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Sur le film La Domination masculine (Tribune libre)
La Domination masculine est un film documentaire féministe réalisé par Patric Jean, un cinéaste belge. Il se compose d’un ensemble d’entretiens tournés en Belgique, en France et au Québec dans les années 2000, ponctués par diverses archives visuelles et sonores.
Le documentaire s’articule autour de trois problématiques. L’une montre comment les sociétés capitalistes occidentales construisent des sujets genrés grâce à des instruments de socialisation sexistes. Ce processus se fonde sur un postulat : la supériorité des hommes sur les femmes. D’autre part, le réalisateur dépeint le phallocentrisme, c’est-à-dire l’ensemble des discours et représentations qui se centrent sur les valeurs que l’on attribue aux hommes. Il établit de quelle manière ce phallocentrisme, en ce qu’il organise tout un univers symbolique, permet de saisir le passage du sexisme latent, invisible ou plutôt invisibilisé, en sexisme patent, celui qui s’exprime le plus crûment lors de violences conjugales. Enfin, La Domination masculine est un film féministe, donc militant. De ce point de vue, Patric Jean montre en quoi le combat politique est, en dernière instance, la condition par laquelle le système patriarcal peut être combattu.
Une socialisation sexiste
La première partie du documentaire soutient que la domination masculine n’a de sens que si l’on pose qu’il existe un critère de démarcation entre les personnes : être femme, être homme. Patric Jean explique que ce critère, loin d’être anodin, permet non seulement de discriminer les gens entre eux, mais surtout de les opposer dans des rapports de pouvoir. En effet, il donne la parole à un psychiatre qui explique une étude réalisée auprès de plusieurs personnes : une vidéo montre un bébé qui pleure et on pose la question : « pourquoi cet enfant pleure-t-il ? » La plupart du temps, les réponses diffèrent selon le sexe : si c’est une fille, elle a du chagrin, est triste, si c’est un garçon, il est mécontent, coléreux. En ce sens, l’un des postulats à l’oppression féminine est de considérer que le sexe biologique conditionnerait les caractères des personnes et les contraindraient à tenir des postures et rôles sociaux conformes au discours patriarcal. Par conséquent, cet exemple montre la manière dont la socialisation sexiste présuppose une naturalisation des sexes et fige rigidement les individus selon deux catégories, le féminin et le masculin.
Dans le cadre d’entretiens en « speed-dating » (1), le cinéaste a posé une question à plusieurs femmes sur ce qu’elles attendaient des hommes au sein du couple. L’une d’entre elles a répondu : « J’ai besoin d’un homme qui me domine légèrement », tout en spécifiant qu’elle avait « un cœur énorme ». De fait, la domination masculine implique que les femmes intériorisent des normes sexistes et ceci, inconsciemment. Ces normes les contraignent à tenir un rôle d’assistance à homme et enfants au sein du foyer et à se définir, par conséquent, non pas comme un sujet à part entière mais comme une « béquille ». La première partie du documentaire s’atèle à montrer comment cette intériorisation est le fruit d’un long dressage qui commence dès l’enfance. Après avoir montré que la plupart des jouets étaient sexistes, Patric Jean s’intéresse aux livres pour enfants. En effet, certains livres figurent des enfants filles qui regardent par la fenêtre l’air mélancolique, emplies d’une tristesse... typiquement féminine. L’enfant garçon, lui, s’il est dans cette même situation, sera décrit comme contraint à rester dans sa chambre parce que malade ou puni. L’idée sous-jacente est celle selon laquelle, contrairement aux hommes, les femmes n’ont pas d’ambitions et ne vivent qu’à travers leurs songes. En définitive, le réalisateur montre comment le patriarcat façonne des sujets genrés qui, dès leur enfance, sont confrontés à des dispositifs de socialisation éminemment sexistes.
Le phallocentrisme : d’une oppression symbolique à une oppression physique
Le phallocentrisme des systèmes patriarcaux est mis en évidence grâce à un motif qui revient tout au long du film : on voit le cinéaste en train de placarder des affiches qui montrent des représentations phalliques explicites ou implicites, comme des monuments urbains (buildings, tours, menhirs). Le réalisateur tente d’exprimer le fait que de telles représentations dominent l’espace visuel, ce qui concourrait à la vision phallocentrique des sociétés patriarcales . En effet, la domination masculine implique l’existence d’un monde qui est polarisé selon des valeurs de virilité. Par ailleurs, la thématique de la femme-objet est aussi mobilisée par Patric Jean pour illustrer l’oppression latente qui découle de ce schéma phallocentrique. Ainsi, une photo des mannequins de magazine sera retouchée, pour que la femme soit plus fluette, fragile, tandis que l’homme retouché gagnera lui du volume et de la puissance physique. Autrement dit, le réalisateur illustre la manière dont on construit les normes de genres féminin et masculin.
Le corps des femmes est confronté à cette vision phallocentrique et, par suite, phallocrate. L’image de l’Assemblée nationale est utilisé par le cinéaste pour illustrer la phallocratie propre à toute société patriarcale : les hommes discutent de la chose publique quand une femme retranscrit leurs discours, assise au côté du Président de la salle... un mètre plus bas. Ce pouvoir phallocratique se traduit aussi par l’exploitation du corps des femmes au travail, comme en témoignent les longs plans sur les hôtesses d’accueil, immobiles, contraintes à sourire, ou l’entretien avec une stripteaseuse.
Cette figure de l’oppression des femmes, qui a subi des agressions sexuelles dans son passé, permet au réalisateur d’aborder la question du sexisme en tant qu’il n’est plus seulement implicite, mais en tant qu’il est une oppression physique, que ce soit par le travail ou par les rapports conjugaux.
Nécessité du combat féministe
Le film rappelle que les femmes sont les premières touchées par les licenciements et que l’écart salarial entre les travailleurs et les travailleuses reste une réalité. Par ailleurs, le documentaire pointe le problème de la double journée de travail, qui contraint la plupart des femmes à effectuer les tâches domestiques, en plus de leur journée de travail salarié. Pour signifier la prédominance des hommes dans les postes à responsabilité, Patric Jean filme une usine de textiles dans laquelle tous les travailleurs sont des travailleuses. Celles-ci œuvrent sous le regard de superviseurs de sexe masculin.
Mais la domination masculine se traduit aussi dans les rapports entre les femmes et les hommes au sein du couple. Le cinéaste rappelle qu’une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon. En effet, la violence faite aux femmes est très largement mise en lumière par le réalisateur de la Domination masculine, qui donne la parole à plusieurs femmes victimes d’humiliations, d’insultes et de coups.
En rappelant ces exemples de l’oppression féminine, le réalisateur cherche à combattre l’illusion de l’égalité semée par l’idéologie dominante dont les principaux porte-voix sont des femmes et des hommes issus de la classe bourgeoise. Son entretien avec un groupe de féministes québécoises, qui compte un homme, met en évidence la nécessité des luttes politiques. Un fait divers de femicide est exploité par Patric Jean. En 1989, alors que les mouvements féministes sont forts au Québec, un homme a décidé de tuer quatorze étudiantes d’une école d’ingénieur au motif qu’elles étaient a priori féministes. Par ce fait divers et les entretiens qu’il a eu avec des « masculinistes » (des hommes qui s’opposent farouchement aux féministes), le cinéaste illustre un des effets propres à tout combat progressiste : la réaction. L’homme féministe affirme que les luttes contre le système patriarcal se confrontent à des forces contre-offensives, à l’image des révolutionnaires qui ont lutté pour détruire l’ordre féodal ou bourgeois mais qui ont dû faire face aux réactionnaires.
Pourtant, La Domination masculine est loin d’être une analyse marxiste. Le documentaire se contente de montrer les manifestations de l’oppression des femmes sans en déterminer les causes véritables. Or la théorie marxiste est nécessaire pour l’expliquer puisque la base matérielle à l’oppression des femmes est, en dernière instance, le système capitaliste. Mais elle ne lui est pas réductible. De fait, des sociétés patriarcales préexistaient au capitalisme.
Contrairement à toute la littérature féministe qui s’adresse le plus souvent à un groupe restreint de personnes (surtout des chercheuses, étudiantes), le film vise ici un public plus large, certainement moins sensible aux problématiques du féminisme, comme le sont parfois les hommes. Et en ce sens, le documentaire qui dresse un portrait à charge sur la condition des femmes dans les sociétés occidentales peut permettre une prise de conscience non seulement sur la légitimité, mais surtout sur la nécessité des luttes féministes.
1) Traduction littérale : « rendez-vous rapide », méthode de rencontres en série qui consiste à multiplier les tête-à-tête en un laps de temps court, par exemple cinq minutes, dans un café ou un autre lieu festif.