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    L’esclavage moderne ou le vrai visage de Dubaï

    Par Laszlo Merville (17 novembre 2012)
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    La première chose qu’on ressent lorsqu’on sort de l’avion à Dubaï, c’est la chaleur. Le thermomètre descend rarement en dessous des vingt degrés l’hiver pour fréquemment chatouiller les cinquante l’été. C’est que nous sommes ici sur une partie du désert du Rub al-Khali. Un désert, et c’est la deuxième chose la plus remarquable, recouvert par des constructions hors du commun. Mais tout est hors normes ici : on y trouve par exemple la plus haute tour du monde abritant l’ascenseur le plus rapide du monde et le plus grand centre commercial du monde abritant le plus grand aquarium du monde… Rien que cela suffit pour imaginer le reste… La richesse y est affichée partout, et elle est opulente : les hôtels sont des palaces, les voitures des carrosses, et les plages privées des cartes postales…. Sauf que bien sûr, tout cela n’est pas tombé du ciel : il a fallu construire cette ville, et aujourd’hui encore il faut construire ces tours et ces hôtels, même quand la chaleur atteint 50 degrés…

    Traite d’ouvriers

    Plus de 2 millions de personnes habitent cette ville, mais on compte selon les sources entre 80 et 95% d’étrangers, principalement Indiens et Pakistanais, mais venant aussi de Chine, du Népal ou du Sri Lanka. Une petite minorité seulement est représentée par les Européens, principalement cadres, ingénieurs, architectes ou investisseurs à Dubaï. Mais la classe ouvrière de Dubaï est bien la plus grosse masse de la population. Et elle produit à elle seule toutes les richesses. Des agences de recrutement d’ouvriers, directement en lien avec les patrons, envoient chercher de la main-d’œuvre dans les pays asiatiques. Une fois là-bas, ils font signer des contrats à des hommes qui recherchent du travail et de l’argent pour nourrir leur famille. On leur promet donc un salaire plus ou moins « correct » ainsi qu’une protection sociale et des jours de congé. L’employeur doit alors agir comme « sponsor » pour permettre aux nouveaux travailleurs étrangers d’obtenir un permis de travail et un titre de séjour. Une fois arrivé à Dubaï, l’employeur fait signer au travailleur un nouveau contrat qui abaisse sensiblement le salaire prévu, supprime la protection sociale et les jours de congés promis initialement. Enfin, il confisque le passeport. Ainsi le nouvel arrivant se voit dans l’impossibilité de retourner dans son pays d’origine. Il est retenu en otage par l’employeur.

    Exploitation maximale

    La majorité des ouvriers étrangers (au moins 700 000) arrivants sont envoyés dans des Labour camp à la périphérie de la ville où ils sont entassés comme des bêtes à plus de huit par chambre de 15 à 20 mètres carrés, sans lits pour tout le monde. Dans ces camps, des gardes surveillent les entrées pour éviter les journalistes et autres curieux. La plupart appartiennent aux entreprises propriétaires des chantiers où les ouvriers vont travailler. Le géant coréen Samsung, par exemple, a fait construire des dizaines de camps de travail à Dubaï.

    Tous les jours, des milliers de bus conduisent les ouvriers sur les chantiers gigantesques du centre-ville. Le travail dure entre 12 et 15 heures par jour, en plein soleil. Une protection minimum de l’Émirat de Dubaï accorde l’arrêt de travail quand la température extérieure dépasse les 50 degrés. Sauf que cette loi est rarement respectée… Une autre loi donne aux ouvriers l’autorisation de s’arrêter entre 12h30 et 16h30, heures les plus chaudes de la journée, sous peine d’amende pour les employeurs. Mais ces derniers préfèrent payer l’amende pour finir au plus vite leur chantier (à Dubaï, en moyenne, la construction d’une tour est terminée en trois fois moins de temps qu’il en faudrait pour terminer la même en Europe).

    Résultat : dans les hôpitaux de la ville, une quinzaine d’ouvriers par jour sont soignés pour cause d’insolation. Une quinzaine d’autres au moins pour accident grave. Il arrive fréquemment que des travailleurs soient victimes de chutes mortelles sur les chantiers. Un ouvrier d’un des camps rapporte : « Ils peuvent laisser des cadavres pendant plus de 10 jours sur un chantier avant de le rapatrier. Finalement, c’est au cadavre de payer son retour chez sa famille… »

    Les salaires des ouvriers sont rarement au-dessus de 1000 dirhams (environ 200 euros) par mois, mais ils varient en fait énormément en fonction du pays d’origine et des camps de travail. Dans celui appartenant à ETA Ascon, un groupe émirati, il faut par exemple soustraire 160 dirhams pour la nourriture, alors que dans d’autres la nourriture n’est pas payante. Dans tous les cas les ouvriers envoient la moitié de leur salaire à leur famille, tous les mois. L"exploitation dans le bâtiment à touché son paroxysme lors de la crise financière qui a frappé Dubaï à partir de 2008, puisque certaines entreprises ont pu ne pas payer de salaire à leurs ouvriers pendant plusieurs mois.

    Dans ces conditions misérables, un nombre croissant d’ouvriers (notamment depuis le début de la crise) sont devenus des clandestins, restés à Dubaï sans permis de travail. La plupart y ont été contraints parce qu'ils n'ont pu récupérer leurs papiers auprès de leur employeur. Beaucoup vivent de petits boulots chez des particuliers et, vulnérables, se retrouvent encore plus exploités que dans les camps. Certains autres veulent fuir, mais ils sont sans-papiers et n’ont aucun moyen de retourner dans leur pays d’origine. D’autres choisissent finalement de se retirer du monde : à Dubaï, un ouvrier se suicide tous les 4 jours.

    L’exploitation est aussi très forte dans d’autres corps de métiers. Ainsi les taxis drivers (qui sont des milliers pour transporter les touristes et les riches de part et d’autres de la ville, les transports en commun étant très rares) sont payés entre 1000 et 2000 dirhams par mois pour douze heures de travail par jour, sans jour de congé, ni vacances. L’un deux, un Pakistanais, nous informe qu’il retourne au Pakistan deux mois sur douze pour voir sa femme et ses enfants. Il travaille les 10 autres mois de l’année sans discontinuité, ainsi depuis 5 ans.

    Une jeune Française rencontrée par hasard travaille à l’hôpital américain de Dubaï, elle est infirmière et s’est faite mutée pour suivre son mari à Dubaï. Elle nous raconte que la plupart des autres infirmières et infirmiers sont philippin-e-s et n’ont pas grande connaissance du métier, envoyé-e-s là car ils/Elles avaient quelques bases en infirmerie. En tout cas, ils/elles n’ont pas réussi à récupérer leur passeport, contrairement à la Française… Elle raconte également qu’à l’hôpital ils manquent régulièrement de morphine pour les patients et que ces derniers doivent donc souffrir en silence : on leur répond que c’est une question de budget… Il paraît qu’à deux pas de l’hôpital, il y a un hôtel cinq étoiles, avec des robinets en or…

    Outre les investisseurs des Émirats, de Corée, de Chine, des États-Unis présents à Dubaï, de nombreuses entreprises françaises y sont implantées. Dans la plupart des « mall » (centres commerciaux gigantesques), l’enseigne Carrefour est présente. On peut d’ailleurs apercevoir des groupes d’ouvriers étrangers d’entretien, de nettoyage et autres qui font leur pause déjeuner dehors, assis sur le bitume avec un sandwich de fortune entre les mains ou qui dorment à même le sol. On devine leurs conditions de travail. Des grands groupes comme Renault, Servier, Dassault, Thales ou Dior sont également implantés à Dubaï (on peut trouver une liste non exhaustive ici : http://www.dubaifrance.com/IMG/pdf/96053.pdf). On peut aisément penser que, pour construire et entretenir leurs bureaux et leurs infrastructures, tous ces géants de l’industrie française se sont servis dans la classe ouvrière que nous décrivons. L’impérialisme français est complice de la barbarie qui existe dans cet Émirat !

    Lutte de classe et répression

    Mais malgré toute cette monstrueuse exploitation, malgré l’inexistence de droits pour les travailleurs, les ouvriers ont su, à quelques moments, se révolter en s’auto-organisant, en luttant pour de meilleures conditions de travail. Entre autres « merveilles » du gigantisme architectural capitaliste, s’est construite la plus haute tour du monde, la Burj Khalifa. En octobre 2007, en pleine construction, et malgré la répression, le flicage et l’interdiction de faire grève, les ouvriers de la tour ont commencé à se révolter et des grèves sporadiques ont éclaté. Au mois de mai 2008, cette poussée de la combativité ouvrière a conduit plusieurs milliers d’entre eux à manifester leur colère dans une véritable révolte ouverte : les 2500 ouvriers travaillant dans la tour ont affronté pendant deux jours les patrons et la police, ravageant les bureaux et les voitures de chantiers. Le lendemain, dans un mouvement spontané, des milliers d’ouvriers de l’aéroport international de Dubaï se mettaient en grève en solidarité avec les travailleurs de la tour. Les quatre à cinq mille ouvriers réunis réclamaient alors une augmentation de leurs salaires, un accroissement du nombre de bus pour se rendre sur leurs lieux de travail, ainsi que des logements décents. Après une répression féroce de la part de l’État, le ministère du Travail a demandé l’expulsion de Dubaï de quatre mille ouvriers asiatiques, le ministre se justifiant en ces termes : « Les ouvriers ne veulent pas travailler et nous n'allons pas les y obliger ».

    Le 26 janvier 2011, au tout début du « printemps arabe », soixante-dix ouvriers du bâtiment se sont mis en grève spontanée puis ont été arrêtés par la police après une manifestation dans leur camp. Alors qu’ils étaient trois mille ouvriers depuis plusieurs jours à demander des hausses de salaire, leurs employeurs leur proposaient de reprendre le travail ou de rentrer chez euxUn responsable de la police de Dubaï, rapportera : « Nous avons proposé aux ouvriers soit de reprendre le travail, soit de demander à la compagnie de rompre leurs contrats et de renter chez eux. La plupart des travailleurs étudie les deux options… ».

    Plus généralement, lorsque le printemps arabe a touché la péninsule arabique, Dubaï et les Émirats arabes unis ont clairement soutenu les régimes en place, au sein notamment du Conseil de coopération du Golfe. Et des manifestations ont touché les Émirats. En mars 2011, 130 militants et intellectuels ont signé une charte pour demander l’élection de la totalité du Conseil des Émirats Arabes Unis au suffrage universel. Certains d’entre eux ont été alors poursuivis pour « non-respect de la loi », « incitation à des actions de nature à porter atteinte à la sécurité de l"État » et « insultes envers des membres de la famille royale ». Trois d’entre eux ont écopé de trois ans de prison.

    Dubaï est un archétype du capitalisme. Une minorité d’exploiteurs amasse de la richesse grâce à l’exploitation d’une majorité d’ouvriers vivant misérablement. Les Émirats Arabes Unis sont coupables par le soutien du gouvernement à cette exploitation. Mais les pays impérialistes comme la France ou les États-Unis le sont également par leurs investissements dans ce pays, dans cette ville, où ils calculent aisément leur plus-value par rapport à celle qu’ils ont en Occident, où les travailleurs sont encore relativement plus protégés par des décennies de luttes de classe. À Dubaï, la lutte de classe en est à ses balbutiements. Il n’y a pas d’organisations ouvrières, pas d’associations, pas de droit de grève ni même de droit de rassemblement. Mais il y a bien une classe ouvrière qui a tenté de se mettre en mouvement, à plusieurs reprises, ces dernières années. Elle a échoué, à cause d’une féroce répression et d’une auto-organisation trop faible. Maintenant, la résignation peut prendre le dessus, jusqu’à un nouveau mouvement, une nouvelle étincelle, qui sera inévitable… La crise a frappé Dubaï de plein fouet depuis 2008 : déjà des centaines de projets ont été abandonnés et l’Émirat est surendetté. Mais si le monstre chancelle, il ne tombera pas tout seul : les travailleurs et travailleuses de tous les pays, de toutes les religions, de toutes les cultures devront le mettre à terre…

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