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Analyse de la crise par Lutte ouvrière : 100% keynésienne, 0% marxiste !
Dans le numéro n°156 (décembre 2013 – janvier 2014) de sa revue « Lutte de classe », Lutte ouvrière présente, comme chaque année, les résolutions adoptées lors de son dernier congrès. Et comme chaque année, le congrès a adopté une résolution sur la crise. Précisons que cette résolution, comme toutes les autres, a été adoptée à l'unanimité.
Si le vocabulaire est d'apparence marxiste, le fond de l'analyse ne l'est pas du tout : c'est, comme nous allons le voir brièvement, une reprise complète de l'analyse keynésienne de la crise.
Le capitalisme peut-il être en crise profonde avec un taux de profit élevé ?
Au début de la résolution, LO explique que le capitalisme connaît des crises cycliques et que « une fois atteint le point le plus bas de la crise, une fois éliminées les entreprises capitalistes en surnombre sur le marché, une fois que le taux de profit se remettait à augmenter, se dessinait le processus de reprise : les investissements se mettaient à croître, les embauches aussi. Le chômage diminuant, la consommation augmentait également ». On pense comprendre que la chute de la rentabilité du capital conduit à la crise, et donc à la purge du capital excédentaire qui permet la sortie du crise.
Mais immédiatement après ce passage, LO nous explique : « Après une période de baisse tendancielle du taux de profit à la fin des années 1960, celui-ci a bien été rétabli au milieu des années 1980. Depuis ce tournant, le taux de profit reste à un niveau élevé, même si c’est avec des variations conjoncturelles ». Autrement dit, le taux de profit serait (depuis près de 30 ans) à un niveau élevé... et pourtant le capitalisme est en crise ! Or, si le taux de profit est élevé, cela signifie précisément que les capitalistes arrivent à extorquer et à réaliser un gros montant de plus-value par rapport au capital investi1.
Mais LO a une explication à ce paradoxe qui ne serait qu'accaparent : les capitalistes ne veulent pas réinvestir leurs profits. C'est à n'y rien comprendre : s'ils investissaient leurs profits, ils feraient de gros profits (puisque le taux de profit est élevé), mais comme ils sont très gourmands (et mal intentionnés), ils préféreraient spéculer sur les marchés financiers. Résultat : la plus-value se volatiliserait dans la finance et ne serait donc pas réinvestie.
Quelques rappels sont ici nécessaires : la plus-value ne peut pas s'évaporer. Elle est soit accumulée (le capitaliste achète alors des moyens de production et des forces de travail supplémentaires), soit consommée de façon improductive (consommation personnelle des capitalistes et financement du secteur improductif).
Constaterait-on une hausse importante de la part de la plus-value qui ne serait pas accumulée ? C'est ce que LO affirme avec certitude : « Malgré le niveau confortable de leur taux, les profits ne sont retournés que partiellement dans la production. Les investissements productifs restent très bas sur une longue période ». Or, c'est faux. Nous avons déjà montré que la part du profit qui est réinvesti est globalement stable sur longue période, avec des fluctuations qui fait que cette part a tendance à augmenter en période haute du cycle et à baisser en période basse du cycle. Et c'est précisément ce qu'on a observé avant le déclenchement de la crise de 2008 : la part accumulée des profits avait augmenté, avant de baisser logiquement depuis le début de la crise.
La loi de la baisse tendancielle du taux de profit est la cause fondamentale de la crise
La faiblesse de l'investissement ne s'explique donc pas un étrange comportement des capitalistes qui feraient la « grève » de l'investissement alors que le taux de profit serait mirifique. Elle s'explique par la faiblesse du taux de profit, qui n'a pas été restauré malgré l'offensive menée par la classe capitaliste depuis les années 1980 (ouvrant la période dite « néolibérale » du capitalisme). Si l'augmentation du taux d'exploitation joue positivement sur le taux de profit, celui-ci est avant tout déterminé par la « composition organique » du capital, c'est-à-dire le rapport entre le capital investi dans les machines (le « capital constant ») et le capital investi dans l'achat de forces de travail (le « capital variable »), la marchandise « miraculeuse » qui est à l'origine de la plus-value.
Une découverte majeure de Marx (que LO, comme les réformistes, passe sous silence) est la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Marx explique que la dynamique même de l'accumulation conduit les capitalistes à innover et à remplacer les forces de travail (créatrices de plus-value) par des moyens de production, ce qui augmente la « composition organique » du capital et fait baisser le taux de profit. Cela conduit à la crise et à la nécessité de purger le surplus de capital (par rapport à la plus-value extorquée) pour redresser le taux de profit et faire repartir l'accumulation. Or, c'est précisément l'absence d'une telle purge (en raison de l'intervention des États pour sauver les trusts) qui fait que le taux de profit ne s'est pas redressé de façon significative, contrairement à ce que LO nous assène (prenant pour argent comptant les travaux des économistes keynésiens ou marxo-keynésiens).
Le développement de la spéculation ne peut se comprendre que dans ce contexte. Les gouvernements ont mené une politique monétariste « volontariste » en encourageant le crédit et en baissent les taux d'intérêt. Mais les entreprises ne se sont pas endettées pour investir dans l'économie réelle en raison de la faiblesse des taux de profit escomptés. Elles se sont endettées pour acheter des titres financiers divers, ce qui s'est avéré plus lucratif tant que la bulle financière se développait... Mais l'éclatement de la bulle financière était inéluctable, car le capital fictif (la valeur des titres financiers) constitue un droit de tirage sur les richesses produites dans l'économie réelle. Donc quand la production de valeur progresse moins vite que la valorisation du capital fictif, le rappel à l'ordre du réel se fait entendre et la bulle financière éclate, le capital fictif se dévalorisant de façon brutale. C'est l'éclatement d'une énorme bulle financière (et immobilière) qui a déclenché la crise de 2008, sur fond d'une grande faiblesse du taux de profit.
L'analyse « sous-consommationniste » de Lutte ouvrière
LO ne reprend pas cette lecture marxiste de la crise. Outre, la pulsion inexpliquée des capitalistes vers la spéculation, c'est la bonne vieille rengaine sous-consommationniste (dans son expression la plus vulgaire et superficielle) que LO nous sert sur un plateau : « La cause fondamentale de toute crise économique est l’insuffisance de la demande solvable de la classe ouvrière par rapport aux capacités de production des entreprises capitalistes ».
Quand on passe sous silence la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, à l'instar des réformistes, on adopte logiquement leur analyse keynésienne de la crise. Et c'est cette « explication » qui est présentée aux travailleurs comme une analyse « marxiste », alors que Marx s'est toujours gaussé de ces thèses sous-consommationnistes :
« C’est pure tautologie que de dire : les crises proviennent de ce que la consommation solvable ou les consommateurs capables de payer font défaut. (…) Dire que des marchandises sont invendables ne signifie rien d’autre que : il ne s’est pas trouvé pour elles d’acheteurs capables de payer, donc de consommateurs (que les marchandises soient achetées en dernière analyse pour la consommation productive ou individuelle). Mais si, pour donner une apparence de justification plus profonde à cette tautologie, on dit que la classe ouvrière reçoit une trop faible part de son propre produit et que cet inconvénient serait pallié dès qu’elle en recevrait une plus grande part, dès que s’accroîtrait en conséquence son salaire, il suffit de remarquer que les crises sont chaque fois préparées justement par une période de hausse générale des salaires, où la classe ouvrière obtient effectivement une plus grande part de la fraction du produit annuel destinée à la consommation. Du point de vue de ces chevaliers, qui rompent des lances en faveur du « simple » bon sens, cette période devrait au contraire éloigner la crise. » (Le Capital, livre II)
La « cause fondamentale » identifiée par LO est donc un contre-sens complet par rapport aux enseignements de Marx, qui a expliqué que la hausse du taux d'exploitation (grâce au blocage des salaires, etc.) était précisément une contre-tendance à la baisse tendancielle du taux de profit, et permettait de soutenir l'accumulation du capital. En effet, ce qui détermine le niveau de la « demande solvable », ce n'est pas la part du gâteau qui revient aux travailleurs, mais le taux de profit espéré. Plus les perspectives de profits sont bonnes, plus les capitalistes vont investir, tant en moyens de productions qu'en forces de travail supplémentaires, et donc plus la demande solvable sera élevée.
LO fait décidément une confiance aveugle aux économistes keynésiens. Ainsi LO nous dit : « Les parts respectives des salaires et des revenus du capital n’ont cessé d’évoluer sur une longue période dans le sens d’une augmentation de la part des revenus du capital au détriment de celle des salaires ». Sauf que c'est faux comme nous l'avons déjà montré : en France, depuis la fin des années 1990, la part des salaires a augmenté et la part des profits a diminué. D'ailleurs, l'INSEE vient de constater que le taux de marge des entreprises (c'est-à-dire la part du profit dans la valeur ajoutée) était au plus bas depuis 19855. Et c'est justement un enjeu, pour la bourgeoisie, de multiplier les attaques contre les travailleurs pour redresser le taux de marge. Néanmoins, comme nous l'avons expliqué un peu plus haut, la seule augmentation du taux d'exploitation ne peut pas permettre une réelle sortie de crise, qui exigerait une purge massive du capital excédentaire, c'est-à-dire un grand nombre de faillites.
Un débat théorique aux enjeux politiques cruciaux
Que retient le lecteur après avoir lu cette résolution de LO ? Que la crise est due à deux facteurs : à la quête effrénée de profit qui pousse les capitalistes à spéculer ; et à la faiblesse des salaires qui font baisser la demande solvable et donc le niveau de la production.
Si ce diagnostic était le bon, l'anticapitalisme serait peut-être une belle utopie mais pas une nécessité pour sortir de la crise : les remèdes antilibéraux seraient parfaitement adéquats : en augmentant les salaires (notamment par le biais d'une revalorisation massive du Smic) et en brisant les reins à la finance (en « euthanasiant les rentiers » comme disait ce bon vieux bourgeois de Keynes), on éliminerait les soi-disant causes de cette crise, et on ferait repartir la machine, tout en permettant aux travailleurs d'en « profiter ».
Évidemment, LO n'en tire pas cette conclusion, sans visiblement se rendre compte que toute son analyse appuie le projet des réformistes antilibéraux et pas le sien. D'où l'enjeu, pour les organisations se réclamant de l'anticapitalisme et/ou du communisme révolutionnaire de s'armer d'une analyse marxiste de la crise, et de mener le combat contre le révisionnisme « marxiste » qui gangrène le mouvement ouvrier.
1 Nous avions polémiqué contre la direction du NPA qui disait des choses similaires à ce que dit LO aujourd'hui. La direction du NPA allait même plus loin en expliquant que les « profits exorbitants » étaient à l'origine de la crise !
Cf. Les « profits exorbitants » sont-ils à l’origine de la crise ?
2 cf. http://insee.fr/fr/themes/info-rapide.asp?id=28&date=20131224