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    Tribunes libres contradictoires : un « travail du sexe » est-il envisageable sous le communisme ?

    Position A : Un « travail du sexe » pourrait être reconnu comme socialement utile

    Comme cela est souligné dans l’article précédent, trancher cette question alors que les rapports entre les individus seront profondément transformés sous le communisme n’a rien d’évident. Le communisme doit signifier la fin de tout rapport marchand, de toute exploitation de classe et de toute oppression de genre. Or ce sont actuellement des caractéristiques fondamentales de la prostitution. Par opposition, un « travail du sexe » débarrassé de ces éléments peut-il être envisageable ? Et, si c’est le cas, pourrait-il être considéré comme « socialement utile », c’est-à-dire faire l’objet d’une reconnaissance sociale dans le cadre de la répartition et de la planification du travail social ?

    Si l’on part du principe qu’un phénomène tel que la misère sexuelle disparaîtra de lui-même sous le communisme, alors la question n’a pas vraiment lieu de se poser. Quelle utilité d’un travail du sexe si toutes et tous ont une sexualité parfaitement épanouie ? Mais si le communisme doit effectivement entraîner une véritable liberté sexuelle débarrassée de tout résidu de morale bourgeoisie, notamment de la double morale qui pèse sur les femmes (1), il est illusoire de croire que toutes et tous, tout au long de leur vie, connaîtront un tel épanouissement.

    Pour comprendre cela, nous pouvons prendre l’exemple de personnes victimes de handicap qui ne peuvent avoir de sexualité, y compris dans certains cas de sexualité « solitaire ». Ces situations représentent des véritables drames pour celles et ceux qui la subissent. Or, s’il est admis qu’il faut aider ces personnes à vivre, à se déplacer, à se laver, s’il est admis que toutes ces activités devront faire l’objet d’une solidarité collective, en revanche, l’idée qu’il pourrait y avoir des personnes qui leur permettraient d’avoir une sexualité, et que cela soit reconnu socialement, continue de choquer. Si l’on estime que des personnes ont besoin d’un soutien psychologique, il leur serait accordé. Si d’un point de vue médical on estime que des soins de kinésithérapie sont nécessaires, ils leurs seraient accordés. Dans les deux cas, on admet que ces services seraient reconnus socialement et entreraient en compte dans l’activité que ceux qui les pratiquent ont à fournir à la société. Mais si des personnes étaient prêtes à aider certaines et certains à avoir une sexualité, pourquoi cela devrait-il relever du domaine privé ?

    On trouve derrière cette opposition l’idée selon laquelle le sexe serait une partie différente du reste du corps, comme sacrée, et la sexualité une activité qui impliquerait les individus de manière fondamentalement différente que d’autres qui sont aussi physiques et où les corps sont aussi en relation, comme pour les massages ou le fait de laver des personnes qui ne peuvent le faire seules (handicapés, personnes âgées). Mais si l’on comprend que cette séparation du sexe du reste du corps n’est en fait que le vestige qui résiste encore à la déconstruction d’une morale puritaine (2), alors imaginer un « travail du sexe » socialement utile devient possible. Or, si l’on admet que ce soit le cas pour les personnes handicapées, il n’y a pas de raison pour que l’on ne puisse pas étendre le raisonnement et l’envisager pour des personnes souffrant de misère sexuelle, passagère ou non...

    Cela signifierait-il que l’on doive alors exiger de toutes et de tous, dans le cadre du travail social planifié collectivement, qu’elles et ils fassent x d’heures de travail sexuel, de même que l’on exigerait de chacun qu’il sorte les poubelles x fois par semaine, qu’il travaille à l’usine x heures par mois ? Dire cela reviendrait à avoir une vision réductrice du travail et des besoins sociaux sous le communisme — et ce n’est évidemment pas telle ou telle citation de Marx et Engels, toujours très laconiques sur la question, qui peut suffire à trancher la question ! Si, après avoir défini collectivement les besoins sociaux, un certain nombre de tâches nécessaires, mais pas forcément intéressantes, doivent être réparties entre tous les travailleuses et travailleurs, on peut aussi envisager que certaines activités, dépendant de la compétence, de la formation ou des goûts des individus, soient socialement reconnues sans que pour autant quiconque puisse être forcé à telle ou telle en particulier. En d’autres termes, s’il est évident qu’un certain nombre de tâches comparables (production, ména-ge...) seront obligatoires pour tous, constituant une sorte de socle commun, on peut concevoir qu’il y ait aussi un volet de tâches optionnelles, différenciées selon les compétences et les goûts, mais décomptées dans le temps de travail social dû par chaque individu à la société. Par exemple, après avoir travaillé à l’usine et sorti les poubelles comme tout le monde, tel individu préférera enseigner les mathématiques alors que tel autre se produira en concert et qu’un troisième contribuera à de nouvelles inventions technologiques, sans qu’on puisse nier l’utilité sociale de telles activités...

    Or, on peut envisager que des personnes, soit qu’elles prennent un véritable plaisir à pratiquer cette activité, soit par altruisme, choisissent le « travail du sexe » parmi leurs activités sociales optionnelles. Un « travail du sexe » pourrait donc bien être reconnu comme socialement utile au même titre que d’autres activités... si la collectivité le décide !

    A. B.

    Position B : La sexualité n’est pas un travail, mais une activité libre, insérée dans des rapports riches et complexes, entre êtres humains consentants !

    « À la vérité le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de modes de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »

    C’est par ce passage important que Engels conclut le livre III du Capital à partir des manuscrits de Marx. Même sous le communisme, on doit distinguer deux sphères :

    • la sphère de la production sociale où les hommes travaillent pour satisfaire les besoins sociaux jugés nécessaires par la communauté humaine. Même s’l ne s’agit plus d’un travail salarié, il s’agit toujours d’un travail que les hommes sont tenus de faire pour assurer la reproduction de la vie
    • la sphère de l’activité libre où les hommes s’épanouissent dans des activités qu’ils choisissent en dehors de toute obligation prévue par le plan choisi par la communauté

    Le système capitaliste tend à s’affranchir de la vieille morale bourgeoise et à autonomiser la sexualité, c’est-à-dire à faire des relations sexuelles « une combina-toire de sexes sans individus singuliers, une virtualisation de la sexualité dans un automatisme morbide » (3). Il tend à déconnecter la sexualité des sentiments entre les personnes, pour en faire une activité séparée, formatée, et donc marchandisable puisqu’elle n’est plus une composante d’une relation profonde entre êtres humains. Cette conception de la sexualité, loin d’être émancipatrice, exprime l’utopie capitaliste d’êtres particules, désincarnés et sans déterminations, rendus étrangers les uns par rapport aux autres.

    L’alternative ne se situe pas entre une sexualité réprimée par la vieille morale bourgeoise, et une sexualité autonomisée. Elles constituent les deux facettes, en tension, de la sexualité promue par le système capitaliste. Les visions de la « droite » réactionnaire et de la « gauche » post-moderne ne sont que les deux « extrêmes » d’un spectre de représentations qui enferment les hommes et leur sexualité dans un carcan où l’épanouissement de la puissance humaine est impossible.

    Sous le communisme, concevoir les rapports sexuels comme un besoin séparé à satisfaire par la collectivité, c’est reproduire les représentations de l’idéologie consumériste dominante. Certes, il y aura toujours des besoins à identifier et à satisfaire par la planification (alimentation, instruction, santé, etc.), mais la plupart du temps sera consacrée à la libre activité où chacun pourra nouer des relations qui contiendront leurs propres finalités. La société communiste ne sera pas une société où « le plan » garantira à chacun son quota de « sexe », d’« amour », d’« amitié », car le véritable règne de la liberté ne peut se concevoir qu’en dehors du champ de la planification. La transformation de la sphère de la production sociale, sa maîtrise par l’auto-organisation et la planification, est une condition nécessaire de la constitution d’une sphère de la liberté permettant l’émancipation intégrale des hommes (et notamment une sexualité épanouie). Mais le plan n’a pas réponse à tout, et la sphère de la production sociale ne constitue pas la sphère de la véritable liberté, et vouloir enfermer toutes les activités dans son champ, c’est les concevoir d’une façon étriquée, sans comprendre la dialectique (et non l’identité) entre les deux sphères.

    À partir de l’exemple des handicapés et des frustrés sexuels, le texte de la position A considère que la sexualité fait partie des besoins dont la collectivité doit planifier la satisfaction pour tous. De deux choses l’une :

    • Soit la sexualité est réduite à une prestation constituée d’un ensemble d’actes mécaniques déconnectés de toute relation humaine véritable, et nous avons vu à quel point cette conception du besoin est étrangère à notre perspective communiste. Vouloir imposer des relations sexuelles non désirées, c’est non seulement imposer une violence à celui qui effectue le « travail » (4), mais cela ne peut également pas satisfaire pleinement le handicapé, sauf à nier sa possibilité de nouer des relations humaines comprenant éventuelle-ment des rapports sexuels. En outre, on notera que comme aujourd’hui, ce serait principale-ment les femmes qui effectueraient un tel « travail » : en effet, les hommes qui n’arrivent pas à se stimuler suffisamment ne peuvent pas avoir des relations sexuelles, contrairement aux femmes.
    • Soit la sexualité n’est pas isolée des rapports humains, et dans ce cas, elle ne peut donc rentrer dans une quelconque planification. Il est certain que les personnes qui s’occupent des handicapés (pour des tâches bien précises : les aider à se nourrir, à se laver, etc.) nouent des liens avec ces personnes. Mais leur travail consiste en l’exécution d’un certain nombre de tâches, et il serait insensé qu’une autorité sociale leur prescrive un type de relation et de sentiments à avoir dans le cadre de l’exécution de ces tâches. Ce serait là aussi prolonger l’utopie totalitaire du capital qui consiste à imposer qu’une personne mobilise la totalité de son être dans l’exercice de son travail. Il est bien sûr possible que les relations entre les personnes (par définition singulières et incommensurables) débordent le cadre du travail, mais cela relève de l’activité libre.

    Dans tous les cas, il nous semble donc aberrant d’envisager la continuité d’un « travail du sexe » dans la société communiste. La position A n’en assume d’ailleurs pas toutes les conséquences et rend confus la distinction (pourtant très claire chez Marx) entre travail et activité libre. La position A envisage en effet un « travail du sexe » sous le communisme, tout en indiquant qu’il sera « optionnel ». Bien sur, il sera, comme presque tous les travaux, « optionnel » dans le sens où nul ne sera tenu de faire l’ensemble des travaux possibles prévus par le plan ! Mais les besoins qui relèvent de la sphère de la production sociale ne seront pas satisfaits de façon optionnelle ou facultative : chacun sera tenu de faire des travaux (pas toujours les mêmes car la division du travail capitaliste sera abolie) pour que le plan décidé collectivement soit respecté. Les travaux les plus ingrats se feront donc sur la base d’un « volontariat » très relatif, puisque chacun sera tenu de consacrer un certain temps – le plus limité possible – à ces tâches-là. La position A devrait donc assumer clairement sa position au lieu de tourner autour du pot : faire du sexe un « travail » signifie que la société pourra imposer cette « tâche » à des individus qui ne souhaitent pas avoir ce type de rapports sexuels en dehors du cadre du travail.

    La défense des travailleuses du sexe passe aujourd’hui par la défense de leurs droits en tant que travailleuses, mais aussi et surtout pour leur droit à la reconversion, qui nécessite, pour être pleinement effectif, la destruction du système capitaliste par le gouvernement des travailleurs auto-organisés. Un tel gouvernement ne saurait se donner pour objectif d’humaniser et de planifier un « travail du sexe », mais de le supprimer. Sous le communisme, la sexualité ne sera ni une sexualité réprimée par le poids de la morale bourgeoise, ni une sexualité autonomisée et mécanisée, mais une activité libre encastrée dans des relations humaines choisies qui aura pour unique finalité l’épanouissement des êtres humains.

    G. L.


    1) Sur la question de la « double morale » qui pèse sur les femmes est encore très intéressant de lire les texte d’Alexandra Kollontaï recueillis dans Marxisme et révolution sexuelle, MF/Petite collection Maspero, 1979.

    2) C’est bien cette idée que l’on retrouve sous les habits de l’argumentation « anticapitaliste » développée dans le texte de la position B : en vitupérant « l’autonomisation de la sexualité » (dont le capitalisme moderne serait la source et la « gauche post-moderne » le héraut !), et en lui opposant comme seule authentique et « épanouissante » la sexualité liée aux « sentiments » (quoique sans nous dire ce qu’il entend par là...), il fait preuve d’une naïveté certes touchante... mais qui finit surtout par toucher une vision bien normative !

    3) Jacques Guigou, « À propos du n° 1 du journal Branlette (déc. 2008) », http://www.harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#branlette

    4) Ce n’est pas verser dans la « sacralisation » du sexe que de reconnaître cette violence, y compris dans une société débarrassée des rapports d’exploitation. Bien sûr, si on considère que l’acte sexuel est un acte séparé de même nature que « sortir ses poubelles », on peut difficilement le comprendre. Mais de fait, nous pensons que c’est une réduction inacceptable de le concevoir de cette façon-là. Le réduire à une simple prestation dans le cadre d’un hypothétique « travail sexuel » ne peut qu’engendrer une souffrance psychique d’autant plus grande que les « travailleurs du sexe » (certes occasion-nels puisque ce travail sera réparti) auront dans la sphère de l’activité libre une sexualité épanouie qui ne ressem-blera en rien à cet ersatz de sexualité.

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