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    Mettre le mouvement de lutte contre la réforme des retraites de Macron dans une perspective historique (3/3) - Imposer une politique alternative à celle des directions syndicales majoritaires

    Par Collectif (29 mars 2023)
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    Depuis le 19 janvier 2023, la France vit à l’heure d’une mobilisation sociale majeure contre le nouveau projet de « réforme » des retraites voulu par Emmanuel Macron. Le rejet du projet est massif, une intersyndicale unie a dirigé les mobilisations depuis le mois plus de deux mois, mais le texte est toujours là, extrêmement menaçant. De quoi interroger la stratégie de lutte en place au vu, notamment des précédents des mobilisations sociales ayant existé depuis une vingtaine d’années. Précisons que ces articles ont été rédigés juste avant le recours gouvernemental à l’article 49.3 de la Constitution pour imposer son projet.

    Par Pepe Garralda, Gaston Lefranc, Michaël Lenoir, Luc Raisse, Mario Toukour

    Texte soutenu par la Tendance Claire du NPA et la Ligue Internationale des Travailleurs

    A la fin du précédent article, nous étions parvenus à formuler quatre questions. Pourquoi la stratégie des directions syndicales mène-t-elle des échecs répétés ? Pourquoi les directions syndicales majoritaires, quelle que soit l’ampleur de leur unité d’action, reproduisent-elles systématiquement une stratégie qui conduit à l’échec ? Est-il possible d’espérer des directions syndicales une stratégie plus offensive et laquelle ? Quelle attitude les révolutionnaires doivent ils/elles adopter dans des luttes de masse et face aux directions syndicales? A ces questions, nous allons maintenant tenter d’apporter quelques éléments de réponse.

    Pourquoi les luttes fondées sur des journées d’action « saute-mouton » mènent-elles à l’échec ?

    Si l’on observe de près les divers mouvements de lutte sociale des vingt années écoulées et dirigées par les organisations syndicales, on note quelques différences. D’abord, les journées d’actions sont plus ou moins espacées selon les moments. Ensuite, la journée la plus forte (en termes de nombre de grèves et de manifestant.es) n’est pas toujours la même. C’est parfois la première, comme ce fut le cas le 5 décembre 2019, avec des journées d’action interprofessionnelles postérieures moins suivies. Parfois, le point culminant est atteint plus tard, mais la décroissance de la mobilisation intervient toujours à un moment ou à un autre. En 2010, l’apogée des journées d’action est atteint le 12 octobre, quatrième journée d’action interprofessionnelle depuis le 7 septembre, donc plus d’un mois après de début du combat. Le mouvement actuel contre la « réforme » des retraites de Macron appartient plutôt à la cette dernière catégorie, le 19 janvier n’ayant pas été la journée la plus forte.

    Mais une stratégie qui se base uniquement sur l’accumulation de journées d’actions, plus ou moins espacées ou rapprochées, conduit fatalement à la défaite… si elle n’est pas débordée. Pourquoi ?

    Dans le camp de l’ennemi de classe, gouvernemental et patronal, à l’origine de l’attaque contre les travailleurs/ses, on s’attend bien sûr à une résistance. Avant de lancer l’attaque, les risques ont été soupesés et la stratégie des attaquant.es (incluant les aspects institutionnels, d’alliances politiques ponctuelles, de répartition des rôles, de communication – souvent de mensonge et d’intoxication – mais aussi de répression policière et judiciaire, etc.) a été définie, et elle est mise en œuvre au fur et à mesure avec les adaptations nécessaires. Cette stratégie inclut bien sûr des hypothèses quant à la réponse qui sera donnée par le camp des défenseurs/ses, en particulier les syndicats de travailleurs/ses. Pour cela, la bourgeoisie bénéficie de l’expérience, et d’une kyrielle d’experts. Pour une large part, elle sait d’avance comment se comporteront les organisations syndicales. On comprend que, même si ses projets sont très impopulaires et perdent la bataille des idées, comme c’est le cas des attaques contre les retraites, l’essentiel est le rapport de forces. Un gouvernement bourgeois peut parfaitement faire le dos rond en attendant que la résistance des travailleurs/ses s’épuise, par usure et par découragement. En tant que classe, la bourgeoisie est rôdée à l’exercice du pouvoir, et les exécutifs politiques dont elle s’est dotée en France, en particulier depuis les années 2 000 – répétons-le – ont su, eux, élever le niveau de l’affrontement et passer en force face aux grèves et manifestations à répétition. En clair, l’ennemi de classe s’attend à cette stratégie de résistance, la méprise et s’attend à ce qu’elle échoue. Il suffit de comparer la panique qui s’est à un certain moment emparée de la classe capitaliste lors de l’émergence des Gilets jaunes, avec l’entêtement méprisant d’un Macron face à la succession des République-Nation, même massifs, pour le comprendre.

    Un nombre croissant d’opposant.es aux attaques de la classe dominante et de ses gouvernements saisit cela, mais la mise en œuvre d’une correction nécessaire, c’est-à-dire d’un changement de stratégie du camp des travailleurs/ses, ne se fait pas, ou pas au niveau requis. Le nombre des opposant.es aux attaques antisociales, leur colère profonde, le soutien dont ils jouissent au sein de la population – « l’opinion publique » – n’est malheureusement pas le critère déterminant dans le rapport de forces, et les exemples historiques récents recensés plus haut en témoignent.

    A un moment donné, un changement qualitatif s’impose. Le camp des travailleurs/ses – la majorité de la population – doit être capable d’élever le rapport de forces au niveau nécessaire : celui qui est requis pour bloquer le système et paralyser la machine à produire les profits, tout en permettant aux travailleurs/ses de commencer à mettre en cause l'appareil étatique par lequel le capital leur impose ses décisions. De ce point de vue, il faut remettre en question le principe de l’unité d’action ou du « front unique » – une notion galvaudée –  car l’unité d’action et le front unique doivent servir à combattre, et non pas à étouffer le mouvement. On peut admettre qu’une ou deux journées d’action avec grèves et manifestations de masse soient utiles à renforcer la mobilisation et à produire l’avertissement nécessaire au pouvoir politique, mais la vraie grève, durable, avec blocage et paralysée de l’économie s’impose face à un gouvernement du capital déterminé à imposer ses attaques antisociales. A un moment donné, le basculement de la lutte dans ce registre est indispensable. Il serait d’autant plus efficace qu’il aurait été soigneusement préparé en amont, comme élément d’un plan stratégique construit pour empêcher victorieusement l’attaque du pouvoir politique du capital.

    Or la stratégie des journées d’action « saute-mouton », devenue parfaitement prévisible du point de vue de ce dernier, le conduit à hausser les épaules en ricanant, mais non seulement ne prépare pas les travailleurs/ses à ce basculement dans la grève de masse pour gagner, mais elle affaiblit notre camp social en répandant les illusions sur la possibilité de gagner en jouant « à l’économie ». Si l’intersyndicale tenait (en gros) aux travailleurs/ses le discours suivant : « pour gagner face à cette ‘réforme’, il nous faut certes rassembler notre classe dans l’action, mais nous devons savoir que le gouvernement est déterminé, et donc nous préparer à une lutte prolongée, à faire grève jusqu’à satisfaction, c’est-à-dire au retrait du projet gouvernemental. Nous devons nous préparer à une grève générale, à bloquer l’économie du pays » ; si, de plus, les centrales syndicales commençaient à abonder les caisses de grève en amont de la mobilisation et le faisaient savoir, les choses se dérouleraient forcément très différemment. Mais d’une certaine façon, c’est le contraire de cela qui est fait. Lorsque l’intersyndicale hausse un peu le ton, au point d’appeler à « mettre le pays à l’arrêt » le 7 mars, mais en précisant immédiatement qu’il ne s’agit que d’une journée, et pas du tout d’une grève générale, elle rassure l’ennemi de classe et désarme notre camp. Pour que nous gagnions, il faut que le premier ait peur et que le second ait confiance et soit préparé à une lutte durable, même si elle impose des sacrifices. Lorsque, face à l’immobilité du pouvoir politique qui maintient son attaque avec détermination, l’intersyndicale demande à être reçue par le président dans une lettre pleurnicharde ; que ce dernier l’envoie promener avec morgue ; et que face à ce mépris, l’intersyndicale n’ait rien d’autre à proposer que de nouvelles jérémiades et s’en tienne à de nouvelles « journées d’action », on devine aisément dans quel sens le rapport de forces est en train de basculer. Cette impuissance peut-elle donner confiance ? Après des semaines d’atermoiements et de pleurnicheries sur « le déni de démocratie républicaine » et « le manque de reconnaissance des corps intermédiaires », comment faire confiance à ceux-ci pour mener la lutte à la victoire ? Comment ne pas en conclure, au contraire, que la stratégie adoptée par l’intersyndicale n’est pas à la hauteur et mène à la défaite ?

    Dans tous les exemples historiques étudiés dans l’article 1 (sauf 2006), l’usure du mouvement social et le découragement qui s’amoncelait dans notre camp en constatant que le pouvoir ne reculait pas, ont fini par avoir raison de la mobilisation, faute d’avoir préparé et placé l’affrontement de classe au niveau nécessaire : celui de la grève générale jusqu’au retrait des projets néfastes et majoritairement haïs. 2003, 2009, 2010, 2016 et 2019-2020 ont démontré que l’état-major de notre camp social, celui des directions syndicales, ne mettait pas en œuvre une stratégie capable de faire face aux attaques.

    Si tous les sondages d’opinion depuis janvier 2023 révèlent une opposition massive à la « réforme » macroniste, d’autres sondages plus récents interpellent : ceux qui concernent l’appréciation de la population quant à l’issue du combat en cours. Après le 7 mars, et avant les manifestations du samedi 11, près de 80% des Français.es pensaient que ce combat était perdu ! 

    « [Malgré une forte opposition à la réforme des retraites] une large majorité de Français pensent qu'elle sera votée au Parlement et appliquée (...) C'est ce que révèle le dernier sondage Elabe pour BFMTV publié ce samedi. Selon cette enquête, 78% des Français pensent que la réforme des retraites va "passer". Cette tendance est en forte hausse sur une semaine (+14%) et s'établit à son plus haut niveau depuis un mois ». (BFM)

    Le sentiment d’impuissance, de fatalité, tend donc à se renforcer face à l’évolution de la situation. Telle est la situation actuelle [article écrit le 15 mars], et c’est sans doute grosso modo celle qui a fini par prévaloir lors des batailles perdues des vingt dernières années. Ce constat rend d’autant plus indispensable une compréhension des mécanismes qui conduisent à la démoralisation et à la défaite, pour changer la donne et gagner.

    Pourquoi toujours la même stratégie, qui conduit à l’échec ?

    On peut – et il faut – se poser cette question : pourquoi toujours recommencer la même chose, si cela conduit à perdre ? On pense à la phrase d’Einstein : « La folie, c'est de faire toujours la même chose et de s'attendre à un résultat différent ! ». Face à l’échec répété, on se demande si les directions syndicales ne sont pas folles de vouloir appliquer toujours la stratégie des journées « saute-mouton ». Pourquoi n’est-elle pas abandonnée, rationnellement, parce qu’elle ne fonctionne pas ? On devine que, bien sûr, ce n’est pas une affaire de maladie mentale, mais d’autre chose. Et qu’il faudrait plutôt chercher du côté d’un déterminisme social. De l’étoffe sociale dont sont faites les directions syndicales, plus exactement. Pour mieux comprendre, il vaut mieux nous demander non pas  pourquoi les directions syndicales répètent la stratégie banqueroutière des journées d’action à répétition ; mais  pourquoi ces directions n’élèvent jamais le rapport de forces en préparant et en construisant la grève générale, et en y appelant.

    La réponse superficielle consistant à mettre en avant la présence, dans le cadre intersyndical unitaire, de centrales syndicales dites – à tort – « réformistes », comme la CFDT, ne tient pas la route. On l’a vu, puisque cette stratégie a prévalu depuis vingt ans, avec ou sans la CFDT. Les autres centrales l’ont appliquée notamment en 2016 et en 2019-2020, refusant de bâtir la grève générale.

    La réponse, paresseuse et de mauvaise foi, apportée notamment par des dirigeants syndicaux pour qui : « la grève générale, ça ne se décrète pas », ou bien « pour mettre le pays en grève, il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton », ou ce genre de lieux communs, ne vaut pas mieux. La grève générale, ce serait impossible, donc ? Rappelons-nous qu’en 2009, au moment même où l’intersyndicale de la France métropolitaine allait égrener des journées d’action, une vraie grève générale contre la vie chère démarrait en Guadeloupe le 20 janvier, où elle allait durer 44 jours ; et en Martinique, le 5 février, pour 38 jours. En Guadeloupe, le LKP (Liannaj Kont Pwofitasyon, collectif contre l’exploitation outrancière en français), un collectif regroupant une cinquantaine de syndicats, partis politiques et associations construisait la mobilisation et assumait clairement l’appel à cette grève générale, et à sa direction au quotidien, en lien avec toute la population mobilisée. La grève générale en Martinique se mettait en place dans des conditions analogues. Et dans les deux iles, des acquis étaient obtenus grâce à cette rude bataille sociale. Ce qui était possible aux Antilles – où la répression coloniale s’est avérée une fois de plus extrêmement brutale – ne l’était donc pas dans l’hexagone ? Une telle interprétation cache très mal l’absence de volonté des directions syndicales, au moins les principales, de prendre exemple sur la lutte antillaise, voire même leur refus déterminé d’appeler à la grève générale. Dire que ce que l’on ne veut pas faire est impossible est une façon commode de s’en dispenser !

    Aucune personne sérieuse ne prétend qu’il suffirait d’appuyer sur un bouton pour déclencher une grève générale. C’est sans nul doute une tâche ardue, exigeante, qui ne peut certes pas être menée à bien à tout moment. Mais lorsqu’un gouvernement lance une attaque mettant gravement en cause des aspects majeurs de la vie des travailleurs/ses, que le refus de ces dernier.es s’exprime clairement, et même que la colère populaire grandit, s’y atteler devrait être un devoir pour des organisations qui prétendent défendre les intérêts de celles et ceux qui vivent de leur travail. Or, depuis 20 ans, le refus de recourir à la grève générale et au blocage de l’économie a été systématique de la part des directions syndicales (hormis Solidaires, qui, seule, ne pèse pas suffisamment pour mener à bien une telle tâche).

    Ce qu’il conviendrait d’expliquer, c’est donc finalement ce refus d’organiser la bataille au niveau d’une grève générale de la part de presque toutes les directions syndicales. Un tel article n’y suffira pas, mais quelques éléments suffiront peut-être à dépeindre la réalité fondamentale des directions syndicales.

    Il faut commencer par comprendre que les organisations de travailleurs/ses, syndicales ou politiques, génèrent, surtout lorsqu’elles grossissent, une tendance à la bureaucratisation. Ce terme signifie qu’une couche de militant.es professionnelles tend à se spécialiser et à s’éloigner du monde du travail dont ils et elles sont issu.es. Des permanent.es syndicaux/ales, dont certain.es n’ont plus œuvré dans la production et l’environnement quotidien produit par le capital depuis des décennies, tendent, par la force des choses, à être plus conservateurs/trices, et plus susceptibles de faire des compromis que des militant.es de base qui restent des travailleurs/ses. Un éloignement des sommets des organisations syndicales avec leur base se produit et s’accentue plus ou moins selon les cas, atteignant parfois des sommets de cynisme et de compromission avec l’ennemi de classe. La couche professionnalisée de l’appareil ne regrette généralement pas son évolution sociale : plutôt que de subir la tyrannie des patrons et des petits chefs, et parfois le bruit, les odeurs, les vapeurs plus ou moins toxiques, les risques d’accidents du travail, il est préférable de se consacrer à combattre pour ses idées, même si la paye ne dépasse pas celle que l’on touchait à l’usine ou au bureau. Et souvent, les cadres syndicaux/ales gagnent plus qu’autrefois. La perspective de retourner à la production est impensable pour beaucoup d’entre elles et eux. Voilà pour la cause sociologique fondamentale qui sous-tend la modération, voire pire, des directions syndicales.

    Ajoutons que les plus gros appareils syndicaux en France sont assez anciens : la CGT a été fondée en 1895. Dans ses jeunes années, elle était infiniment plus combative qu’aujourd’hui. Depuis plus d’un siècle, les appareils syndicaux ont généré une vaste bureaucratie, plus ou moins inamovible, de plus en plus conservatrice, voire même parfois corruptible – les patrons savent s’en servir ! – et tels sont les outils que les travailleurs/ses ont à leur disposition pour organiser leurs combats au quotidien… Pour lutter contre ces tendances à la bureaucratisation et au conservatisme qui va de pair, certaines mesures sont utiles : la limitation du nombre de mandats syndicaux ; le fractionnement du permanentat (en temps partiels), pour obliger les permanent.es à rester en contact avec le monde du travail réel ; la rotation des élu.es syndicaux ; la limitation du salaire des permanent.es au revenu moyen de la classe ouvrière, afin de garder les syndicalistes assez près du mode de vie réel des travailleurs/ses ; la mise en place de directions collégiales, etc. Mais d’une part, ces mesures ne constituent pas une panacée contre la bureaucratisation, toujours possible, et il faut toujours rester vigilant.es face aux dérives. D’autre part, l’essentiel du mouvement syndical en France (et dans les pays industrialisés) ne fonctionne pas selon ces règles, et la dégénérescence bureaucratique s’est étendue et a prévalu au sein de la plus grande partie du syndicalisme depuis longtemps.

    Surtout, il est nécessaire, pour la France, de mentionner la drogue dure, pour les organisations syndicales, que constitue le « dialogue social ». En participant à celui-ci, elles touchent de l’argent de l’Etat, des sommes non négligeables, pour toutes les réunions et les tâches qu’impliquent cette sorte de gouvernance sociale, dans laquelle on trouve gouvernement, syndicats et patronat, et qui vise à faire fonctionner le système de façon plus souple, en tentant d’éviter les heurts nuisibles aux profits et à l’accumulation du capital. C’est une drogue dure, parce que l’exigence faite aux organisations syndicales (en contrepartie des financements), c’est de discuter de façon « responsable » de toutes sortes de projets gouvernementaux et patronaux, souvent extrêmement nuisibles pour les travailleurs/ses, et donc de s’orienter vers une pratique de collaboration de classes, avec le risque généralement concrétisé de s’y engluer. Refuser ce dialogue social signifierait prendre son indépendance d’un processus de conduisant à la collaboration de classes ; mais cela voudrait dire aussi se priver de ressources financières importantes, ce que de nombreuses organisations syndicales ne sont pas, ou plus, prêtes à faire.

    On saisit que les directions syndicales se trouvent au sommet de la pyramide des pouvoirs dans des structures censées défendre les intérêts matériels et moraux de millions de travailleurs/ses, mais qu’en réalité, elles sont bien davantage des « corps intermédiaires » déjà largement investies par les moyens financiers et l’idéologie de l’ennemi de classe. On en déduit que leur refus d’appeler les travailleurs/ses à la grève générale et à bâtir celle-ci, alors même que ce serait une condition sine qua non de gagner les grandes batailles contre la régression sociale, est dû pour l’essentiel à la nature sociale de ces directions syndicales. Avec celles-ci, nous avons à la tête de nos luttes des états-majors non fiables, fondamentalement passés à l’ennemi, avec certes des degrés variables de trahison selon les centrales.

    De là vient la volonté farouche des directions syndicales, encore constatée lors de l’actuel mouvement sur les retraites, de contrôler le mouvement en mettant en œuvre une stratégie avant tout soucieuse d’éviter tout débordement, toute remise en question de l’ordre bourgeois des choses. Lorsque la dernière grève générale a eu lieu en France, en 1968, les bureaucrates de la CGT et autres ont eu un mal de chien à faire arrêter cette grève. Rappelons qu’à l’origine, la journée du 13 mai 1968 était aussi conçue comme un jour de grève interprofessionnelle « carrée », de 24 heures. Dès le lendemain, les premières usines n’ont pas repris le travail, et le mouvement de grève générale est parti comme une trainée de poudre. Après les Accords de Grenelle, les travailleurs/ses ne voulaient pas reprendre le travail, et il a fallu, notamment, tout le savoir-faire collaborationniste des apparatchiks syndicaux pour faire rentrer dans son lit le fleuve en crue de la colère ouvrière et de la grève de masse [1]. On devine qu’à l’intérieur de l’appareil cégétiste en particulier, cette lutte de masse contrariée par la politique de la CGT (et du PCF qui la contrôlait), et le rôle traitre de ces appareils, a dû laisser un vrai traumatisme et la volonté de ne plus se retrouver dans de telles circonstances.

    La stratégie maintes fois répétée des « journées d’action » à répétition est donc l’expression de la contradiction insurmontable dans laquelle se débattent les directions syndicales : d’un côté elles ne vivent que parce que les travailleurs/ses leur font plus ou moins confiance pour défendre leurs intérêts ; de l’autre elles sont intégrées au système, étant devenues des rouages servant à éviter des heurts. Des crises sociales apparaissent lorsque les appareils intermédiaires n’existent pas ou lorsqu’ils cessent de fonctionner et/ou d’être suffisamment crédibles. Ce qui s’est produit avec les Gilets jaunes.

    Insistons sur un point : à force de décennies de défaites dues à ces stratégies « salto-ovinesques » à répétition, la confiance de notre classe en ses propres forces, sa capacité à lutter, et finalement sa puissance dans l’action sont affaiblies, et le doute et la résignation, toujours mauvais conseillers, peuvent réellement conduire à une défaite grave. Nous n’en sommes pas là, mais la conjonction d’au moins trois éléments doit nous alarmer : le récent sondage Elabe révélant le pessimisme massif sur les chances de victoire du mouvement social ; la banalisation aujourd’hui achevée du RN et sa perception par de larges couches du prolétariat comme « moins pire que Macron » vu notamment son opposition à la « réforme » de ce dernier ; enfin la déliquescence et la confusion idéologique des gauches institutionnelles et même d’une fraction majoritaire de l’extrême gauche, en outre parfois mâtinée de sectarisme, prive la classe ouvrière d’une direction claire, résolue, énergique, autrement dit d’une direction révolutionnaire. Un tel parti révolutionnaire en France fait défaut, et reste à construire en se basant sur la fraicheur des jeunes générations de lutte et en récupérant des morceaux encore valides des tentatives politiques passées. Nous allons revenir sur ce point, mais restons encore un peu sur la question des directions syndicales et posons-nous encore une question à leur sujet.

    Est-il possible d’espérer des directions syndicales une stratégie plus offensive et laquelle ?

    Cette question compliquée, qui génère beaucoup de malentendus, peut prendre deux sens différents. Le premier est celui du pronostic que l’on peut faire, à un moment donné, quant à la capacité des directions syndicales à mener une offensive à même de défaire une attaque gouvernementale. En restant à ce niveau de l’appréciation subjective, et au vu des choix systématiquement faits par les directions syndicales dans les vingt ans écoulés, et quelle que soit l’ampleur des intersyndicales, on conclut à leur incapacité à proposer autre chose, ce dont on déduirait trop vite qu’il existe une fatalité à la défaite dans les luttes : à quoi bon se battre si c’est pour toujours perdre ? Cette conclusion funeste risque fort d’être tirée par une fraction croissante de notre classe. Ce serait non seulement une conclusion politiquement catastrophique, mais une erreur logique.

    Une erreur logique, parce que si la politique des journées « saute-mouton » est bien celle à laquelle s’accrochent les directions syndicales majoritaires, cela ne veut absolument pas dire que cette stratégie banqueroutière doive s’appliquer dans l’absolu ! Pour deux raisons complémentaires.

    D’abord, parce que nous n’avons pas à notre disposition d’expérience montrant ce qui se passerait si une exigence massive d’appel à la grève générale s’exprimait depuis la base et s’adressait aux directions syndicales. Ces dernières pourraient-elles s’entêter dans la stratégie perdante des journées d’action si tel était le cas, si des assemblées générales de grévistes, des comités de grève, d’action ou de mobilisation exprimaient cette volonté, si de multiples motions de syndiqué.es faisaient remonter cette aspiration jusqu’au sommet des centrales ? On ne peut guère faire autre chose que des suppositions, mais dans ce cadre, on peut penser que les bureaucrates au sommet des appareils syndicaux seraient embarrassés et gauchiraient peut-être un peu leur posture, mais tout en manœuvrant pour ne pas engager la vraie bataille de classe nécessaire.

    Mais le problème est que pour mener un tel combat vis-à-vis des appareils, il faudrait des forces politiques et syndicales déterminées à le faire. Les gauches institutionnelles, réformistes et bourgeoises n’ont pas cette vocation, c’est clair. Il est dans leur fonction et même dans leur ADN de s’en remettre aux directions syndicales, censées posséder la légitimité suffisante pour mener le combat comme bon leur semble. Pourtant, la réalité crève les yeux : l’intersyndicale est tenue en échec par le pouvoir. Avec six, maintenant sept et bientôt huit journées d’action inégales mais globalement massives, face à l’obstination du gouvernement, la stratégie de l’intersyndicale n’a consisté à ce niveau qu’à faire pression – une sorte de super lobbying – sur les deux chambres, entretenant l’illusion que les suppôts de l’ordre bourgeois que sont en particulier les parlementaires macronistes ou LR pourraient « revenir à la raison ». Pire : les principaux efforts des sommets syndicaux n’auront pas eu pour but de paralyser le capitalisme et son Etat au moyen de la grève générale mais bien au contraire d’empêcher toute possibilité de grève générale. Comment ? En dénigrant les tentatives d’auto-organisation ; en cadenassant les décisions des appareils – par exemple en informant au tout dernier moment d’une assemblée locale, rendant ainsi impossible l’auto-organisation, qui exige du temps (établir des mandats, les faire respecter…) ; en laissant les branches professionnelles décider isolément, chacune dans son coin, sans coordination interprofessionnelle ; en bavant sur les tentatives d’organiser une mobilisation coordonnée interprofessionnelle... Et dans cette bataille, les forces de la NUPES ont largement entretenu l’illusion que l’issue se jouait à l’Assemblée nationale et au Sénat. Nous payons aujourd’hui non seulement la volonté des directions syndicales de ne pas « faire de politique », mais aussi les errements et la volonté hégémoniste de la gauche institutionnelle sur notre mouvement, qui mène à un suivisme piteux vis à vis de ces directions syndicales. Dans l’actuelle bataille, l’intersyndicale nationale protège Macron en refusant de dénoncer la répression et les réquisitions, en refusant de soutenir les blocages. En revanche, la France insoumise dénonce la répression et met en avant la nécessité de généraliser les blocages pour gagner (les principaux dirigeants de la FI sont d’ailleurs fortement présents sur les différents piquets de grève). Elle appuie prudemment les secteurs les plus combatifs de la CGT, comme Olivier Mateu, dirigeant de la CGT dans les Bouches du Rhône et opposant à Martinez. Néanmoins, elle appuie la politique de l’intersyndicale sans émettre la moindre critique ou faire de quelconques propositions pour en infléchir la politique. 

    Ce serait plutôt le rôle de l’extrême gauche d’exiger des directions syndicales qu’elles appellent clairement à la grève générale et à bloquer le pays et prennent les mesures nécessaires pour y préparer la classe ouvrière. Mais ce combat-là est abandonné par la plus grande partie des courants politiques dits « à la gauche de la gauche ». Pour diverses raisons, toutes très mauvaises, cette mouvance a renoncé au combat pour interpeller les directions syndicales, et quelquefois même à la nécessaire critique de leur direction des luttes. Quelques exemples. Le suivisme de LO vis-à-vis des appareils bureaucratiques est presque complet, cette organisation se contentant de dire qu’il faut faire grève, que la lutte doit continuer, que la résignation coûte plus cher que la grève, et que face à la volonté de Macron d’en finir avec la mobilisation, « il dépend de chacun d’entre nous qu’il en soit autrement ». Le degré zéro de la politique ! Du côté du NPA « canal historique », on lit en première page du N°652 de l’Anticapitaliste (9 mars 2023) : « Pour bloquer Macron et sa réforme, reconduire, amplifier, étendre la grève ». Ce n’est pas faux, mais cela esquive la question de savoir qui dirige le mouvement et comment cela devrait changer. Au NPA de gauche (composé des fractions minoritaires exclues par l’ex-direction), l’interpellation des directions syndicales est mal vue, et censée « créer des illusions » parmi les travailleurs/ses, et il faut au contraire les appeler à prendre en mains leurs luttes, plus ou moins contre les appareils syndicaux, selon les diverses sensibilités existant de ce côté. Ne pas batailler – y compris publiquement – contre l’orientation des directions syndicales, et/ou refuser d’exiger de leur part qu’elles mènent une vraie lutte pour gagner conduit en pratique à leur laisser la direction du combat… et à perdre. En effet, si l’on ne mène aucun combat dans les syndicats et si l’on ne critique pas publiquement les directions syndicales, il ne sera justement pas possible d’aider les centaines de milliers de syndiqué-e-s et les millions de travailleur/se-s à rompre avec leurs illusions à leur égard !

    Il est nécessaire de critiquer la politique des directions syndicales, mais une très large proportion des travailleurs/ses s’en remet à celles-ci, avec encore plus ou moins d’illusions. Face à cela, les courants de l’extrême gauche (extra-parlementaire) toutes sensibilités confondues, sont faibles et divisés et ne représentent en aucune mesure une alternative crédible aux apparatchiks de la CGT ou de la CFDT. Il est donc illusoire de leur part d’espérer faire mettre en grève reconductible une majorité de secteurs des travailleurs/ses, même si l’on ne considère que les secteurs stratégiques dans une grève, de par leur capacité à bloquer l’économie. Il serait bien plus juste d’accompagner les travailleurs/ses dans leurs critiques et exigences éventuelles vis-à-vis des directions syndicales, et faire avancer l’expérience ensemble, afin que chacun.e puisse juger sur pièce. Ce serait de toute évidence bien plus pédagogique et de nature à changer les rapports de forces syndicaux à court ou au moyen à moyen terme.

    Mais la deuxième raison pour laquelle il est faux de conclure que nous sommes condamné.es à subir la stratégie calamiteuse des directions syndicales, c’est qu’il n’est pas impossible de les déborder et de leur substituer une véritable direction « lutte de classe ». C’est malheureusement une idée à laquelle beaucoup trop de militant.es ont renoncé, ou ne croient plus. Cela ne peut sans doute pas se faire d’un coup, mais il faut engager une bataille de long terme, articulant des éléments de programme et de stratégie et les opposant point par point à ceux des directions syndicales. Il faut ainsi faire progressivement la démonstration à grande échelle que les directions syndicales majoritaires sont coupables des échecs répétés, et doivent céder la place. Comment y parvenir ?

    Quelle attitude les révolutionnaires doivent ils/elles adopter dans des luttes de masse et face aux directions syndicales ?

    A notre avis, une attitude juste sur la question des directions syndicales consiste en l’articulation de trois éléments complémentaires, le dosage de chacun de ces éléments devant dépendre des circonstances précises à chaque étape de la lutte. Le tout, dans une lutte de masse, ne peut se passer que dans la recherche d’un contexte le plus largement unitaire possible – de front unique – mais à condition que cette unité ne bloque pas la lutte, ni ne la canalise vers des voies de garage, notamment parlementaires, mais au contraire en renforce l’efficacité et la détermination.

    Le premier élément est celui que nous venons de décrire : la nécessité d’interpeller des directions syndicales sur la nécessité de mener une politique offensive. Bien sûr, le ton et la formulation de ces interpellations dépend de nombreux facteurs, dont notamment l’état d’esprit des masses dans la lutte et l’attitude concrète des directions syndicales dans le processus de mobilisation. Il s’agit toutefois d’exprimer des exigences qui doivent remonter de la base au sommet, pour exercer la pression la plus forte possible sur les directions des centrales, en les poussant à aller plus à gauche qu’elles ne le souhaiteraient. Cela doit prendre, notamment, la voie de motions syndicales, ce qui implique que ce travail de masse soit effectivement réalisé par celles et ceux qui disent vouloir réaliser la révolution.

    Le second élément est, dans le cadre du front unique, de ne pas hésiter à critiquer, publiquement, les directions syndicales dont la stratégie mène à la défaite, et les réformistes qui comptent sur la lutte des travailleurs/ses avant tout pour gagner des électeurs/trices. Cette critique est indispensable, mais elle doit être franche et loyale, basée sur des principes et des faits. Dans ce domaine aussi, on remarque la débandade de l’extrême gauche, qui préfère souvent se taire, sous le prétexte fallacieux de respecter la diversité dans l’unité. Comme si frapper ensemble – contre l’ennemi capitaliste et ses fondés de pouvoir politiques – empêchait de marcher séparément et de défendre au mieux les intérêts de notre classe au sein de l’unité des organisations pour le combat.

    Le troisième élément, c’est l’auto-organisation. Il est fondamental. Certains courants de l’extrême gauche (par exemple les courants du NPA de gauche ou Révolution permanente) le mettent en avant, mais parfois de façon substitutive et oublient de l’articuler avec l’un au moins des deux éléments précédents. Il faut se battre pour des luttes auto-organisées – même si cela est difficile à certains moments, comme à présent – d’abord au niveau local et en remontant vers les niveaux régional et national, tout en essayant de combiner la mobilisation sectorielle avec une coordination interprofessionnelle, là aussi au niveau local, régional, puis national. C’est un dur labeur, exigeant rigueur et honnêteté – il faut respecter les mandats des participant.es aux AG et coordinations – mais c’est une tâche indispensable pour parvenir à faire prévaloir d’autres exigences et une autre stratégie que celle des directions syndicales. La construction de cette auto-organisation n’exclut d’ailleurs en aucun cas l’interpellation et/ou la critique de ces dernières. Elle lui est plutôt complémentaire. Lors de la lutte de 2019-2020, un exemple, torpillé de façon sectaire et gêné bureaucratiquement, aurait pu consister en une conférence de presse des agent.es RATP pour appeler à un comité de grève central sectoriel, à coordonner avec une structure de même nature à la SNCF. Dans un tel cas, il est essentiel que les travailleurs/ses qui détiennent la légitimité d’être au cœur de la lutte prennent des initiatives pour pouvoir déjouer les manœuvres et la stratégie des bureaucrates syndicaux.

    Quelques éléments en guise de conclusion

    Pour gagner vraiment, de préférence sur cette lutte, ou à défaut prochainement, nous devrons déborder largement les appareils syndicaux et avancer dans l'auto-organisation du mouvement. Dans ce combat, il faudra : 1/ interpeller de manière précise les appareils syndicaux (vu qu'il existe d'importants secteurs de travailleurs/ses qui leur gardent leur confiance) ; 2/ dénoncer clairement leurs comportements et, finalement ; 3/ des initiatives indépendantes dans les syndicats et dans le mouvement, coordonnant les secteurs syndicaux militants… et faisant progresser l'auto-organisation.

    Les appareils syndicaux sont intégrés dans le système : leur politique, qui conduit inévitablement à la défaite, est une conséquence nécessaire de cette intégration : des journées « saute-mouton » se fondant sur l'acceptation et la soumission aux normes et institutions antidémocratiques du régime et ne paralysant pas la machinerie économique. A l’inverse, une grève générale dans le pays paralyserait la machine à générer de la plus-value et heurterait aussi de plein fouet l'appareil politique d'État. En même temps, elle ferait prendre conscience de leur force aux travailleurs/ses, favoriserait leur auto-organisation et les aiderait à réfléchir à la nécessité de prendre le contrôle de l'économie et de la société. C'est ce que ne veulent en aucun cas les bureaucrates, qui ont besoin de tout contrôler pour que cela ne sorte pas des cadres du régime.

    Voilà, à notre avis, ce qu’il faudrait essayer de combiner au cœur de la lutte, en ayant toujours le souci d’agir de façon souple et en ne lésinant pas sur « l’analyse concrète d’une situation concrète ». Certes, les forces susceptibles de porter consciemment une telle orientation sont extrêmement faibles aujourd’hui. Mais il faut garder le souci et l’espoir de les regrouper. Le but : parvenir, méthodiquement et sans raccourci, à construire le parti révolutionnaire dont notre classe a besoin pour ses luttes.

    Notes

    [1] Le film documentaire « Reprise », sous-titré « Un voyage au cœur de la classe ouvrière », le montre sous un angle particulièrement dramatique. Réalisé en 1996 par Hervé Le Roux, autour du film de Mai 68, « Reprise du travail aux usines Wonder », on y voit une ouvrière, Jocelyne, refuser la reprise du travail votée le 10 juin 1968 après une longue grève, et qui s’insurge en ces termes : « Non, je ne rentrerai pas, je ne foutrai plus les pieds dans cette taule, c'est trop dégueulasse ! »

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