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Accord européen : un plan de relance scélérat célébré par le bloc bourgeois

Par Gaston Lefranc (26 juillet 2020)
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 Article initialement publié sur le site du NPA.

Mardi matin 21 juillet, la machine médiatique a célébré un « accord historique » transformant l’Union européenne en un espace de solidarité avec mutualisation des dettes et transferts budgétaires. Merkel et Macron (les « généreux ») auraient fait plier les « frugaux » ou les « radins » (Pays-Bas, Suède, Danemark, Autriche) moyennant quelques aménagements. Sans surprise, la gauche bourgeoise (PS et Verts) a salué un progrès qui n’irait pas assez loin, à cause des méchants pays frugaux, en dépit des efforts de Macron et de Merkel. C’est aussi, malheureusement, le cas de la CGT qui a salué un premier « pas important »

S’il est bien un domaine où les médias mentent et désinforment, c’est bien celui de l’Europe. On l’a vu au moment du traité de Maastricht (1992) ou du Traité constitutionnel européen (2005). On le voit aujourd’hui avec cet accord, unanimement célébré dans les médias. Cet accord marque bel et bien un approfondissement de l’Europe bourgeoise, mais ne constitue en rien un progrès pour les travailleurs/ses. Il renforce le « césarisme bureaucratique » de l’UE, fondé sur la « mise à distance » de la démocratie et de la souveraineté populaire.

Le plan de relance européen : une réponse à l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande de mai 2020

Le 5 mai dernier, la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a rendu un jugement important : elle considère que la Banque centrale européenne (BCE) a outrepassé son mandat en adoptant en 2015 un programme massif d’achat de titres publics (PSPP). Il ne s’agit pas d’un jugement sur le dispositif en cours depuis le 18 mars (PEPP : pandemic emergency purchase programme), encore plus massif que le dispositif précédent. Si la Cour de Karlsruhe ne s’est pas encore prononcée sur ce nouveau programme, il est évident qu’elle le contestera encore plus vigoureusement. En effet, le PEPP ne fixe aucune limite à la part de la dette d’un État qu’elle pourra détenir, et les rachats des obligations publiques ne respecteront plus nécessairement la clé de répartition des États dans le capital de la BCE. Autrement dit, la BCE pourra privilégier un État plutôt qu’un autre.

Le rachat de la dette publique par la BCE, amorcé de façon importante en 2015, et qui explose depuis la crise du coronavirus, n’est pas anecdotique : la « monétisation » de la dette publique revient à annuler de facto cette dette. En effet, quand la banque centrale rachète la dette d’un État, l’État verse les intérêts à la Banque centrale, qui ensuite les reverse à l’État ! En effet, la banque centrale verse son bénéfice au Trésor public. En outre, l’État ne rembourse pas le principal de sa dette (le montant emprunté) : quand l’obligation arrive à échéance, une nouvelle obligation est émise pour financer le remboursement de l’emprunt (l’État « roule » sa dette). C’est pourquoi les appels à annuler la dette publique détenue par la BCE (cf. par exemple ICI) ou à la transformer en dette perpétuelle à taux zéro sont d’une radicalité factice et ridicule. Il faut souligner ici qu’il n’y a pas de « miracle » : la « monétisation » de la dette publique n’est pas sans coût. Elle alimente soit l’inflation sur les biens et services, soit l’inflation sur les actifs (immobiliers ou financiers). Aujourd’hui, elle se traduit par une inflation sur les actifs : elle renforce ainsi les inégalités de patrimoine, et pénalise durement les jeunes actifs qui voient le prix des logements s’envoler par rapport à leurs revenus. Au sein de la classe dominante, il y a un débat pour savoir comment les déficits publics doivent être payés : par des plans d’austérité traditionnels ou par l’inflation. Ce sont deux modalités pour faire payer la crise aux travailleurs-ses, même si la première est plus violente que la seconde (qui fait également payer le coût de la crise aux bourgeois). Vue l’ampleur de la crise, l’intervention de la BCE est nécessaire du point de vue de la bourgeoisie, mais la Cour de Karlsruhe indique qu’elle ne doit pas aller trop loin, et qu’il faut privilégier les plans d’austérité traditionnels à la monétisation des dettes publiques.

Une radicalité conséquente serait d’exiger, non pas la monétisation de la dette publique (comme le réclament les antilibéraux), mais l’annulation de la dette publique qui n’est pas détenue par la Banque centrale (mais par les banques, assurances nationales et étrangères). Bien sûr, cette annulation ne serait pas sans coût non plus : il faudrait en faire payer le coût aux bourgeois en dévalorisant leur patrimoine. Pour bien comprendre le mécanisme, prenons l’exemple d’une banque qui détient à son actif un titre de dette publique. Si la dette publique est annulée, son actif est dévalorisé : en contrepartie, un élément de son passif doit être dévalorisé. Le passif des banques est constitué notamment des dépôts des ménages et des entreprises. On pourrait ainsi décider de dévaloriser les comptes des ménages les plus riches pour compenser l’annulation de la dette publique, qui aurait alors la vertu de redistribuer le patrimoine. Il s’agirait en quelque sorte de mettre les compteurs à zéro (comme il y a longtemps en Mésopotamie : cf. ICI) pour repartir sur de bonnes bases, en libérant les plus riches du poids écrasant de leurs richesses… Etant donné la résistance que cela provoquerait dans l’ensemble de la classe capitaliste, il est entendu que cela ne peut se faire qu’en ayant repris le contrôle des moyens de production. En 1918, le gouvernement bolchevik de Russie avait totalement répudié les dettes contractées par le Tsar envers les banquiers occidentaux.

Pour en revenir au sommet européen, les médias n’ont pas fait le lien entre le jugement de la Cour de Karlsruhe et le plan de relance européen. Le lien est pourtant réel, et il explique le changement de position de Merkel. Ce n’est en effet pas un hasard si le plan Merkel / Macron a été annoncé quelques jours après le jugement de la Cour de Karlsruhe. Et notre interprétation est radicalement différente de la belle histoire que nous raconte les médias bourgeois : Angela Merkel aurait pris conscience qu’il fallait construire une Europe solidaire. En réalité, elle prend en compte le jugement de la Cour de Karlsruhe, et propose un rééquilibrage vers davantage de politique budgétaire européenne pour pouvoir limiter les achats de la BCE. Cela répond aux préoccupations des juges de Karlsruhe, et cela permet de comprendre pourquoi les « faucons » allemands n’ont pas mené de bataille contre le plan de Merkel et Macron. Pour eux, mieux vaut quelques transferts budgétaires (bien encadrés, en renforçant la subordination des pays périphériques de l’UE) qu’une intervention massive de la BCE qui achèterait une trop grande partie de la dette des pays de l’Europe du Sud.

Les subventions « odieuses » de l’Union européenne : des (petits) transferts budgétaires contre l’euthanasie de la démocratie

Le dispositif qui est célébré par l’ensemble du bloc bourgeois (et notamment son aile « gauche ») est celui de la « mutualisation de la dette » et des transferts budgétaires. De quoi s’agit-il ? La Commission européenne s’endettera à hauteur de 750 milliards pour ensuite prêter aux États à hauteur de 360 milliards et distribuer des subventions à hauteur de 390 milliards (sur trois ans). Les subventions ne seront pas proportionnelles à ce que devront payer les États pour rembourser cet emprunt européen : c’est dans ce sens qu’on peut parler de « transferts budgétaires » des État les plus riches vers les États les plus pauvres.

D’une part, il faut relativiser l’ampleur de ces subventions. La France recevra par exemple 40 milliards en trois ans (entre 2021 et 2023), soit environ 13 milliards par an, soit 1 % du montant des dépenses publiques. Pour l’Italie, ce sera plus, mais cela restera une goutte d’eau : 2 % des dépenses publiques. D’autre part et surtout, ces subventions n’auront rien d’automatique. Les États devront présenter leur copie à la Commission européenne et s’engager à mener des contre-réformes conformes à ce qu’elle désire. Ensuite, ils devront avoir le feu vert du Conseil européen qui devra approuver le versement des subventions à la majorité qualifiée (au moins 55 % des États membres représentant au moins 65 % de la population européenne). Bref, pour avoir quelques milliards, les États périphériques de l’UE (les soi-disant grands gagnants) devront se soumettre aux diktats de l’UE. Ce que Macron appelle la « souveraineté européenne » est une procédure bureaucratique qui impose ses critères aux populations. De la même façon qu’on parle de « dette odieuse », on pourrait ici parler de « subvention odieuse », qui échange un peu d’argent contre la soumission aux institutions de l’UE. Enfin, ce mécano « solidaire » pérennise et même accentue les rabais dont bénéficient un certain nombre de pays (les plus riches) pour le financement du budget de l’UE. Ces rabais vont être payés par les autres États. L’accord « historique » ne prévoit en outre à ce stade aucune ressource nouvelle pour financer les intérêts de l’emprunt européen. Pourtant, il faudra payer, car la BCE ne rachètera pas la dette émise par la Commission européenne… En attendant, des postes budgétaires de l’UE sont lourdement amputés pour financer le plan de relance, comme la santé (un comble !) ou la recherche.

Renforcer l’Union européenne… ou rompre avec elle ?

La gauche bourgeoisie soutient le plan de relance européen. Le PS y apporte un « soutien clair ». Les Verts sont plus critiques mais ils ne le dénoncent pas : ils le jugent « insuffisant ». Ils partagent en fait la logique de ce plan : renforcer les institutions de l’Union européenne. Il n’y a pourtant pas de démocratie, même limitée au niveau européen : il y a une machine bureaucratique à imposer des politiques néolibérales aux peuples. C’est toute l’utilité de l’Union européenne pour les bourgeoisies, qui est une forme de « césarisme bureaucratique » permettant de contourner les « rigidités » démocratiques du cadre national. Mais surtout, ce qui se cache derrière cette position « européiste », c’est la volonté d’une grande partie de la bourgeoisie française de se servir de l’union européenne pour former un bloc impérialiste qui ait la capacité de résister à la concurrence de la Chine et des États-Unis dans un contexte où la guerre commerciale ne manquera pas de reprendre de plus belle après la crise.

On a vu que la CGT était sur la même longueur d’onde, saluant un « pas important ». Pablo Iglesias, dirigeant de Podemos, y voit une rupture avec « le dogmatisme néolibéral ». En revanche, le PCF et la France insoumise dénoncent cet accord. Néanmoins, le PCF se contente de vœux pieux pour faire fonctionner autrement la BCE ou la Commission européenne, sans vouloir comprendre la nature intrinsèque de l’Union européenne. La France insoumise est dans la pure dénonciation sans être capable d’assumer la nécessaire rupture avec l’UE pour rompre avec l’austérité. Jean-Luc Mélenchon se perd dans une démagogie nationaliste opposant « les Français qui vont payer plus que les autres » aux « pays radins » ou « pays voyous », au lieu d’insister sur la nécessaire solidarité internationale entre les travailleurs-ses de tous les pays contre leurs gouvernements et l’UE.

Ne représentant pas une énorme avancée en termes d’intégration européenne, ce plan de relance n’enrayera les contradictions nationales ni la dynamique de développement inégal qui sévit notamment dans la zone euro depuis sa création : les pays les moins développés subissent une érosion de leurs capacités industrielles du fait d’une monnaie unique qui pénalise leurs exportations dont la demande est très sensible à la valeur de la monnaie, tandis que les pays les plus « avancés » qui produisent des biens plus élevés en gamme profitent pleinement du faible coût des importations. C’est ce développement inégal qui explique en partie la persistance des tensions concurrentielles entre Etats dans l’UE. Ces tensions ne pourront que s’approfondir avec la stagnation économique qui va suivre la crise du covid.

Il faut en finir avec l’Union européenne. Mettre les institutions de l’UE au service des travailleurs-ses est un leurre. Bien sûr, la seule rupture avec l’UE ne permet pas, à elle seule, une issue anticapitaliste à la crise. Mais les communistes révolutionnaires doivent intégrer la rupture avec l’UE à leur programme de sortie de crise. Un gouvernement des travailleurs-ses devrait avoir tous les leviers de commande, et il ne pourrait pas accepter d’être entravé et saboté par l’UE. La rupture anticapitaliste avec l’UE n’est pas une déviation « nationaliste » : c’est une des conditions pour un gouvernement révolutionnaire qui voudrait se donner tous les moyens de rompre avec l’ordre capitaliste. En plus de la socialisation du système bancaire et des principaux moyens de production, le contrôle de la monnaie et le monopole du commerce extérieur sont par exemple indispensables pour enlever aux capitalistes leurs moyens de nuire, et cela implique de fait une rupture avec l’UE. Malheureusement, la question de l’UE est toujours « tabou » dans l’extrême gauche qui associe toute rupture avec l’UE à une dérive « nationaliste », se réfugiant dans un communisme abstrait qui refuse de poser concrètement la question du pouvoir.

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