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    Mettre le mouvement de lutte contre la réforme des retraites de Macron dans une perspective historique (1/3) - Grèves et mouvements sociaux en France depuis 20 ans: apprendre des luttes passées

    Par Collectif (26 mars 2023)
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    Depuis le 19 janvier 2023, la France vit à l’heure d’une mobilisation sociale majeure contre le nouveau projet de « réforme » des retraites voulu par Emmanuel Macron. Le rejet du projet est massif, une intersyndicale unie a dirigé les mobilisations depuis le mois plus de deux mois, mais le texte est toujours là, extrêmement menaçant. De quoi interroger la stratégie de lutte en place au vu, notamment des précédents des mobilisations sociales ayant existé depuis une vingtaine d’années. Précisons que ces articles ont été rédigés juste avant le recours gouvernemental à l’article 49.3 de la Constitution pour imposer son projet.

    Par Pepe Garralda, Gaston Lefranc, Michaël Lenoir, Luc Raisse, Mario Toukour

    Texte soutenu par la Tendance Claire du NPA et la Ligue Internationale des Travailleurs

    Pour analyser correctement la dynamique et les faiblesses du mouvement social actuel, un retour à l’histoire des mobilisations récentes s’impose. Le parti pris de cet article est de nous limiter aux grandes vagues de luttes interprofessionnelles des vingt années écoulées, et commençant donc en 2003. Nous laissons volontairement de côté ici une lutte sociale d’ampleur, du fait de son originalité et du fait que nous voulons nous concentrer sur la stratégie des directions syndicales dans cette série d’articles : la lutte des Gilets jaunes. Non que celle-ci ne mériterait pas d’être mentionnée ! Bien au contraire : leur combat mérite encore de beaux livres d’histoire et de sociologie politique– certains sont déjà parus – et on peut souhaiter que les leçons de leur exemple, mais aussi des limites de leur mouvement, inspirera les nouvelles générations de lutte. Les méthodes promues par ce mouvement social s’opposaient presque point par point à celles qui prévalent au sommet des directions syndicales et qui ont été mises en œuvre dans les luttes de classe depuis 2003. Avec leur spontanéité et leur combativité, les Gilets jaunes sont parvenu.es à effrayer la classe dominante – rappelons qu’un hélicoptère était même prêt à exfiltrer Macron au cas où des détachements de cette armée-désarmée du prolétariat parviendrait jusqu’à l’Elysée – et ce mouvement a obtenu quelques acquis matériels pour travailleurs/ses, qui contrastent avec le bilan d’échec des luttes sociales depuis 2006.

    Précisons aussi que parmi ces luttes de masse, nous couvrirons uniquement des mouvements sociaux d’au moins plusieurs semaines et toujours de caractère interprofessionnel. Mais pour saisir cette période et ses spécificités, il est sans doute indispensable de commencer par dire quelques mots de la grande phase de combat social interprofessionnel précédente, la vague de grèves et de manifestations de novembre-décembre 1995, contre le « Plan Juppé ». Après celle-ci, une sorte de rupture a eu lieu dans la lutte des classes en France, et c’est dans cette mesure que 1995 offre quelques repères utiles.

    Novembre-décembre 1995, et après…

    Le plan du Premier ministre de Chirac, soutenu par la direction de la CFDT, possédait un volet sur les retraites et un volet sur les autres prestations sociales. Il était présenté comme nécessaire pour « lutter contre les déficits », dans le cadre de la volonté de « qualifier la France pour la monnaie unique européenne ». Les mesures d’austérité concernaient l’assurance maladie (avec notamment une loi annuelle fixant les objectifs de dépenses, des sanctions contre les médecins qui dépassaient les objectifs fixés, une hausse des tarifs d’accès à l’hôpital, des déremboursements de médicaments, et une hausse des cotisations maladie pour les chômeurs/ses et les retraité.es) ; et aussi les prestations familiales (blocage et imposition des allocations versées aux familles). Pour les retraites, le plan visait à généraliser aux fonctionnaires et aux salarié.es des entreprises alors publiques (RATP, SNCF, EDF) les mesures que Balladur avait imposé aux travailleurs/ses du secteur privé deux ans auparavant (au nom de « l’équité »…) : non plus 37,5 mais 40 annuités de cotisation. La lutte sociale, avec des grèves reconductibles massives, en particulier dans le secteur des transports (SNCF) et avait alors forcé Juppé à reculer sur la question des retraites de la fonction publique et les régimes spéciaux, mais Juppé était parvenu à s’imposer sur l’aspect « Sécu » et allocations familiales. Mais fondamentalement, les grandes grèves et manifestations de la fin 1995 ont été célébrées comme une victoire du mouvement social et ressenties comme telle. 1995 est connu pour avoir été une « grève par procuration » : massive dans le secteur public mais bien plus limitée dans le secteur privé, malgré la sympathie ou même le soutien qui s’y exprimait.

    Après ce marqueur historique, le nouveau millénaire voit de nouvelles attaques sociales menées par les gouvernements de la bourgeoisie, avec des différences mais aussi des points communs qu’il s’agit de faire ressortir. Nous le ferons en deux temps. D’abord, nous passerons en revue successivement les luttes concernant la même question de fond que celle qui nous occupe aujourd’hui : celle des retraites lors des mouvements de 2003, 2010 et 2019-2020. Puis nous nous intéresserons à des batailles sociales menées sur d’autres terrains : le mouvement social de 2009 contre la politique de « réforme » et d’austérité de Nicolas Sarkozy ; la lutte de 2016 contre la loi El Khomri ; enfin, nous dirons quelques mots du cas particulier de la lutte contre le CPE en 2006.

    Les luttes pour les retraites après 1995

    Les trois dernières grandes luttes interprofessionnelles contre des attaques gouvernementales visant nos retraites se sont soldées par des échecs, conduisant à des reculs importants et dommageables pour notre classe. Comprendre pourquoi nous avons perdu en 2003, en 2010 et en 2019-2020 nous aide à comprendre ce qui fait défaut encore aujourd’hui pour infliger à Macron et à son gouvernement la défaite qu’ils méritent.

    2003 : l’Education nationale en pointe, la CFDT signe, la CGT contre la reconductible

    En premier lieu, le cadre de mobilisation de 2003 était, au premier chef, celui d’une intersyndicale large (avec la CFDT). Mais, particularité de cette vague de lutte est que cette intersyndicale a explosé en vol. En second lieu, en 2003, les appareils syndicaux majoritaires se sont montrés bien plus conciliants qu’ils ne l’avaient été en 1995 – année où Juppé s’était cassé les dents face à la combativité du monde du travail dans le secteur public – et la mode du « dialogue social » et la recherche du « diagnostic partagé » avec le gouvernement a longtemps prévalu. Puis des journées d’action « saute-mouton » ont été fixées, le 3 avril, les 13 mai et 25 mai, les 3 et 10 juin. Mais en 2003, l’Education nationale s’est massivement mise en grève, au départ sur des questions sectorielles propres, puis en devenant la locomotive du mouvement contre la « réforme » des retraites de Fillon (certain.es grévistes ayant tenu 3 mois), avec une grève reconductible sur une base largement auto-organisée. Mais la reconductible n’a pas pu s’étendre à d’autres secteurs, et s’est confrontée à un contexte syndical défavorable. Non seulement du fait de la trahison ouverte de la CFDT de François Chérèque qui, dès le 15 mai, signait un accord avec Fillon et se retirait du mouvement ; mais aussi à cause du blocage organisé par l’appareil CGT, qui a étouffé les tentatives de coordinations interprofessionnelles et éteint les foyers de reconduction potentielle, notamment à la SNCF, pour finalement s’en tenir à son calendrier de journées d’action.

    Automne 2010 : 8 journées nationales de mobilisation, des grèves reconductibles isolées

    Contrairement à 2003, la lutte contre la « réforme Sarkozy » des retraites en 2010 s’est déroulée dans le contexte d’une intersyndicale large, incluant les syndicats les plus droitiers (CFDT, CFTC, CFE-CGC), et ce cadre s’est maintenu jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’enterrement du mouvement social et sa défaite. Le mouvement contre le projet de « réforme » a commencé en mars, mais c’est surtout en septembre et octobre que celui-ci s’est massifié et s’est intensifié. Cette année-là, pas moins de 14 journées de manifestations ont eu lieu : le 23 mars, les 1er et 27 mai, les 15 et 24 juin ; puis les 7 et 23 septembre, les 2, 12, 16, 19 et 28 octobre, et les 6 et 23 novembre, avec un maximum atteint sans doute le 12 octobre, date à laquelle les syndicats ont compté 3,5 millions de manifestant.es, tandis que la police en dénombrait 1,23 million. C’est surtout à partir du 12 octobre qu’on a vu démarrer des grèves reconductibles, notamment à la SNCF (avec la CGT, Sud-Rail, FO et la CFDT-Cheminots et une participation importante des conducteurs) ; dans certains transports urbains ; dans les 12 raffineries de pétrole encore en service à l’époque, ce qui a conduit à une forte pénurie de carburant; chez les éboueurs de certaines villes, tout particulièrement Marseille ; parmi certains chauffeurs routiers, avec des barrages de poids lourds en particulier autour d’endroits stratégiques comme les dépôts de carburant ; dans certaines crèches et cantines scolaires. Ajoutons à cela la grève et le blocage de près d’un tiers des universités et le blocus touchant plusieurs centaines de lycées. Dans certains endroits, des coordinations interprofessionnelles se sont mises en place et l’auto-organisation de la grève a prévalu (au Havre notamment).

    Mais la conduite du mouvement est restée entre les mains de l’intersyndicale nationale qui n’est jamais sortie de sa stratégie de journées de grève et de manifestations « saute-mouton », même si ces journées se sont rapprochées entre les 12 et 19 octobre. Et cette intersyndicale s’est toujours refusée à lancer un appel à la grève générale jusqu’au retrait du projet, ou même à la grève reconductible sur une base interprofessionnelle. A part Solidaires, les directions syndicales confédérales n’en voulaient pas. Au mieux, elles laissaient les grèves se construire et se reconduire dans les secteurs les plus en pointe, et lorsque la répression policière s’est attaquée, en particulier aux raffineurs, mais aussi à la jeunesse, la solidarité syndicale et interprofessionnelle n’a pas été du tout à la hauteur.

    Hiver 2019-2020 : SNCF et RATP en pointe… et des journées d’action

    Plus près de nous, la première tentative de Macron pour casser nos retraites s’est confrontée à un cadre intersyndical incomplet, moins large qu’en 2010. En 2019, la CFDT était favorable à des aspects importants de la « réforme » de Macron et de son premier ministre Edouard Philippe. La lutte de l’hiver 2019-2020 a combiné deux éléments principaux : une grève reconductible massive dans les transports (RATP et SNCF, à l’appel de l’ensemble des syndicats représentatifs dans ces secteurs) à partir du 5 décembre 2019 ; et une série de journées d’action (grève et manifestations) appelées par une intersyndicale composée de CGT, FO, FSU et Solidaires et de quatre organisations étudiantes et lycéennes. Le 5 décembre, la grève, majoritaire à la SNCF et à la RATP, l’a été aussi dans l’Education nationale, et elle était forte dans des secteurs comme EDF ou la Fonction publique ; et les manifestations ont regroupé entre 806 000 (chiffes de la police) et 1,5 million de personnes (chiffres CGT). Par contre, peu de secteurs autres que la SNCF et la RATP sont partis en grève reconductible. Le 10 décembre, les nombres des grévistes et des manifestant.es étaient déjà en baisse. Le 17 décembre, nouvelle journée interprofessionnelle de grève et de manifs, avec la CFE-CGC, à laquelle se sont jointes la CFDT, la CFTC et l’UNSA, sans rejoindre l’intersyndicale : une mobilisation avec des chiffres qui remontent, mais restant inférieurs à la journée initiale du 5 décembre.

    Pendant les vacances scolaires, la grève se poursuit à la SNCF et à la RATP, mais l’intersyndicale ne propose rien – laissant les secteurs en reconductible se débrouiller seuls – si ce n’est d’attendre le 9 janvier pour une nouvelle journée d’action. Pas de basculement vers un rapport de forces plus favorable ce jour-là, mais des violences policières en hausse. Puis la 5e journée nationale de manifestations a lieu le 11 janvier, la 6e le 16 janvier, et la 7e le 24. Pendant ce temps, la grève s’affaiblit logiquement à la SNCF et à la RATP, où le 17 janvier, une majorité de conducteurs du métro votent la reprise du travail. La lutte prend d’autres formes : notamment représentations publiques solidaires à l’Opéra de Paris, retraites aux flambeaux, coupures de courant, intrusions au siège de la CFDT, perturbation d’une pièce de théâtre à laquelle assiste Macron…

    Mais la lutte a déjà perdu… Sauf que l’intersyndicale continue à produire des journées d’action et de manifestations, qui suivent une courbe de participation toujours tendanciellement déclinante, jusqu’à l’épuisement, comme en 2010 : les 29 janvier et 6 et 20 février… On achève bien les chevaux ! Finalement, c’est l’arrivée de la pandémie de Covid-19 qui interrompt l’examen de la loi et l’opposition à celle-ci, déjà vaincue dans les faits. Sans le coronavirus, cette réforme serait sans doute déjà en application.

    Autres luttes des vingt dernières années

    Quelques mots sur le mouvement social de 2009

    Ajoutons encore le résumé de deux autres vagues de luttes sociales, motivées par d’autres questions que les retraites, afin de voir dans quelle mesure leurs leçons corroborent ce qui ressort des mouvements présentés ci-dessus.

    La première moitié de l’année 2009 a été marquée par une série de journées de grèves et de manifestations en opposition avec la politique de « réformes » et d’austérité de Sarkozy, dans la foulée du krach boursier de 2007-2008. Une vaste intersyndicale (8 centrales) s’est constituée puis a égrené un chapelet de journées d’action (appels à la grève et manifestations), les 29 janvier (entre 1 et 2,5 millions de manifestants selon les sources), 19 mars (entre 1,2 et 3 millions), puis le 1er mai (entre 465 000 et 1,2 million) et un enterrement de première classe le 13 juin (entre 9 000 et 30 000 personnes dans la rue).

    2016 : face à la loi El Khomri, des syndicats, des « cortèges de tête », et Nuit Debout

    Autre mouvement social notable dans la période assez récente : la lutte contre la loi Travail (ou El Khomri) en 2016. Il s’agissait d’un projet de loi visant à « assouplir » le droit du travail, c’est-à-dire à moins protéger les travailleurs/ses et à faciliter la vie aux patrons, notamment à travers l’inversion de la hiérarchie des normes, entre le niveau de l’entreprise, celui de la branche et le niveau national avec le Code du Travail.

    Cela se déroule dans un contexte important à signaler : le pays est en état d’urgence depuis les attentats du 13 novembre 2015, et cet état d’exception a été prolongé trois fois. Le gouvernement Hollande-Valls a utilisé ce dispositif scélérat pour terroriser les manifestant.es par les violences policières – également exercées contre des journalistes – et pour criminaliser les opposant.es au projet de loi. Par rapport aux autres mouvements sociaux français de la période postérieure à l’an 2000, celui de 2016 présente un certain nombre d’originalités.

    La lutte a démarré de fait le 9 mars, avec entre 224 000 et 500 000 de personnes, dont beaucoup de lycéen.nes, manifestant pour le retrait de ce projet de loi. Le 17 mars, des organisations de jeunesse, syndicales et politiques, font encore manifester entre 69 000 et 150 000 personnes en France. Puis vient la journée du 31 mars, où certaines confédérations syndicales s’engagent (essentiellement CGT et FO) avec entre 390 000 et 1,2 million de manifestant.es. Lycées bloqués, interpellations et violences policières en hausse. C’est à ce moment-là qu’apparait Nuit Debout, forme de mobilisation originale dans l’hexagone, avec un appel sur les réseaux sociaux à occuper la place de la République. Le projet militant est, suite aux occupations de places en Espagne, aux Etats-Unis etc. de s’approprier l’espace public pour débattre et faire de la politique autrement, à partir de la base. Des opérations « péages gratuits » servent à financer la mobilisation et vont se multiplier tout au long du mouvement. Nuit Debout s’installe dans la durée, chaque soir sur la place de la République, et s’étend à certaines villes de province, de façon plus modeste, et surtout non quotidienne. Des actions sont organisées, comme par exemple à Dijon où des manifestant.es Nuit Debout investissent le conseil régional et tentent d’y prendre la parole, ce qui leur est refusé, avant leur évacuation par la police. De plus, un phénomène émerge pendant le mouvement de 2016 : celui des « cortèges de tête ». Formés d’activistes déterminé.es qui ne craignent pas d’en découdre avec les flics – une police sous les ordres du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, et qui se montre de plus en plus brutale et à la recherche du « contact » avec les manifestant.es – les « cortèges  de tête sont constitués de diverses mouvances de l’extrême gauche, notamment anarchiste et autonome, et n’hésitent pas à critiquer la gestion du mouvement par les directions syndicales.

    Indépendamment de cela, les directions syndicales qui participent au mouvement lui proposent, encore et encore, d’autres journées d’action. C’est le cas le 9 avril, avec des résultats moyens (110 000 à Paris et plusieurs milliers dans certaines villes de province –Toulouse, Lyon, Bordeaux, Nantes en particulier) ; puis le 28 avril, avec quelque 200 cortèges en France et entre 170 000 et 500 000 manifestant.es. Les défilés du 1er Mai sont globalement maigrichons, et le 10 mai 2016, Manuel Valls recourt à l’article 49.3 de la Constitution pour imposer la loi El Khomri, alors que Hollande et lui-même s’étaient prononcés en faveur de la suppression de cet article ! Des manifestations se déroulent alors, le pont de la Concorde est occupé, le 12 mai de nouvelles manifs ont lieu, les affrontements entre Black Blocks et police deviennent plus fréquents. L’intersyndicale appelle encore à manifester les 17 mai (pas très suivi) et 19 mai, jour où la mobilisation remonte (400 000 personnes dans les rues selon la CGT).

    C’est à cette date qu’un mouvement de grèves s’enclenche, parmi les routiers, les cheminots, les salarié.es des raffineries, des ports et aéroports. Le gouvernement parvient à désamorcer le mouvement des routiers en promettant à ces derniers que la nouvelle loi ne les pénalisera pas au plan de leurs heures supplémentaires, qui obéissent à un régime spécifique. Face aux raffineries et dépôts de pétrole bloqués, il envoie les CRS à Fos-sur-Mer qui manient le canon à eau et tirent des flash-ball. Mais le mouvement tient dans les huit raffineries et une partie des stations-service manquent de carburant. Certaines centrales nucléaires doivent baisser leur production d’électricité. Mais le 3 juin, une partie des raffineries a repris le travail. Au 9 juin, un sondage indique qu’encore 59% des Français soutiennent le mouvement social contre le projet de loi El Khomri ; et le 16, un autre montre que 64% de la population souhaite le retrait de ce projet de loi.

    Le 14 juin l’intersyndicale réussit une forte manifestation nationale à Paris et FO comptabilise 1,3 millions de manifestant.es dans 53 villes de tout le pays, contre 125 000 pour la police. Les violences policières se multiplient, les machinations de la flicaille aussi et l’on voit les Black Blocks de plus en plus souvent à l’œuvre. A l’entêtement de Valls – qui cherche à interdire les manifestations – et du pouvoir « socialiste », s’oppose une partie radicalisée du mouvement social. C’est dans ce contexte que le 23 juin, après de multiples tergiversations, le gouvernement n’a autorisé qu’une manifestation-promenade en rond Bastille-bassin de l’Arsenal-Bastille, d’un grotesque autoritaire assez nouveau en son genre... La fin du mois de juin est tendu, les éléments les plus motivés du mouvement s’en prenant maintenant aux sièges des directions syndicales (les traitres de la CFDT qui veulent renégocier la loi ; et aussi la CGT). Le 28 juin est encore un jour de manifestation, en net recul (entre 64 000 et 200 000 dans toute la France), mais avec toujours des secteurs radicalisés, des flics violents et des affrontements. 

    Le 30 juin, les syndicats CGT, FO, FSU, Solidaires, Unef, UNL et Fidl appellent à "poursuivre la mobilisation, sur des formes à déterminer localement, durant le débat parlementaire, notamment le 5 juillet", dans un communiqué commun à l'issue d'une intersyndicale qui veut continuer à protester en juillet sous d’autres formes que les manifs. Ce sera surtout les opérations « péages gratuits » en cette période de vacances. Mais le 20 juillet, la 4e version du projet de loi est adoptée de force par l’article 49.3 même si le Medef, au départ favorable, s’était dit très déçu fin juin et en était arrivé à critiquer sa complexité. Août voit un très net déclin du mouvement, avec quelques actions purement locales. Jusqu’à la fin de l’année, plusieurs manifestations syndicales et des actions ponctuelles viendront contester faiblement une loi de classe, totalement injuste et imposée autoritairement.

    Que dire alors de la lutte contre le CPE en 2006 ?

    Pour être complet, il faut aussi dire un mot de la lutte de 2006 (sous le gouvernement Chirac-Villepin) contre le CPE (contrat de première embauche, un contrat de travail discriminatoire conçu pour les jeunes travailleurs/ses débutant.es, sous prétexte de favoriser leur intégration dans le monde du travail). Contrairement à toutes les autres luttes des vingt années écoulées, celle-ci s’est soldée par un succès : le gouvernement a fini par retirer son projet. Il convient donc de saisir la spécificité de la lutte de 2006 par rapport aux autres.

    Le texte instituant le CPE avait été adopté par le parlement le 31 mars, malgré une forte opposition partie, début février, des universités (avec des AG massives et vite une coordination nationale étudiante efficace) et des lycées. La mobilisation s’était étendue aux syndicats de travailleurs/ses, débouchant, après des manifs allant crescendo, sur deux grandes journées de mobilisation, le 18 mars (avec entre 530 000 et 1,5 million de manifestant.es dans tout le pays) et surtout le 28 mars (avec une grève interprofessionnelle et entre 1 055 000 et 3 millions de manifestant.es). Malgré le vote au parlement, les syndicats et le mouvement étudiant continuaient à exiger l’abrogation de la loi, et Villepin a décidé le 10 avril, de la retirer, jugeant que les conditions de son application n’étaient pas réunies.

    Certes, dans ce cas, l’intersyndicale a aussi organisé des journées d’action, mais il est important de se souvenir que les facs étaient massivement en grève, beaucoup de lycées bloqués, et que les coordinations d’étudiant.es et de lycéen.nes ne cédaient pas sur les revendications, poussant l’intersyndicale à une fermeté qu’elle n’avait pas du tout montré en 2003 sur la question des retraites.

    De plus – et cela compte certainement pour beaucoup – on a vu la majorité présidentielle de droite (UMP) se diviser à cette occasion, pour des raisons qui n’avaient sans doute pas grand-chose à voir avec l’intérêt des jeunes travailleurs/ses. Nicolas Sarkozy a commencé à se positionner en 2006 en vue de sa candidature à la présidentielle de 2007, et l’impopularité de Villepin due au CPE était pour lui une aubaine à ne pas manquer. Il fallait pour cela pousser à « suspendre » (voire retirer) le texte déjà voté au parlement, et c’est ce que Sarkozy a fait, ainsi que la fraction de l’UMP qu’il dirigeait, disant craindre notamment, une jonction entre « l’extrême gauche » et les « jeunes des cités ».

    Enfin, on peut sans doute ajouter une autre raison à ce qui a été considéré comme une large victoire (l’abrogation du CPE, alors que le texte avait déjà été voté) – ce fut d’ailleurs la dernière victoire (purement défensive d’ailleurs) du mouvement ouvrier à ce jour – et c’est que le gouvernement Chirac-Villepin, quoique de droite, était sans doute bien plus hésitant à affronter le mouvement social que ceux qui l’ont suivi (sous Sarkozy, Hollande et Macron), beaucoup plus durs et intransigeants, ne craignant pas d’aller à l’affrontement et de passer en force. Telle a bien été l’évolution, et c’est d’ailleurs l’une des critiques que Sarkozy a faites à Chirac et à ses prédécesseurs à l’UMP et à la tête de l’Etat : d’avoir toujours cédé au mouvement social !

    Voici donc dépeints quelques aspects essentiels de cette fresque historique des luttes sociales des deux dernières décennies. Munies de celle-ci, nous serons sans doute en mesure de mieux appréhender le combat social présent. Notre article suivant en exposera les données principales et le cadre stratégique et organisationnel du mouvement de 2023.

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