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L’éducation à la liberté (tribune libre)
Les méthodes éducatives sont passées par plusieurs stades au cours de l’histoire ; au Moyen-âge, la réflexion pédagogique était nulle. Il s’agissait d’apprendre par cœur les vérités des anciens contenus dans les écrits ; puis il y a eu l’école « républicaine » sensée former des citoyens participant à la démocratie et à la défense de la Nation ; aujourd’hui les réformes scolaires amènent de plus en plus l’école à être aux services des entreprises capitalistes avant le développement de l’esprit critique de l’individu. Nous pouvons dire que la forme de l’éducation dépend du type de société dans laquelle elle est située. Elle est un moyen d’atteindre un but que les dominants de chaque société ce sont eux mêmes fixés.
Marx disait de la société communiste qu’elle serait une société où « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Dans ce cadre là il s’agit de penser une éducation radicalement différente des modèles dominants qui ont été mis en place successivement dans l’histoire.
Dans l’idée de développement, il y a l’idée de potentialité. Avec l’essor de la pensée des lumières, s’exprime tout un tas de nouvelles considérations sur l’éducation, le développement et la liberté propre de l’individu ainsi que ses droits. Il y a de plus à partir de là l’arrivée d’une pensée scientifique de plus en plus présente dans la société. Dieu est remis en cause ainsi que la prétention des Églises à vouloir tout expliquer. Au fur et à mesure que la massification scolaire progresse, de micro-expérience se mettent en place, innovantes dans le domaine de la pédagogie, à partir de la fin du XIXe siècle. Le but est souvent de développé les potentialités de l’individu (avec souvent une priorité particulière pour tel ou tel pédagogue). C’est « l’éducation nouvelle ». Les pédagogues partent de l’observation de l’enfant et mettent en place un programme pédagogique pour leur permettre d’apprendre à user de toutes leurs capacités en partant de leurs intérêts propres. Ceci le plus souvent dans un souci d’égalité entre élèves. Ces pédagogues sont souvent des idéalistes qui rêvent, en généralisant leurs méthodes éducatives, de changer la société. Ces nouvelles tentatives pédagogiques prirent de nombreuses formes, elles ont été plus ou moins isolées. Certains mouvement restant confinés à des orphelinats ou des écoles privées, d’autres se développant jusqu’à l’international en réseau (comme Freinet (1) ou Montessori (2)).
Mais à travers cette flopée de nouveaux initiateurs pédagogiques s’en trouve un particulier qui s’est détaché (en le critiquant notamment) du mouvement de l’éducation nouvelle. Alexander Sutherland Neill, ancien maître d’école anglaise, ancien psychanalyste à l’époque du Freud triomphant. Cet homme décide de créer une école à contre-courant ET de l’école traditionnel ET de l’éducation nouvelle en 1921, « Summerhill ». Son credo : « faire confiance à l’enfant ».
La liberté, pas l’anarchie !
Ce qui distingue Summerhill de toutes les autres écoles, c’est la liberté. La liberté est le socle sur lequel tout repose à Summerhill. Neill, en effet, fait confiance à l’enfant, pour lui, l’enfant est naturellement bon et on n’a besoin de lui imposer très peu de limite pour en faire un individu libre et correctement éduquer. Tout est histoire d’équilibre en fait. Il s’agit d’être à mi-chemin entre l’enfant contraint et ce que Neill appelle « l’enfant gâté », c’est à dire un individu égoïste, qui ne pense qu’à lui même et fait peu de cas des autres qui l’entourent. Un enfant gâté est un enfant qui tend vers « l’anarchie » (3). À Summerhill, la liberté est un échange, et ce sont là les bases de l’éducation de cette école, c’est par ces règles là que l’enfant apprend la tolérance.
Mais qu’est-ce que la liberté ? Et qu’est-ce que l’anarchie concrètement ? La liberté de l’enfant s’exprime dans tout ce qui touche à sa propre personne : sa façon de se vêtir, de parler, l’acceptation ou non des conventions, de la politesse, l’apprentissage, le jeu, ses choix, son avenir... L’anarchie quant à elle résulte d’un trop plein de liberté. C’est le moment où l’enfant va imposer sa propre volonté, sa propre loi, sur celles des autres. L’enfant ne voit alors que lui, son intérêt, son envie, quelque soit l’impact que ça peut avoir sur la liberté de ses pairs ou sur celle des adultes. Dis de façon plus technique, c’est le moment où deux intérêts antagonistes se rencontrent. L’enfant qui tend vers l’anarchie voudra alors imposé son propre choix, alors qu’en fait le bon sens de l’enfant libre voudra négocier, échanger, la liberté de chacune des deux parties.
À Summerhill, cette liberté se concrétise par le fait que les enfants ne sont absolument pas obligés d’aller en cours. Ils peuvent, s’ils le désirent, jouer toute la journée. Neill affirme que le jeu est d’une importance capitale pour les enfants et c’est pourquoi il leur laisse tout ce loisir. On passe beaucoup de temps à jouer à Summerhill, et les jeux diffèrent d’un âge à un autre.
D’autres activités sont proposées : des représentations de théâtre régulières (parfois une fois par semaine). Les pièces qui y sont jouées sont très souvent écrites par les enfants eux-mêmes, parfois par un adulte, mais jamais des pièces d’auteurs classiques qui sont pour Neill complètement inadaptées aux enfants (c’est un grief qu’il a d’ailleurs contre l’école traditionnelle). Le décor est minimaliste, mais les enfants créent leurs propres costumes. Il y a aussi des activités de danses, mais de la danse plutôt « libres », c’est à dire ne suivant pas les conventions ordinaires des pas prédéterminés. Enfin il y a du sport — qui bien qu’obligatoire en Angleterre est aussi facultatif que les cours à Summerhill.
Entre l’enfant gâté et l’enfant châtié en manque de liberté, Neill défend la position de ce qu’il appelle « l’enfant autonome ». C’est à dire un enfant qui, lorsqu’il fait quelque chose, le fait volontairement (puisque rien ne l’y contraint) et le fait par conséquent aussi à fond, jusqu’au bout. Dans son échange de liberté avec autrui, il a appris à respecter l’autre, à prendre en considération ses désirs. Les enfants de Summerhill ont beau ne pas être obligés d’aller en cours, ils ne sont pas plus bêtes que les enfants des écoles dites « classiques » car lorsqu’ils apprennent quelque chose, ils l’apprennent par plaisir et retiennent donc plus facilement ces savoirs là que les enfants que l’on éduque dans la contrainte. L’enfant autonome développe aussi des qualités, il développe le courage de faire face à des situations complexes. La liberté a rendu ces enfants créatifs. Par l’apprentissage de cette liberté à la fois immense et avec des limites bien placées, l’enfant apprend à faire des tâches pour lesquelles souvent un enfant ordinaire aurait tendance à rechigner.
Autogestion
La vie à Summerhill est directement gérée par les personnes qui y vivent (enfants, enseignants et personnels). Tout est décidé dans des assemblées générales hebdomadaires (exception faite pour le menu de la cuisine et les aspects financiers de l’école et la paie des enseignants) auxquelles tout le monde participe et dans laquelle la voix d’un enfant de 6 ans a autant de poids que celle d’un adulte. Dans ces assemblées générales, comme dans un parlement, y sont votées les lois de l’école, on y décide l’heure du coucher et plein d’autres règles. Mais il ne s’agit pas simplement de voter les lois, mais aussi de les appliquer. Il n’y a ainsi pas de dichotomie entre les pouvoirs législatifs et judiciaires, comme dans ce qui désigne une démocratie modèle d’après les intellectuels de notre temps. Et cela n’est pas un problème car il n’y a pas de hiérarchie entre les individus à Summerhill. La micro-société de l’école est horizontale.
Neill appelle cette manière de gérer les affaires de l’école, l’auto-gouvernement, ou encore l’auto-détermination. Elle permet de créer de nouveaux rapports entre les adultes et les enfants, une forme de complicité nouvelle. L’enfant ordinaire dans son école et qui rechigne à travailler va souvent le faire savoir par un comportement particulier qui va ennuyer son professeur, mais à Summerhill, le partage de la liberté évite bien souvent d’en arriver à là. Même si il n’est pas exclut qu’un enfant se fasse rabrouer par ses camarades lors d’une assemblée générale parce qu’il fait n’importe quoi en classe. C’est déjà arrivé à Summerhill. Le risque zéro n’existe pas.
Certains pourraient se dire que laisser une majorité d’enfant faire la justice pourrait être dangereux, surtout si on y suit à la lettre les sentences. On dit en effet que les enfants sont souvent cruels entre eux, dans notre société. Mais à Summerhill, il n’en va pas ainsi. Les enfants sont plutôt charitables les uns envers les autres. Les peines sont plutôt légères. Elles peuvent être parfois jugées trop lourde par le condamné et peuvent aussi être rediscutées.
Car une autre atmosphère règne. Neill parle souvent de sentiments pour décrire son action. Ce qui fait qu’en réalité son projet est très peu théorique (les livres de Neill expliquent très très peu de théorie, ce sont des écrits essentiellement pratiques contrairement à ceux de nombreux autres pédagogues). Neill parle en effet beaucoup d’amour et d’approbation qui sont les deux mots clés de son vocabulaire. L’enfant doit se sentir aimé tel qu’il est, et non comme l’adulte voudrait qu’il soit. C’est aussi ça l’enjeu de cette liberté si grande dont jouissent les enfants de Summerhill, leur laisser être ce qu’ils sont, développer leurs propres envies, caractères, sans sentir un regard constamment jugeur, réprobateur. L’approbation est un concept un peu plus particulier dans l’action de Neill, certains pourraient même dire qu’il en fait un usage absurde. Tout ne se règle pas lors des assemblés générales car chaque enfant qui arrive à l’école a reçu une éducation particulière et avait un rapport particulier à l’école. Souvent il faut du temps pour que toute la haine pour son ancienne éducation soit épuisée. Aussi certains cas ne peuvent être traités par une sentence de la part de l’assemblée générale qui pourrait être reçu comme un nouveau rejet par l’enfant et le conforter dans son action parfois destructrice ou « anti-vie », « anti-sociale ». Neill, quand il en ressent le besoin, récompense donc l’enfant pour ses mauvaises actions. Cela finira par lui montrer qu’il est accepté dans la communauté et que son comportement perturbateur n’a plus de base solide sur laquelle reposée.
Et pourquoi pas ?
Neill est un sorte « d’anti-pédagogue ». Il ne s’applique qu’à l’éducation des enfants, leur apprenant la liberté et ses limites. Les enfants apprennent à Summerhill, bien entendu, et il ne faut pas croire que les classes sont à moitié vide toutes la journée, loin de là, car les enfants sont contents d’apprendre dans cette école. Mais Neill ne préconise aucune méthode d’apprentissage. La question pour lui se résout de manière simple : si l’enfant à envie d’apprendre quelque chose, il l’apprendra, quelle que soit la manière dont on lui présentera le savoir. De fait l’apprentissage se base sur une unique chose : la volonté de l’enfant. On dépasse le cadre de l’apprentissage à partir des intérêts de l’enfant de l’éducation nouvelle. On peut dire que Neill dissout les inégalités d’apprentissages entre élèves, puisqu’on ne parle plus de s’adapter aux capacités de l’élève, qui sont variables d’un individu à un autre — d’où l’inégalité — mais de sa volonté à apprendre telle ou telle chose. L’important pour Neill c’est cette volonté. Il n’y a pas de contrôle à Summerhill, donc aucun moyen non plus de créer une hiérarchie entre élèves par des notes.
L’expérience de Summerhill est une expérience très limitée, qui n’est pas universalisable au sein du système capitaliste, et pour cause, les présupposés éducatif vont à l’encontre du système : horizontalité des individus au sein de la communauté, aucune sélection par le mérite, aucun chef tout puissant. Dans le même temps, cette expérience connaît aussi ses propres limites puisque tout le pouvoir n’appartient pas à toute la communauté. Toute la partie matériel de l’école reste encore sous le contrôle du directeur (comme la paie des enseignants). Elle n’en reste pas moins une expérience originale qui dure encore aujourd’hui depuis 1921, qui peut nous permettre de nous interroger sur quel type d’éducation émancipatrice donner aux enfants à la fois en leur permettant de développer leur propre individualité, tout en les incluant au sein d’une communauté solidaire.
À lire / à voir :
- A. S. Neill, Petite Bibliothèque Payot, ré-édition en 2011, ISBN 978-2-228-90647-0
- A. S. Neill, La découverte, 2004, ISBN 978-2-7071-4216-0
- Documentaire en 3 parties : http://www.dailymotion.com/video/xc3pwx_les-enfants-de-summerhill-1-film-do_lifestyl
1) Instituteur après 1918, à cause de son poumon perforé, incapable de crier, il dut inventer une nouvelle manière d’enseigner, plus proche des intérêts des enfants via notamment la coopération et l’auto-édition en classe.
2) Pédagogue italienne au début du XXe siècle ; elle a compris l’importance du matériel pour le développement cognitif de l’enfant et a ainsi créé tout une gamme d’objet adapté à son développement.
3) Anarchie qui n’est pas à entendre dans le sens de l’anarchie politique, mais à prendre dans le sens d’anomie.