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Naufrage du Sewol : jusqu’où iront les capitalistes et l’Etat dans la course à la rentabilité ?
Le 16 avril au matin, le ferry Sewol faisait naufrage au large des côtes sud-ouest de la péninsule coréenne, avec à son bord 476 passagers, essentiellement des jeunes lycéens en sortie scolaire vers l’île de Jeju. Seules 174 personnes ont été secourues, notamment le capitaine et ses principaux équipiers qui étaient parmi les premiers survivants. Plus de 300 autres passagers ont sombré avec le navire, devant les bateaux de secours et les caméras de télévision. Au-delà du « spectacle » épouvantable relayé de façon grossière par les médias, ce drame a provoqué la colère légitime des familles, et plus généralement de l’ensemble de la société coréenne.
Face à l’exaspération générale, ce n’est pas le lynchage médiatique du capitaine du navire ou la démission symbolique du premier ministre qui pourront suffire à étouffer l’affaire, encore moins les excuses hypocrites de la présidente Park Geun-hye. Certaines explications relayées par des experts et commentateurs de tout poil sont encore plus odieuses : ce serait « le confucianisme », ce mode de pensée prégnant dans les cultures asiatiques, qui serait à l’origine du drame. Les lycéens auraient dû désobéir à l’équipage, enfreindre les consignes, se sauver eux-mêmes… en somme tout le contraire de ce que les classes dominantes et leurs relais s’efforcent d’inculquer dès leur plus jeune âge à toutes les classes opprimées du monde !
Comme lors de l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima, les raccourcis culturalistes sur le « conditionnement des Asiatiques à l'obéissance » et « à leur réticence à questionner l'autorité » permettent habilement de passer sous silence la source première de ces « accidents » : le mépris criminel de la sécurité collective par les autorités publiques et privées au nom des profits. En effet, l’analyse des faits avant, pendant et après cette catastrophe met en lumière une multitude de fautes et négligences volontaires de la part des pouvoirs publics et de la compagnie exploitant le ferry, la Cheonghaejin Marine Company.
Cette compagnie, la principale du secteur en Corée du Sud, avait acquis le Sewol pour une bouchée de pain il y a deux ans, alors que le bateau avait déjà 18 ans. La mise en service du ferry avait été rendue possible à ce moment par une extension de la durée de vie légale des bateaux de voyageurs à 30 ans sous le précédent gouvernement (contre 20 ans auparavant). La Cheonghaejin avait bien procédé à quelques retapages de façade, insistant tellement sur la peinture que les couches successives avaient fini par bloquer les goupilles de sécurité des canots de sauvetage, gênant leur déploiement au moment du chavirage ! Mais surtout, au mépris de la sécurité, l’armateur avait augmenté la capacité du bateau pour assurer sa rentabilité. Ainsi, deux étages de cabines supplémentaires – plus chères – avaient été ajoutés sur les ponts supérieurs, alourdissant le navire et fragilisant son équilibre général. Il faut noter que les 325 lycéen-ne-s, originaires d’Ansan, une ville industrielle en banlieue de Séoul, étaient évidemment dans les cabines inférieures car moins chères, mais aussi plus difficiles à évacuer.
Outre des voyageurs, le Sewol transportait également des camions et des containers. Cette activité « complémentaire » a permis à la Cheonghaejin de compenser le repli de l’activité « voyageurs », d’autant mieux que, le fret n’étant pas officiellement l’activité principale du Sewol, le bateau était exempté du paiement de diverses taxes prélevées par le port de Jeju sur les cargos. Le jour du naufrage, le navire transportait plus de 3 600 tonnes de marchandises, soit 3,5 fois le maximum autorisé ! Il est clair que cette surcapacité de marchandises s’est faite au détriment de la sécurité des vies humaines. De plus, comme le ferry n’avait pas de système approprié pour fixer les containers, le déplacement de la cargaison a accéléré le chavirage. Mais l’entreprise sous-traitante chargée de l’arrimage des containers n’a jamais pointé ce défaut à l’armateur, de crainte de perdre elle-même son contrat.
Malgré toutes ces irrégularités, les différents services d’inspection de sécurité ont toutes donné leur feu vert ! Comment expliquer cela ? D’une part, la dérégulation continue appliquée dans ce domaine par les gouvernement successifs a considérablement affaibli les exigences de sécurité et supprimé toute possibilité de sanction sérieuse, réduisant la réglementation à une coquille vide. D’autre part, en pratique, la durée moyenne d’une inspection de bateau est de… 13 minutes. En si peu de temps, impossible de faire preuve d’attention et de rigueur : l’examen est donc forcément superficiel. Enfin, les inspecteurs et les inspectés appartiennent aux mêmes milieux : ils entretiennent donc de profonds liens de connivence. Même s’ils n’ont pas encore été prouvés, de forts soupçons de corruption pèsent à tous les niveaux.
La phase de sauvetage a révélé des aspects encore plus scandaleux des pouvoirs publics qui n’ont pas hésité à avancer les mensonges les plus éhontés. Par exemple, une heure après le naufrage, ils avaient annoncé que tous les passagers étaient saufs, information qui sera bien sûr démentie ensuite au fur et à mesure que le bilan des morts ne cessera de s’alourdir. Pire que cette communication de crise mensongère, la police maritime a assuré aux familles avoir mis à profit tous les moyens de secours possibles, bénévoles, civils et militaires. En réalité, le ministre de la Défense a avoué plus tard que le monopôle des premiers sauvetages avait été réservé aux plongeurs d’une compagnie privée, Undine Marine Industries. Ainsi, conformément au contrat exclusif liant cette compagnie à l’armateur, les garde-côtes sont allés jusqu’à interdire l’accès de la zone de recherche aux plongeurs bénévoles et militaires qui étaient pourtant déjà en place ! Le tout premier bateau sud-coréen de sauvetage en mer, acheté pour 110 millions d’euros en 2012, n’a même pas pu être utilisé ! Cette monstrueuse absurdité est une conséquence directe des politiques générales de privatisation et de sous-traitance des services publics, qui frappe même les opérations de sauvetage !
Yoo Byung-eun, le propriétaire du Sewol via une série de sociétés écrans, est aussi dans le collimateur. Surnommé le « millionnaire sans visage », il est à la tête d’une fortune d’au moins 200 millions d’euros. Il s’est fait connaître dans le monde entier en tant que photographe sous le nom de « Ahae », en finançant seul des expositions de ses propres clichés et en « arrosant » des partenaires prestigieux – par exemple en 2012 dans le Jardin des Tuileries, géré par le Musée du Louvre, ou encore en 2013 au château de Versailles. Par ailleurs, il s’est aussi enrichi en tant que pasteur d’une secte évangélique à Séoul qui compte 20 000 adeptes, dont une trentaine de membres s’étaient suicidés collectivement dans des conditions obscures en 1987… Il est aujourd’hui poursuivi pour évasion fiscale, détournements de fonds et corruption.
De nombreuses accusations ont été portées à l’encontre du capitaine et de certains membres d’équipage, pointant d’abord leur lâcheté (abandon du navire avec tous les passagers restés à bord), puis leur incompétence (pilotage inexpérimenté du bateau, gestion quasi nulle de l’alerte et du sauvetage). Au moment du naufrage, le capitaine a prétendu aux secours côtiers que le dispositif d’annonce sonore à bord ne fonctionnait pas, ce qui s’est avéré un mensonge inexpliqué pour l’instant. De plus, le personnel n’a pas ordonné l’évacuation du bateau, commandant au contraire aux passagers de rester dans leurs cabines, sous-estimant peut-être l’urgence de la situation. En tout cas, il paraît peu probable que les équipiers aient agi en étant conscients qu’ils condamnaient les passagers. Les défaillances et erreurs commises par les employé-e-s semblent plutôt relever d’une mauvaise appréciation du danger, et en dernière instance d’un manque de formation et d’entraînement. D’ailleurs, en 2012, l’armateur avait dépensé en tout et pour tout… 300 euros de frais de formation pour l’ensemble de ses employés !
D’une façon générale, les conditions d’embauche et de travail à bord du Sewol étaient particulièrement misérables. En Corée, on compte en moyenne deux tiers de salariés « réguliers » (avec un droit du travail proche de celui des pays d’Europe occidentale) pour un tiers de salariés « irréguliers » (plus précaires, sous-payés). Parmi le personnel du Sewol, ces proportions étaient inversées ! Aussi, pour accepter de telles conditions d’exploitation, la plupart étaient soit des travailleurs âgés qui auraient dû être à la retraite, soit des travailleurs très jeunes peu expérimentés. La majorité n’avaient pas plus de 6 mois d’ancienneté à bord du navire. Le capitaine lui-même était un salarié « irrégulier » de 69 ans, qui servait tour à tour de remplaçant aux capitaines habituels des deux ferrys opérant sur la ligne Incheon (Séoul) – Jeju. Deux semaines avant le drame, l’équipage avait bien réclamé – sans succès – une réparation du gouvernail, preuve s’il en faut qu’il se souciait néanmoins un minimum de la sécurité à bord. Dans ces conditions, il serait absolument injuste et malhonnête de faire porter le blâme à l’équipage pour son manque de « courage » ou de « qualification » à un tel niveau de responsabilité.
En définitive, il faut reconnaître que le naufrage du Sewol avec plus de 300 lycéen-ne-s à son bord n’est pas un simple « accident ». C’est la conséquence fatale du dilemme imposé par le système capitaliste : rentabilité contre sécurité, intérêts des minorités possédantes contre ceux de la majorité dépossédée. La responsabilité de ce massacre incombe à toute la classe des chefs d’entreprise et chefs d’Etat, qui dirigent et défendent ce système odieux dans leur propre intérêt contre celui des opprimé-e-s. Il est clair que pour maintenir ses minces profits, le patron de la Cheonghaejin a cherché à réduire ses coûts par tous les moyens. Il est clair aussi que les divers stratagèmes qu’il a trouvés pour y parvenir étaient soutenus par la politique de libéralisation engagée sous les précédents gouvernements coréens et poursuivie aujourd’hui par la présidente Park Geun-hye. Tout ceci démontre que les classes dirigeantes, malgré leur compassion affichée depuis le naufrage, ne peuvent pas prétendre gouverner dans l’intérêt des populations.
Des marches ont eu lieu dans la région de Séoul pour exiger toute la vérité sur les circonstances du drame et surtout dénoncer l’attitude du gouvernement de Park Geun-hye. Des rassemblements de protestation se tiennent régulièrement devant la Maison Bleue, siège de la présidence sud-coréenne, où un important dispositif policier a été déployé pour repousser les parents des victimes naufragées. A l’occasion du 1er mai, qui n’est pas férié en Corée du Sud, la FKTU – Federation of Korean Trade Unions, l’une des deux principales confédérations syndicales du pays avec la KCTU, Korean Confederation of Trade Unions – a décidé d’annuler ses traditionnelles manifestations en signe de « recueillement ». Au contraire, la KCTU les a maintenues, appelant à « transformer la tristesse en rage, et à s’organiser pour lutter ». Elle a qualifié le naufrage de « massacre du pouvoir politique et du capital », et a réclamé notamment de nouvelles élections suite à la victoire truquée de Park Geun-hye en 2012.
Pour se débarrasser de cette logique cynique, il ne suffira pas d’envoyer un patron ou un politicien en prison, ou de sortir une énième loi inappliquée et inapplicable. Pour ne plus revivre une telle catastrophe, nous devons nous battre pour des transports de qualité, protégés de la concurrence par un monopôle public ! Exigeons la régularisation des travailleurs précaires ! Nationalisation des transports maritimes sous contrôle des salarié-e-s et des usager-e-s !