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    Essor et échec de la deuxième révolution chinoise (1921-1927)

    Par Laura Fonteyn (15 juin 2003)
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    Article précédent : La Chine au début du XXe siècle


    On l’a vu dans notre précédent article, entre 1921 et 1924, le parti communiste chinois (PCC) se construit à une vitesse extrêmement rapide, grâce à la décision de ses dirigeants (qui, au départ, étaient tous des intellectuels) et de l’Internationale communiste (IC) de le développer en l’implantant dans la jeune classe ouvrière chinoise et en suivant une orientation marxiste révolutionnaire, avec d’autant plus de succès qu’il n’y avait pas en Chine l’obstacle de la social-démocratie et du réformisme ouvrier. De fait, le PCC joue un rôle décisif dans la construction même du mouvement ouvrier en Chine, dans son organisation, dans son unification. Il anime le syndicat national des travailleurs chinois dont le premier congrès se déroule en 1922 à Canton et qui atteint en 1925 un demi million d’adhérents (la population ouvrière chinoise au sens strict compte alors deux millions d’individus). Ses militants tiennent une place essentielle dans les grèves nombreuses qui ont lieu au cours de cette période, ils dirigent en 1924 la grève-boycott de Canton et conduisent victorieusement la grève des cotonniers de Shanghai.

    Nous avons vu également que la répression gouvernementale et patronale rend extrêmement difficile l’activité du mouvement ouvrier qui, encore faible et peu expérimenté, connaît une certaine stagnation à partir de la répression de la grève des chemins de fer de février 1923. Or cette situation est l’une des causes du virage stratégique décidé par l’Internationale communiste (IC), qui s’avérera crucial pour toute l’histoire du PCC et de la révolution chinoise : l’alliance avec le parti nationaliste bourgeois Kuomintang (KMT), scellée en janvier 1924. Dès 1922, Maring, représentant de l’IC en Chine, avait demandé aux dirigeants du PCC d’adhérer individuellement et de faire adhérer leurs militants au KMT. Mais, en janvier 1924, cela devient une alliance organique (qui n’est pas cependant une fusion), destinée à conquérir la Chine du Nord et mettre en place un gouvernement républicain et réformateur. L’alliance se fait aux conditions drastiques imposées par le KMT. Les communistes n’ont pas le droit de constituer une tendance, ni même de défendre leur programme à l’intérieur du parti. En contrepartie, le KMT fait entrer sept d’entre eux dans son comité central. Tout en continuant de progresser, le PCC, formellement maintenu, cesse d’intervenir en tant que parti indépendant, voire d’apparaître publiquement comme parti.

    Révolution bourgeoise ou révolution socialiste ?

    Il n’y avait pas encore, à cette époque, de vrai débat sur ce sujet au sein de l’Internationale. Trotsky était hostile à cette entrée dans le KMT, mais il n’en avait pas fait un cheval de bataille et ne s’intéressa pas particulièrement à la question chinoise pendant plusieurs années. Pour Maring et les dirigeants de l’IC chargés de la Chine, le virage stratégique de 1924 s’imposait à la fois en raison des circonstances (la répression féroce contre le mouvement ouvrier) et par l’objectif de nouer des liens avec les masses urbaines qui voyaient dans le mouvement nationaliste la direction de leur combat. Mais, plus fondamentalement, ces dirigeants restaient prisonniers d’une vision mécaniste de l’histoire, semi-menchevik, selon laquelle la période historique en Chine était à l’« étape » de la conquête du pouvoir par la bourgeoisie nationaliste contre le féodalisme et l’impérialisme, le prolétariat devant dès lors avoir pour principal objectif immédiat le soutien et l’aide à la réalisation de ces tâches de la bourgeoisie nationaliste.

    Certes, le programme du KMT étant clairement anti-féodal et anti-impérialiste, une alliance avec ce parti devait être un élément de la stratégie d’ensemble du parti communiste. Mais elle ne pouvait être que tactique et ponctuelle, contre l’impérialisme qui pillait la nation et contre les seigneurs féodaux qui mettaient le pays à feu et à sang. Elle ne devait nullement empêcher les communistes de continuer à construire leur propre organisation sur la base de leur programme et de brandir ainsi le drapeau de la révolution socialiste. Lénine, dans le rapport de la commission nationale et coloniale au IIe Congrès de l’IC, soulignait que les communistes ne devaient soutenir les mouvements bourgeois de libération des pays coloniaux que si ces mouvements étaient réellement révolutionnaires, et si leurs représentants ne mettaient pas d’entrave à l’organisation, dans un esprit révolutionnaire, de la paysannerie et des masses exploitées. Si dans son premier stade la révolution pouvait avoir, dans les pays arriérés économiquement et socialement, un programme comportant des réformes petites-bourgeoises, telles que la répartition des terres, pour Lénine, le devoir absolu des partis communistes était néanmoins de faire, partout, de la propagande en faveur des soviets ouvriers et paysans. Or il y avait à cette date plus de deux millions d’ouvriers en Chine et tous les éléments étaient réunis pour un soulèvement à la fois prolétarien et paysan, sous la direction de la classe ouvrière, dont la révolution russe avait donné la première illustration victorieuse.

    La trahison stalinienne des principes du bolchevisme

    Boukharine, Staline et les dirigeants de l’IC, à la différence de Lénine, jugeaient inopportun de lancer le mot d’ordre d’organisation des soviets paysans dans les campagnes chinoises. En fait, ils renonçaient de plus en plus à toute stratégie réellement révolutionnaire, au nom de la prétendue théorie de la « construction du socialisme dans un seul pays », produite par Boukharine et Staline à la fin de 1924. De plus en plus, l’IC devenait pour eux un instrument au service des intérêts diplomatiques de l’U.R.S.S., c’est-à-dire avant tout des intérêts et des privilèges de la bureaucratie soviétique aspirant à la stabilisation de ses positions et de son pouvoir.

    Or le PCC était dirigé en fait directement par les chefs de l’IC qui lui accordaient une importance toute particulière, en veillant à sa subordination complète au KMT et à Tchang-Kaï-Tchek, avec lequel l’État soviétique avait passé toute une série d’accords économiques, politiques et militaires. Dès lors, les couches supérieures du parti eurent de moins en moins confiance dans le prolétariat et dans la paysannerie, elles ne crurent pas à la possibilité d’une trans-croissance de la révolution chinoise ouvrière et paysanne, dirigée par le prolétariat, en révolution socialiste. L’appareil du PCC devint ainsi un obstacle dans la construction du parti et de la voie révolutionnaires (1). Il dénonçait par exemple avec virulence ce qu’il appelait les « illusions » des ouvriers et des paysans. Or, quelles étaient ces prétendues « illusions » ? Les revendications « trop grandes », les piquets de grève ouvriers, la confiscation des terres par les paysans ! La direction du PCC, engagée toujours plus loin dans son alliance avec le KMT, craignait de lui déplaire et se contentait de lui servir de flanc gauche. Elle subordonnait ainsi les intérêts des ouvriers et de la paysannerie à ceux de la bourgeoisie, se livrant aux combinaisons par en haut, allant jusqu’aux marchandages et aux compromissions. Elle laissa alors échapper des moments historiques exceptionnellement favorables à la révolution.

    Ce gâchis est d’autant plus terrible que le PCC était alors un parti comptant 50 000 membres environ en 1927, jouissant d’une influence qui s’étendait à des millions d’ouvriers et de paysans. Mais l’appareil, issu de l’intelligentsia petite-bourgeoise radicalisée après le mouvement nationaliste du 4 mai 1919, mais très peu formée au marxisme et pas du tout bolchevisme, n’admettait pas d’ouvriers dans la direction, tout comme il redoutait le mouvement paysan. Il estimait qu’il ne servait à rien aux paysans de s’armer et prônait le front unique dans les campagnes avec les « bons gentry » et les moyens propriétaires fonciers. Et, au cours de ces années de guerre civile et de combats sociaux violents (2), le parti ne constitua pas de milices ouvrières armées autonomes, se subordonnant entièrement à l’armée nationaliste.

    La répression sanglante du mouvement ouvrier par Tchang Kaï Tchek

    La lutte de classes se chargea de modifier, en les clarifiant, les rapports entre communistes et nationalistes. En 1926, le comité de grève des ouvriers de Canton constitua le premier soviet chinois, avec ses milices, ses tribunaux et tous les attributs d’un deuxième pouvoir. Cette montée du mouvement des masses inquiétait les possédants, et l’influence acquise par les communistes provoqua dans le KMT un regroupement « de droite ». Tchang-Kaï-Tchek, l’un de ses principaux dirigeants, était excédé par la croissance et par la propagande du PCC. En juillet 1926, Tchang proclama la loi martiale et assimila la grève à un acte de sabotage. Or, même dans ce contexte de répression organisée par les gouvernements nationalistes qui tenaient le Sud de la Chine, les communistes chinois continuaient à adhérer au KMT où toute organisation de fraction ou même de tendance leur était interdite !

    Dans les derniers mois de 1926 et les premières semaines de 1927, l’avance vers le Nord de l’« armée révolutionnaire » de Tchang-Kaï-Tchek galvanisa le moral des ouvriers des grandes villes comme des paysans pauvres qui n’avaient pu encore éprouver sa véritable signification sociale. Le 19 février 1927, alors que son avant-garde n’était plus qu’à une cinquantaine de kilomètres de Shanghaï, les syndicats de la ville, dirigés par les communistes, déclenchèrent une grève générale que le commandant de la place, le général Li, réprima férocement. Des centaines d’ouvriers furent arrêtés et exécutés pour avoir manifesté leur sympathie à l’égard de l’armée nationaliste ou pour avoir participé à la grève. Le 22 mars, les ouvriers commencèrent le soulèvement armé qui devait ouvrir à Tchang-Kaï-Tchek les portes de Shanghai ; le 24, ils furent écrasés et la grève prit fin. Pendant ce temps, l’armée de Tchang-Kaï-Tchek avait cessé d’avancer, probablement aux termes d’un accord avec le général Li, qui deviendra peu après commandant d’armée sous les ordres de Tchang-Kaï-Tchek. Elle ne reprit sa progression qu’à la mi-mars. La grève et les combats armés recommencèrent. C’est seulement le 26 mars, lorsqu’il devint évident que l’insurrection ouvrière allait triompher, que les troupes de Tchang-Kaï-Tchek firent leur entrée dans Shanghaï. Tchang-Kaï-Tchek n’eut dès lors qu’un souci : rassurer les représentants des puissances et faire valoir « l’ordre et la loi ». Le 6 avril, il ordonna le désarmement des détachements ouvriers qui avaient conduit l’insurrection. Le 12, ses troupes de choc, recrutées dans les bas-fonds et le lumpenprolétariat, occupaient les locaux des organisations ouvrières. La grève générale improvisée en guise de riposte fut noyée dans le sang. C’est par milliers que les militants ouvriers furent traqués et abattus. Malraux (qui était alors par ailleurs l’un de ces nombreux « amis de l’U.R.S.S. » fermant les yeux, au nom de la construction du socialisme dans un seul pays, sur les crimes de Staline et de la bureaucratie) a décrit dans La condition humaine ces communistes jetés vivants dans les chaudières des locomotives. Le PCC fut décimé. Les survivants se replièrent dans les campagnes.

    Analyse de l’échec

    L’Opposition de gauche menée par Trotsky pressentit le désastre dont allait accoucher l’alliance organique du PCC avec la bourgeoisie nationaliste. Trotsky écrivait le 3 avril 1927, de manière prémonitoire : « Continuer la politique d’un parti communiste dépendant, fournir des ouvriers au Kuomintang, c’est préparer les conditions de l’établissement triomphant d’une dictature fasciste en Chine ». L’histoire l’apprenait, les mouvements d’émancipation nationale qui ne se transforment pas en révolution socialiste s’engagent inévitablement dans la voie de la réaction bourgeoise (en Turquie, Kemal Pacha venait ainsi de faire égorger les militants communistes, réduisant le mouvement ouvrier à l’illégalité et soutenant la bourgeoisie et les paysans riches) (3).

    L’IC dirigée par Boukharine et Staline, et les dirigeants du PCC se berçaient de l’illusion que les nationalistes différaient fondamentalement et socialement de la bourgeoisie compradore. Or, tout l’appareil du gouvernement national et du KMT était attaché par des milliers de liens à la bourgeoisie et aux propriétaires fonciers. L’existence des syndicats ouvriers n’était même pas reconnue par les gouvernements nationalistes locaux et les organisations ouvrières étaient considérées comme illégales. Loin d’assurer à l’ouvrier la journée de huit heures, la révolution nationaliste ne lui avait pas procuré un seul jour de repos par semaine. Elle ne lui avait pas davantage donné de législation sociale. Maître et fabricant pouvaient encore infliger aux coolies des châtiments corporels.

    La presse communiste et celle des PC en URSS et ailleurs continuaient pourtant, dans ces conditions, de défendre la ligne du « Bloc des quatre classes » (ouvriers, paysans, classes moyennes, bourgeoisie non-compradore) (4). « Comme si le marxisme était révoqué en Chine et comme si un gouvernement situé au-dessus des classes pouvait exister ! » (Zinoviev). Le PCC cachait son existence propre derrière le Kuomintang, dans lequel il se fondait au point d’y être assimilé. Dans l’agitation parmi les masses, c’était presque toujours au nom du KMT, et non pas au nom de leur propre parti, que parlaient les communistes. Ils négligeaient d’avoir leur journal régulier. Ils taisaient même les fusillades d’ouvriers et de paysans par le KMT. Les dirigeants du PCC, au lieu de le démasquer impitoyablement et de s’en désolidariser, s’étaient couchés devant le parti bourgeois.

    Dans la lutte de classes, la bourgeoisie nationaliste sut reconnaître les siens. Elle n’hésita pas devant l’alliance avec les impérialistes et la bourgeoisie compradore pour massacrer les ouvriers. Trotsky le notait en mai 1927 : « Tout ce qui relève la foule opprimée des travailleurs pousse fatalement la bourgeoisie nationale à l’alliance militaire déclarée à l’impérialisme. La bourgeoisie chinoise a toujours derrière elle un arrière solide en la personne de l’impérialisme, toujours disposé à l’aider contre les ouvriers et les paysans chinois de son argent, de ses marchandises et de ses obus » (5).


    Article suivant : De l’écrasement de la deuxième révolution (1927) à la victoire de la troisième (1949)


    1) L’analyse qui suit s’appuie en particulier sur la lettre très critique de trois membres de la mission de l’IC en Chine (Nazonov, Forkine et Albrecht) auprès du Comité Exécutif de l’IC, datée du 17 mars 1927 (cette lettre ne fut pas publiée en URSS à l’époque, la direction stalinienne de l’IC ayant jeté sur elle un silence total) (Cf. Pierre Broué éd., La Question chinoise dans l’Internationale communiste, EDI.)

    2) En mai 1925, par exemple, eurent lieu de graves incidents à Shanghaï, une grève fut réprimée dans le sang, ce qui suscita un mouvement d’indignation dans les grandes villes du pays et certaines campagnes avec meetings, défilés, grèves, boycott antijaponais et antibritannique.

    3) Thèses de Zinoviev au Bureau politique du PC soviétique, 14 avril 1927. Les lignes qui suivent s’inspirent de ces thèses de Zinoviev, qui avait rejoint alors l’Opposition du PC soviétique.

    4) L’organe des communistes allemands, Die rote Fahne, publia le 17 mars 1927 un portrait de Tchang-Kaï-Tchek, présenté comme le chef des ouvriers révolutionnaires chinois. Chen-Du-Xiu, le secrétaire général du PCC (et qui deviendra plus tard trotskyste), déclara le 5 avril 1927 : « Bien que nos opinions essentielles ne soient pas en tous points semblables, nous devons être unis. Il apparaît que le PCC n’a de désaccords avec le KMT que sur des questions de détail ». (Cf. Pierre Broué, op. cit.).

    5) Trostky, La révolution chinoise et les thèses de Staline, 7 mai 1927.

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