans les années 2000 : parti né très militant en 1980 et surtout implanté dans les secteurs organisés des masses laborieuses, dans les régions les plus développées du pays (le sud-est et le sud), le PT a peu à peu perdu de sa substance après 1990. Dès les années 2000, avec la présidence Lula, on voit se substituer un phénomène à un autre : le lulisme remplace le pétisme. En tant que base du vote pour le PT et de soutien à ce parti, l’attachement semi-clientéliste de masses pauvres mais peu ou pas organisées, reconnaissantes pour les allocations sociales développées sous Lula, prend le pas sur l’activité militante organisée dans les boites, dirigée par des syndicalistes. Géographiquement aussi, la base de soutien du PT change. Fort dans le sud-est et le sud à ses débuts, le parti s’y est énormément affaibli, et s’est fondamentalement renforcé dans le nord-est, et en partie dans le nord du pays. La rupture d’une partie importante de la classe travailleuse avec le PT se produit d’abord dans les années 2000. Le scandale du Mensalão en 2005 fait apparaitre que le principal parti de gouvernement achète avec des mallettes de dollars les voix de ses alliés bourgeois au parlement. Lula s’en sort mais la direction du PT est amputée et la réputation d’intégrité du PT est passablement amoindrie. La première phase du divorce populaire avec le PT dans ses bastions traditionnels (sud-est et sud) se situe à cette période. Les secteurs éduqués du salariat et des classes moyennes, plus nombreux dans ces régions que dans la moyenne du pays, s’éloignent du parti de Lula. La deuxième phase de la rupture se produit avec les manifestations de rue en juin 2013, sur des revendications portées par une partie de la jeunesse, notamment pour des services publics de qualité et à prix abordable. Face à cette révolte, le gouvernement dirigé par Dilma Rousseff n’offre aucune réponse satisfaisante. Or le PT est le principal acteur politique au gouvernement. Il en sort encore affaibli.

      Dilma Rousseff est réélue de justesse en 2014 mais sa disgrâce de va s’accentuer, jusqu’à sa destitution en août 2016. Mais dans toute cette phase, malgré le bourgeonnement de luttes ouvrières qui avaient largement disparu du paysage social – par exemple, les éboueurs de Rio se mettent en grève et la ville est jonchée d’ordures en plein carnaval 2014 – c’est la droite bourgeoise, revancharde, réactionnaire qui tire les marrons du feu. Elle en sort renforcée notamment dans les classes moyennes, et la droite parvient à faire croire à des secteurs croissants de la population que c’est le PT qui est à l’origine de la plupart de leurs difficultés. Les années 2017 et 2018, malgré l’impopularité record de Temer, le vice-président qui s’est opportunément retourné contre la présidente, malgré aussi des luttes importantes de la classe ouvrière – grève générale en avril 2017, occupation de Brasilia en mai de la même année, grève des routiers avec des barrages qui paralysent le pays en mai 2018 – ne voient pas l’émergence à un niveau suffisant d’une avant-garde ouvrière et d’une extrême gauche capables de proposer une alternative crédible face à l’incurie du pouvoir et à l’impasse autoritaire et fascisante incarnée par un Bolsonaro. Tel est le drame du Brésil aujourd’hui. La rage existe face à l’injustice et à la corruption, les travailleur/se.s ont montré de la combativité mais celle-ci a été dévoyée dans les impasses institutionnelles par les bureaucraties syndicales. En « calmant le jeu », en décommandant au moins deux grèves générales prévues – pour la CUT, avec l’espoir de faire élire Lula – ces dernières ont réussi le tour de force de maintenir Temer à la présidence jusqu’à ce jour… pour le voir peut-être remplacé bientôt par un Bolsonaro.

      Les résultats de ce premier tour dans tous les états du Nordeste sont très différents du reste : Haddad y est placé partout devant Bolsonaro, et le candidat du PT recueille même plus de 60% dans trois états : Bahia, Maranhão et Piauí. Haddad devance aussi Bolsonaro dans le Pará (nord) mais partout ailleurs, le candidat d’extrême-droite est en tête face à son rival pétiste, le triste record revenant au Santa Catarina (sud) avec plus de 65% de votes pour l’apprenti caudillo.

      Et maintenant ?

      Le second tour s’annonce très difficile pour Haddad. Il n’a pas le soutien de tous les candidats bourgeois « modérés », et Bolsonaro a failli remporter la présidentielle dès le premier tour. Le contenu de l’entre-deux tours va être déterminant jusqu’au bout. Si une victoire d’Haddad n’augurerait rien de bon pour la classe ouvrière – l’agenda néolibéral s’appliquerait encore et toujours – un Bolsonaro élu au Planalto représenterait un danger politique majeur pour les droits et les libertés, à commencer par celles et ceux qui luttent.

      Le danger d’assister à l’élection d’un président d’extrême-droite, soutenu par des hordes haineuses – il suffit de regarder le contenu de leurs meetings et de leurs manifestations pour être inquiets – par une partie conséquente de l’appareil militaire et par une fraction de la bourgeoisie – en particulier les parasites financiers des fonds de pension – est bien réel. Celles et ceux qui tentent de résister à ce bien mauvais vent méritent tout notre soutien. Il faut espérer un sursaut populaire, un sursaut de la conscience d’ici le second tour le 28 octobre. Dans la situation présente, les Brésilien.ne.s attaché.e.s à la liberté, aux valeurs démocratiques, les travailleur/se.s conscient.e.s, les militant.e.s favorables à une lutte de classe intransigeante des exploité.e.s et des opprimé.e.s n’ont pas d’autre choix que de se saisir du bulletin de vote 13 (Haddad) pour faire échec dans les urnes à Bolsonaro. Cela n’implique aucun soutien à Haddad, au PT, et à leur programme bourgeois. Il s’agit de dire non aux nostalgiques de la dictature. Il s’agit aussi de maintenir les droits démocratiques, de défendre le droit de grève, de manifestation, de préserver l’intégrité physique des travailleur/se.s, des opprimé.e.s, de tou.te.s celles et ceux qui luttent. Il en va de la résistance nécessaire à ce qui pourrait conduire à un nouveau passage du Brésil par la barbarie.

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