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Comprendre le tremblement de terre politique au Brésil : Bolsonaro élu avec 55% des voix
Eléments pour saisir les relations entre le PT et la classe ouvrière brésilienne
La nouvelle qui nous est parvenue en Europe peu avant minuit ce dimanche 28 octobre est bouleversante à plus d’un titre : le candidat néofasciste Bolsonaro, conformément aux prévisions, va succéder à Michel Temer – ou à ce qu’il en reste ! – au Planalto1 le 1er janvier prochain. Bolsonaro l’emporte par 55,13% des suffrages exprimés contre 44,87% pour Haddad (PT). Le nostalgique de la dictature militaire ramasse près de 58 millions de voix, contre 47 millions à son adversaire. Il convient d’y ajouter 2,14% (environ 2,5 millions) de bulletins blancs et 7,43% (environ 8,6 millions) de bulletins nuls. L’électorat appelé aux urnes pour cette élection présidentielle s’élève à quelque 147 millions de personnes. Plus de 21% de cet électorat a choisi de s’abstenir. C’est un nombre élevé (quoique comparable à 2010 et 2014) pour le Brésil, où le vote est obligatoire. Le nombre cumulé d’abstentionnistes et de suffrages blancs ou nuls est donc de l’ordre de 42 millions d’électeurs.
Bref retour sur l’entre-deux tours
Pendant les trois semaines séparant le premier et le second tour, les sondages n’ont jamais cessé d’annoncer une nette victoire de Bolsonaro. Pour ce qui est de la stratégie, ce dernier a poursuivi dans la même veine qu’au premier tour. Politicien médiocre, connaissant mal les dossiers, mauvais débatteur, impulsif, Bolsonaro a décidé de ne pas se confronter à son adversaire et a refusé tout débat public avec Haddad. Les coups de couteaux qu’il avait reçus début septembre lui avaient permis de bien faire accepter ce choix, et cela lui avait beaucoup réussi. Il a continué dans cette voie, misant toujours sur les réseaux sociaux et les fake news comme axes de campagne. Ce choix avait bien fonctionné avant le 7 octobre et il a été maintenu. Bolsonaro a pu compter sur le renfort de Steve Bannon (le bras droit de Trump en disgrâce) et sans doute une aide technique et financière d’entreprises dans des conditions qui restent largement à élucider. C’est un travail professionnel qui a été mis en place avec l’utilisation de Whatsapp et de Facebook, avec de l’argent venant sans doute en partie des USA. Un des derniers exemples de fake news, juste avant le second tour : les robots informatiques de Bolsonaro ont envoyé en masse sur les portables un message disant que Haddad avait violé un.e enfant. La justice brésilienne pourrait-elle aller jusqu’à attaquer le président élu pour avoir contrevenu au droit, notamment électoral? On peut en douter vu les réponses qu’elle a apportées jusqu’à présent.
Bolsonaro père et fils, ça pue très fort dans la famille ! Des coups très durs sont à attendre de ces gens pour ce qui est des droits et libertés démocratiques. Père et fils font la paire et promettent avec légèreté de s’en prendre aux institutions en place. Le fils Eduardo, élu député fédéral le 7 octobre (avec le plus gros score du pays à ce niveau) a expliqué que supprimer le TSE (tribunal supérieur électoral), était chose très facile : deux hommes armés peuvent le faire. Le papa parle lui d’interdire l’opposition politique, les syndicats… La gauche devra aller en prison ou s’exiler. Tout cela est annoncé à moins d’une semaine du second tour. Face à ses troupes rassemblées en meeting à São Paulo, Bolsonaro père n’y est pas allé par quatre chemins : « nous allons balayer ces bandits rouges du Brésil » avec un « nettoyage jamais vu dans l’histoire de ce pays ».
Ce type de déclarations galvanise les fascistes convaincus, au prix de lui faire perdre quelques électeurs On peut penser que la baisse des intentions de vote pour le néofasciste à ce moment-là tient au moins en partie à la violence de ces déclarations. Car tant qu’il diffuse par réseaux sociaux des infos difficilement vérifiables, et mensongères, c’est bon pour lui. Mais que son fils et lui-même disent en public de telles horreurs, reprises par les média, cela est peut-être de nature à ouvrir les yeux à certain.e.s électeur/rice.s sur la vraie nature de ces politiciens. Au-delà, et face à cela, même le PSDB2, qui avait opté pour la neutralité pour le second tour, a été obligé de monter au créneau contre Bolsonaro.
Il faut aussi mentionner les violences physiques provoquées par cette bande d’affreux. Visiblement, certains supporters de Bolsonaro ne voulaient même pas attendre que leur chef soit élu. A la veille du second tour, lors d’une manifestation pacifique en faveur de Haddad dans l’État de Ceará (Nordeste), un jeune homme a été abattu par des coups de feu tirés par des hommes armés qui ont crié « Bolsonaro » en s’enfuyant. Les menaces, intimidations et coups proférés par les nazillons contre celles et ceux qui ne votent ou pensent pas comme eux, ou qui sont noir.e.s, ou femmes, ou LGBTI, ou les trois, ne se comptent plus. Cela avait commencé avant le premier tour ; cela s’est poursuivi, et sans doute amplifié. Ajoutons-y des cas de viols. Bref, le Brésil de cette campagne électorale a pris un visage tout à fait hideux. Il faut enfin rappeler cette opération très inquiétante du jeudi 25 octobre, qui a vu la police investir 27 universités, à la demande des tribunaux électoraux, sous prétexte de rechercher du matériel de propagande électorale illégal. En réalité, il semble fort que certains secteurs (au moins) de l’État bourgeois prenaient les devants sur la victoire du candidat favori : des banderoles de gauche et antifascistes ont été arrachées, des conférences et débats sur la dictature militaire et le fascisme ont été interdits. Menée au nom du respect de la loi électorale, et si l’on tient compte aussi de tous les forfaits et exactions brièvement rappelés plus haut (et qui semblent promis à passer à la trappe), cette opération policière a tout lieu d’inquiéter quant à la suite des événements.
Les résultats du second tour
Bolsonaro n’obtient pas les suffrages de la majorité des citoyen.ne.s, certes, mais son résultat est énorme, et le resserrement des intentions de votes entre Bolsonaro et Haddad (PT), observable dans la semaine précédant le second tour, a été insuffisant pour inverser le résultat. Ce resserrement n’a pas encore fait l’objet d’étude, mais il est fort possible que les récentes déclarations violentes des Bolsonaro citées plus haut ont contribué à effrayer une partie de l’électorat qui s’apprêtait à voter pour le député de Rio. Il reste un fait majeur, incontournable : en tenant compte des abstentionnistes, et des bulletins blancs ou nuls, ce sont quelque 39,5% des électeurs/trices inscrit.e.s qui ont glissé dans l’urne un bulletin portant le nom d’un défenseur acharné de la dictature militaire et admirateur de Pinochet.
Nous avons, dans un précédent article3, commencé à réfléchir à la signification du score de Bolsonaro au premier tour (46% des exprimés). Pour l’essentiel, les ingrédients du succès de l’apprenti caudillo restent les mêmes. Rappelons-les brièvement : dénonciation véhémente de la corruption, et annonce de punitions exemplaires des corrompus par un candidat qui n’apparaît pas comme ayant trempé dans des « affaires » ; défense de l’ordre public (et moral) dans un pays où la délinquance et la violence sont fréquentes dans les lieux publics ; soutien obtenu de part de la quasi-totalité des églises évangéliques ; capacité à surfer sur un vaste sentiment anti-PT, sur la base d’une double équation trompeuse, mais répétée de façon insistante par la majorité des politiciens de droite et par les médias mainstream : PT = gauche = corruption. Dans un pays où la population est en moyenne très peu politisée, tout cela a permis à Bolsonaro de faire mouche. Ce dernier élément – le rejet massif du PT – opère toutefois de façon assez différenciée. Une analyse plus fine des résultats, au niveau des régions, des États, et en termes de sociologie urbaine, permet d’y voir un peu plus clair.
Au plan régional, les résultats du second tour confirment les remarques que nous faisions après le premier. Sur les cinq grandes régions administratives (appelées Norte, Nordeste, Centro-Oeste, Sudeste et Sul), quatre donnent la première place à Bolsonaro. Seule la région Nordeste place en tête Haddad (comme au premier tour), et elle le fait très nettement (par 69,69% des exprimés). Bolsonaro sort vainqueur dans la région Norte, mais de façon assez serrée (51,27% contre 48,73%), et surtout le score des deux candidats varie énormément selon les états de cette région. Dans toutes les autres régions administratives (Centro-Oeste, Sudeste, Sul), l’avance de Bolsonaro est très importante, partout de l’ordre de deux-tiers des suffrages exprimés (précisément 65,37% dans le Sudeste, 66,55% dans le Centro-Oeste et 68,27% dans le Sul). Comme la région Sudeste est la plus peuplée, elle « pèse » plus de 43 millions de suffrages exprimés. C’est surtout là que Bolsonaro fait la différence.
Bolsonaro l’emporte dans 15 États de la Fédération brésilienne et dans le District Fédéral (Brasilia). Les 9 États nordestins donnent tous une nette préférence à Haddad, dont le score varie entre 77,05% (Piauí) et 59,92% (Alagoas), en passant par les 72,69% de l’état le plus peuplé du Nordeste (Bahia). Dans la région Norte, le Pará (comme au premier tour) vote majoritairement Haddad (par 54,81%), qui fait aussi mieux que son adversaire dans le Tocantins (51,02%). Mais dans les cinq autres états de cette région, Bolsonaro l’emporte, parfois de façon écrasante (77,22% dans l’Acre), parfois de justesse (50,20% dans l’Amapá, 50,27% dans l’Amazonas). La région Centro-Oeste, peu peuplée et terre de prédilection de l’agrobusiness, est assez uniformément en faveur de Bolsonaro, entre les 69,99% du DF (Brasilia) et les 65,22% du Mato Grosso do Sul. L’état brésilien le plus peuplé (São Paulo) donne plus de 15,3 millions de voix à Bolsonaro (67,97%) et les autres états du Sudeste varient entre 58,19% (Minas Gerais) et 67,95% (Rio de Janeiro – à noter que dans cet état, on trouve plus de blancs et nuls qu’ailleurs : 11,5%). Dans la région Sul enfin, Bolsonaro recueille des scores partout supérieurs à 60%, entre les 75,92% du Santa Catarina, et les 63,24% du Rio Grande do Sul, État qui était autrefois un bastion du PT.
Les derniers sondages montrent que Bolsonaro est avant tout le candidat des plus aisés, de ceux qui veulent prendre leur revanche sociale contre tout ce qu’a pu incarner Lula et le PT. Globalement4, la polarisation est très nette en fonction du niveau de revenus : Haddad devance Bolsonaro de 15 points parmi la population qui gagne moins de 2 salaires minimums, alors que Bolsonaro devance Haddad de plus de 30 points dans la population gagnant plus de 5 salaires minimum. Ce sondage laisse deviner que les classes populaires et le prolétariat brésilien sont divisés quant à leurs préférences à ce scrutin : les couches les plus démunies et le sous-prolétariat restent les plus fidèles au PT, tandis que du côté des travailleurs/ses moins démuni.e.s, le rejet du PT est plus massif, au point de lui préférer Bolsonaro. Mais contrairement à la situation française, le candidat d’extrême droite est avant tout le candidat des plus riches et des élites. Le même sondage montre aussi que si Bolsonaro est majoritaire parmi l’électorat masculin, Haddad le devance très légèrement parmi les femmes.
Mais même si les riches votent proportionnellement bien plus pour Bolsonaro que les pauvres, il faut noter que la domination de Bolsonaro est impressionnante dans deux ensembles qui ont autrefois fait la force du PT : les capitales et les villes ouvrières. Le candidat d’extrême-droite l’emporte sur son adversaire dans 21 capitales5. Haddad ne prend l’ascendant que dans six des neuf capitales du Nordeste : Recife (Pernambuco), Aracaju (Sergipe), Fortaleza (Ceará), Salvador (Bahia), São Luis (Maranhão) et Teresina (Piauí). Partout ailleurs les capitales donnent une majorité – parfois écrasante – à l’officier de réserve : celui-ci ramasse 82,77% des suffrages exprimés à Rio Branco, capitale de ce qui a été un bastion pétiste, l’Acre ; 78,61% à Boa Vista (Roraima) ; 76,54% à Curitiba (Paraná) ; 74,20% à Goiânia (Goiás) ou encore 71,27% à Campo Grande (Mato Grosso do Sul). A São Paulo, capitale de l’état du même nom, Bolsonaro empoche 60,38% des exprimés.
Si l’on s’intéresse maintenant au vote des villes ouvrières, dont beaucoup ont été des forteresses du PT, quelques exemples sont éclairants. Ils ne prétendent pas à l’exclusivité mais sont plutôt de l’ordre du symbolique. On est d’abord frappé par le score de Bolsonaro dans l’ABC pauliste, la ceinture industrielle au sud de la capitale, et qui a été le berceau du PT à partir de 1978. Sur l’ensemble des sept municipalités de l’ABC, Bolsonaro recueille 62,12% des suffrages exprimés, et le pétiste Haddad n’en obtient que 37,88%6. Le nostalgique de la dictature gagne dans les sept villes de cette vaste zone industrielle et prolétarienne. Ses scores varient entre 52% à Diadema et 75,11% à São Caetano do Sul. Dans la ville où Lula a été dirigeant syndical métallurgiste, São Bernardo do Campo, Bolsonaro recueille 59,57% des exprimés. A Santo André, dont le syndicat des métallurgistes avait, en janvier 1979, été à l’origine d’un appel à la création de ce qui allait devenir le Parti des Travailleurs, le vainqueur de la présidentielle obtient 66,84%. Pour en rester au niveau des symboles, notons que, selon des amis militants sur place, dans l’usine Scania, qui avait donné le signal du départ des grandes grèves de 1978, le 12 mai de cette année-là, usine qui était un bastion pétiste, et qui avait fait élire le premier maire PT du pays, à Diadema en 1982 (Gilson Menezes, dirigeant syndical dans la boite), c’est aujourd’hui la majorité des ouvrier.e.s qui votent Bolsonaro ! En dehors de l’ABC, mais toujours dans l’état pauliste, ce dernier obtient un score effrayant dans une ville ouvrière telle que São José dos Campos (76,21%), là où se trouvent à la fois les usines General Motors et Embraer7. Dans l’état de Minas Gerais, la région sidérurgique du Vale do Aço donne, sur l’ensemble de ses municipalités (très ouvrières), un résultat de 69,61% des suffrages exprimés à Bolsonaro8. Dans le Minas Gerais toujours9, ce dernier obtient 65,75% des voix à Contagem – encore un autre symbole, avec une grève victorieuse en 1968, en pleine dictature – et 62,03% des voix à Betim, lieu d’implantation de Fiat au Brésil.
Retour en arrière : la naissance du PT, un parti de classe
Ces éléments nous conduisent à revenir sur le désamour entre les masses ouvrières et le PT, et leur rejet de ce parti. Pour comprendre la victoire de Bolsonaro et la proportion de suffrages que cette ordure a pu rafler dans le monde du travail, il faut évoquer ce parti, sa trajectoire et l’évolution de ses liens avec la classe ouvrière.
Le PT nait en 1979-1980, comme projet politique porté par des grèves ouvrières massives. Celles-ci éclatent dans la ceinture industrielle de São Paulo – le fameux ABC dont il est question plus haut – en mai 1978. Par vagues successives et par extension géographique, les grèves vont changer la physionomie politique d’un Brésil encore sous la botte de la dictature militaire en place depuis 1964. Rapidement, autour d’un noyau de dirigeants syndicaux combatifs, la question est posée de mettre sur orbite un parti constitué par et pour les travailleurs/ses, car les classes laborieuses ne possèdent pas de représentation politique propre. Ce projet, défendu par Lula – dirigeant syndical déjà connu à cette époque – et par quelques autres syndicalistes, va vite obtenir un écho important parmi le prolétariat organisé, notamment dans la métallurgie, la chimie, le secteur pétrolier, les banques. Parallèlement à la construction de directions syndicales opposées aux jaunes (« pelegos ») qui dirigent les syndicats pour le plus grand profit des patrons et de la dictature, le nouveau parti s’implante dans la classe ouvrière, dans les banlieues pauvres, puis dans les campagnes brésiliennes. En plus de ces syndicalistes, le vaste secteur progressiste de l’Eglise catholique s’investit aussi dans la construction du PT, lui conférant notamment une capillarité dans les banlieues et les campagnes. Les groupes clandestins d’extrême gauche décident presque tous de rejoindre le PT, ainsi qu’une partie de l’intelligentsia et une poignée de parlementaires jusqu’alors élus de l’opposition légale, dans le cadre du bipartisme mis en place par le régime militaire. Le PT se veut dès sa naissance un parti large et militant. Son programme se veut socialiste mais non délimité, les principaux animateurs du parti expliquant que ce sera à la classe ouvrière d’enrichir et de définir le programme au cours de ses luttes.
Dans les premières années de son existence, le PT s’implante à la fois parmi les travailleurs/ses organisé.e.s dans les entreprises et dans les quartiers populaires, mais sa force est beaucoup plus grande dans la région Sudeste – particulièrement à et autour de São Paulo – qu’ailleurs au Brésil. La pénétration nationale du PT se fait progressivement, lentement même dans certaines régions et concerne surtout les centres urbains et les villes ouvrières. Mais assez vite le parti rassemble quelques centaines de milliers d’adhérents et démontre de réelles capacités de mobilisation. Il apparaît de plus en plus que là où une lutte éclate, il y a toujours au moins un.e pétiste parmi ses animateurs/trices. A ses tout débuts, le PT donne la priorité à sa construction parmi la classe travailleuse et aux luttes que celle-ci mène plutôt qu’aux élections. Il réalise, en direction de sa base, une activité et une propagande visant à développer une véritable indépendance de classe. Lors des premières élections auxquelles il participe, en 1982, un de ses slogans est « votez trois, le reste est bourgeois »10. Les alliances électorales, jusqu’à 1986, ne l’intéressent guère. Il cherche surtout à s’implanter parmi les travailleurs/ses, à les organiser, à les éduquer et à en faire le sujet d’un projet socialiste. Mais ce dernier tarde à se définir, ou lorsque que certaines définitions sont données, elles sont floues et contradictoires. Et dès les années 1980, on note une baisse de la radicalité du programme pétiste.
La situation du parti sur la scène politique commence réellement à changer à la fin des années 1980 : en 1987-88, ses 16 députés participent activement à l’assemblée constituante. En 1988, sur la base d’un programme non pas révolutionnaire – le PT n’a jamais été révolutionnaire – et pas vraiment socialiste, mais qui s’auto-définit comme démocratique-populaire, il participe à des élections municipales, avec des alliances électorales avec des forces situées à sa droite mais tout de même dans le camp de la gauche. C’est un grand succès pour le PT, qui remporte 36 municipalités, dont 3 capitales : São Paulo, Porto Alegre et Vitória. En 1989, toujours dans le cadre d’une alliance (baptisée Front Brésil Populaire) et sur un programme réformiste assez combatif, il parvient à envoyer Lula au second tour de la présidentielle. Suite à des négociations entre l’opposition officielle et la dictature jusqu’à janvier 1985, José Sarney s’était retrouvé à la présidence. Il subit alors une totale déconfiture, au milieu d’une inflation galopante. La campagne Lula échoue de peu, notamment du fait des coups bas du candidat de la bourgeoisie, Fernando Collor, et de hideuses manipulations médiatiques, mais elle a permis de convaincre et d’organiser de façon militante des centaines de milliers de Brésilien.ne.s. Collor gagne avec 53% des suffrages exprimés.
Le tournant de 1989 et le PT des années 1990
On peut dire que le PT, dans toute cette période, a eu un rôle d’organisateur et d’éducateur positif pour les masses laborieuses. Mais cela a eu lieu sur une base politique et idéologique fragile. Le parti, dès la fin des années 1980, n’a déjà plus son attitude initiale de mépris – ou au moins de détachement – par rapport aux élections et aux institutions représentatives. Au contraire, il est pris dans une logique de plus en plus électoraliste. Cette orientation va se renforcer considérablement dans la décennie suivante. Dès 1989-1990, le PT est percuté par trois événements qui le déstabilisent considérablement et vont influer sur sa trajectoire. La Chute du Mur de Berlin et l’effondrement du Bloc de l’Est, en premier lieu, prennent le parti au dépourvu : il n’a jamais été stalinien, mais il devine, puis voit que c’est le capitalisme qui profite de l’échec de ce « socialisme réel » que les pétistes ont toujours rejeté, et cela le déstabilise politiquement. En second lieu, l’arrivée de l’ultra-libéral – et ultra-corrompu ! – Fernando Collor au Planalto en 1990 sonne l’heure de l’arrivée en fanfare du néolibéralisme au Brésil, avec les privatisations, le développement du chômage, la pression managériale dans les boites, tandis que l’inflation qui galope toujours ; les travailleurs/ses prennent des coups très durs, et sont de plus en plus sur la défensive. En troisième lieu, la direction du PT tire de la campagne de 1989 la leçon qu’il est finalement possible d’arriver au pouvoir par la voie électorale – Lula explique qu’il n’y croyait pas jusqu’alors – et qu’il faut tout mettre en œuvre pour y parvenir.
Dès lors, le parti évolue et se transforme de plus en plus clairement en un parti réformiste, électoraliste, bureaucratique, prenant au passage quelques traits autoritaires. Alors que la décennie 1980 avait été celle de l’organisation des masses laborieuses par PT autour d’un projet socialiste – même peu clair et jamais vraiment défini – la décennie 1990 voit le parti perdre de plus en plus nettement de sa radicalité. Il devient de moins en moins militant et de plus en plus calculateur, bureaucratique et professionnel. Il s’éloigne de plus en plus de sa base. Les noyaux de base du PT, qui permettaient à l’origine d’organiser les classes populaires dans les quartiers et les entreprises, cessent progressivement de fonctionner. Les premiers succès électoraux du parti, et leur confirmation et amplification par la suite, conduisent au développement d’un corps d’élu.e.s dans les municipalités puis au niveau des États, entouré.e.s de conseiller.e.s multiples et divers.e.s. Ces gens deviennent des professionnel.le.s de la politique et raisonnent de plus en plus en termes de carrière et de réélection. Ces élu.e.s gagnent un poids croissant dans les instances du parti, dans ses rencontres et congrès, et fonctionnent de plus en plus comme des centres autonomes de pouvoir. Un exemple parmi beaucoup d’autres : Antônio Palocci, maire pétiste de Ribeirão Preto (état de São Paulo), et futur ministre de l’économie de Lula, vend au privé l’entreprise de téléphonie locale, alors que le PT en tant que parti s’oppose aux privatisations. On comprend que de tels choix politiques faits au niveau local sèment la confusion quant au projet politique du parti. De plus, on remarque qu’à cette époque, l’opportunisme se répand dans l’appareil, le cynisme aussi.
En se focalisant sur la victoire aux élections et en se concentrant sur le calendrier électoral, la direction du parti est amenée à manquer des opportunités historiques : après une phase de paralysie face à Collor, les mobilisations populaires se développent contre le parfum de corruption qui entoure le président et ses proches. Mais le PT tarde à se battre pour chasser le président ripoux et refuse de rejeter en même temps sa politique violemment néolibérale. Soucieux de respecter une constitution qu’il a pourtant lui-même refusé de voter en 1988, il laisse mollement le vice-président Itamar Franco prendre la place de Collor. Cependant, des millions de Brésilien.ne.s sont descendu.e.s dans la rue pour chasser Collor : c’est une occasion historique manquée par le PT. A cette époque, des signes de durcissement autoritaire de la direction apparaissent : celle-ci veut domestiquer les tendances internes, qu’elle accuse de tous les maux. Les deux courants les plus remuants à la gauche du PT en sont exclus en 1991 et 1992. Fin 1991, le premier Congrès du parti11 le place définitivement dans le camp du réformisme et définit un socialisme mou pour un avenir très lointain. Puis, à la suite d’un bref épisode où le PT est dirigé par une alliance de ses courants de gauche, la direction historique, autour de Lula et de son bras droit José Dirceu, reprend les rênes du parti en 1995 et décide de tout faire pour marginaliser les tendances de gauche et transformer le parti dans son fonctionnement, ses objectifs généraux et sa politique à court terme. L’objectif socialiste est réaffirmé dans les grandes occasions mais il s’agit là, de plus en plus, d’un exercice rhétorique. Le programme réel du parti vise de plus en plus à modérer, ou à civiliser le capitalisme, et à lui donner un caractère plus « utile ». Le PT axe de plus en plus ses campagnes sur la nécessité du développement économique, et de moins en moins sur les besoins de la classe ouvrière et du peuple brésilien. La direction recherche des alliances de plus en plus loin vers les partis bourgeois du centre, puis carrément vers la droite.
Lula et le PT perdent deux élections présidentielles, en 1994 et 1998, au profit de Fernando Henrique Cardoso. Cette présidence, après avoir mis fin à l’inflation et créé une nouvelle monnaie, le réal, va, par sa pratique et sa politique pendant huit années, transformer profondément le Brésil : privatisations, souvent à vil prix ; patronat à l’offensive contre les salaires et les conditions de travail ; chômage de masse et multiplication des emplois informels ; répression dans les campagnes au profit du capitalisme agraire… La délinquance et la criminalité augmentent au même rythme que les inégalités et que les affaires de corruption des politicien.ne.s se multiplient sur la scène publique. Dans ce contexte, sur le terrain social, les rapports entre les classes évoluent en faveur de la bourgeoisie. Le nombre des grèves reflue, à la fois parce que le chômage, la précarité et la répression patronale se renforcent, et parce que les organisations syndicales, et particulièrement la CUT (Centrale Unique des Travailleurs, qui défendait une orientation de lutte de classe dans les années 1980), se bureaucratisent et se ramollissent elles aussi – tout comme le PT – et jouent de façon croissante le jeu de l’institutionnalité et du partenariat avec les patrons et le gouvernement. En 2002, à la veille des élections, le néolibéralisme incarné par le président Cardoso depuis deux mandats, a montré ses limites : le pouvoir est usé, le peuple brésilien aussi, les masses en ont marre de la vie chère et difficile.
La victoire de Lula en 2002
C’est ainsi que le leader historique du PT, fin 2002, est envoyé au Planalto, avec plus de 61% des suffrages exprimés au second tour de la présidentielle.
Mais c’est un PT profondément transformé par rapport à ses origines qui arrive alors au sommet de l’État. En 2002, Lula a pris son indépendance par rapport au parti en faisant sa campagne. Avec son cercle rapproché, il a eu recours, pour se faire élire, aux services d’un publicitaire très coûteux. La campagne Lula 2002 a banni tout ce qui pouvait ressembler à une propagande de gauche et apparaître comme de la lutte de classe. Lula et ses proches ont imposé au PT une alliance avec le Parti Libéral, parti clairement de droite dirigé par un grand patron. Le programme de 2002 relativise considérablement la portée et le sens de la réforme agraire, une mesure clé réclamée par le PT dès ses débuts. Il capitule devant le FMI et la finance internationale : au lieu de refuser de payer la dette extérieure qui pompe des ressources considérables, comme le faisait – ou menaçait de le faire – le PT jusqu’alors, il s’engage à tout payer et à mener une politique d’austérité draconienne pour tenir les « engagements » du Brésil. C’est donc finalement un Lula et un PT très domestiqués par la bourgeoisie nationale et internationale qui s’installent à Brasilia le 1er janvier 2003. Les media mainstream se réjouissent de cet événement, après avoir vilipendé le président et son parti pendant plus de vingt années. Entre-temps, la passation de pouvoirs entre l’équipe de Cardoso et celle de Lula s’est passée dans une ambiance chaleureuse, et le PT a su se trouver de nouveaux « amis », notamment parmi les politiciens les plus réactionnaires et corrompus de l’Assemblée nationale et du Sénat. Ce qui se met alors en place, c’est une sorte de front populaire d’une étendue extrême, allant du Parti Communiste du Brésil (ex-maoïste, mais maintenant bien tranquillement réformiste) à des politicards immondes comme Antônio Carlos Magalhães, Paulo Maluf ou José Sarney, tous autrefois suppôts de la dictature militaire.
D’un parti militant, qui cherchait dans les faits à conduire et structurer des luttes, à élever le niveau de conscience et d’organisation des travailleurs/ses, on en est venu à un parti qui occupe maintenant la présidence, mais qui a oublié son programme ; qui s’allie avec la droite et avec des politiciens, tous plus abjects les uns que les autres – des spécimens de politiciens que la scène politique brésilienne sait reproduire en masse ; un PT qui dit amen aux désidérata des patrons et des banquiers, capitulant sans vergogne devant le FMI et le capital financier ; qui renonce à faire une réforme agraire en faveur de la paysannerie ; et qui n’espère même plus réformer le capitalisme, mais seulement le gérer tel qu’il est, en tentant, lorsque cela sera possible, de distribuer quelques miettes des richesses créées aux plus démunis. Car tel est bien le PT tel qu’il apparaît – au moins dans son aile majoritaire – lorsque Lula arrive au Planalto. Comment ne pas voir qu’en étant devenu que cela, et seulement cela, le PT allait créer forcément de grosses désillusions, tôt ou tard ? Comment ne pas voir que, autrefois éducateur politique des masses laborieuses, il était devenu une force qui semait le doute et la confusion dans l’esprit de ces dernières ? Comment ne pas voir que, dans un pays où la majorité de la population ne savait pas faire la distinction entre la gauche et la droite, les choix stratégiques dramatiques du PT allaient non pas éclaircir les enjeux politiques aux yeux du peuple, mais les obscurcir encore davantage ? On voit ici que les conditions mêmes de la victoire de Lula étaient un facteur de dépolitisation à long terme du peuple brésilien, malgré la joie populaire qui s’est exprimée alors.
Qui plus est, les années suivantes allaient encore aggraver la relation du PT avec les masses laborieuses et sa capacité à être un éducateur politique de celles-ci. S’il était un domaine où le PT semblait, à une très large échelle, différent des autres partis, c’était celui de la morale et de l’intégrité politique, du rejet de la corruption. Le PT semblait à l’écart du « tous pourris » qui caractérisait l’ensemble de la « classe politique » brésilienne. Mais dès 2005, un scandale éclate et éclabousse le PT à longueur d’antenne dans les grands média: l’affaire du Mensalão. En bref, un « allié » politique parlementaire du PT, Roberto Jefferson, homme de droite, lâche le morceau : la pratique courante du PT est d’arrondir grassement les fins de mois de sa base parlementaire, en achetant les voix des élus pour faire passer les projets de lois. Cela conduit à la circulation de mallettes de dollars en direction de ces parlementaires modèles ! Un slip rempli de billets est même retrouvé à cette époque ! Cette pratique n’est pas nouvelle, loin de là, mais la hargne anti-pétiste des média et de l’opposition se déchaîne, et conduit à écarter José Dirceu (tenant alors un poste similaire à celui de premier ministre) de la vie publique, et à décapiter une partie de la direction du PT. Lula est sur la sellette, mais il s’en sort et va rebondir. Mais le vent du boulet est passé très près. De plus, et surtout, une première rupture politique a lieu : une partie des classes populaires et moyennes éduquées s’éloignent du PT, en particulier dans la région Sudeste et dans l’état pauliste, berceau du parti. Dès la fin 2005, Lula travaille à sa réélection, qui sera aussi large (plus de 60%) que sa victoire en 2002, mais les relations PT-masses populaires en sortent modifiées.
La politique économique des années 2003-2004, sous la houlette d’Antônia Palocci (en disgrâce), très néolibérale car visant avant tout à satisfaire le FMI et les banquiers, est mise de côté. Des prestations sociales de type assistentialiste sont mises en place, en particulier le fameux Bolsa Família (une allocation versée aux familles les plus pauvres sous conditions de scolarisation de leurs enfants). Le salaire minimum est relevé. La base sociale du pouvoir politique change. Le pétisme, signifiant à l’origine l’organisation militante des classes travailleuses sur ses lieux de travail et d’habitation afin de changer leur vie, est bel et bien fini. Ce qui prédomine maintenant, c’est le « lulisme », une relation très personnelle des masses les plus défavorisées avec le président. Les couches les plus pauvres des villes et des campagnes voient une amélioration – partielle mais réelle – de leurs conditions d’existence et deviennent le noyau dur de la base sociale du PT au gouvernement. La relation qui se met en place entre ces secteurs et Lula (et dans une moindre mesure le PT) n’est pas une relation de mobilisation militante. Cette base sociale est bien plus reconnaissante envers le président, pour l’amélioration de son quotidien, que politisée et combattante. Géographiquement, le soutien à Lula et au PT change aussi : le parti recule dans le Sudeste, et se renforce considérablement dans le Nordeste et en partie dans le Norte. Les résultats de Haddad à la présidentielle dans le Nordeste sont la traduction, encore aujourd’hui, de ce phénomène qui a pris place autour de 2006.
La réélection de Lula, les mandats Dilma et le « mal-gouvernement » Temer
Les suites plus récentes ont fait l’objet d’assez nombreuses analyses. Le second mandat de Lula (2007-2010) est marqué par une forte croissance économique, le Brésil profitant du cours élevé des matières premières et de relations économiques renforcées avec la Chine, véritable locomotive de la croissance mondiale à cette époque. Cela permet au gouvernement de développer les prestations sociales, de relever chaque année le salaire minimum (qui gagnera 57% en pouvoir d’achat sur toute la période). L’emploi (dans des conditions légales) augmente massivement. Les inégalités se sont significativement réduites sous la présidence Lula : l’indice de Gini (indicateur global d’inégalités) a chuté entre 2003 et 201212 : cette réduction s’explique par les marges de manœuvre laissées par une croissance soutenue qui a rendue possible une redistribution partielle des richesses. Mais les capitalistes et les banquiers obtiennent une large part de cette croissance et se disent alors très satisfaits de la présidence Lula. Ce dernier quitte le Planalto avec un taux d’approbation de 82%, du jamais vu. Il faut rappeler que tout cela se situe toujours et encore dans le cadre d’un vaste front populaire et d’une collaboration de classes tous azimuts. Le PMDB, vaste parti traditionnel de la bourgeoisie, clientéliste et pourri, est devenu le principal partenaire politique du PT au gouvernement, et y restera… jusqu’à un certain point.
Les mandats de Dilma Rousseff ne se passeront pas aussi bien ! Le premier (2011-2014) est marqué par une nette diminution de la croissance et des difficultés économiques accrues. En juin 2013 une mobilisation de masse, surtout dans la jeunesse, se développe pendant trois semaines. Les revendications contre les hausses de prix des transports publics, et plus largement pour obtenir des services publics de qualité, forment les revendications progressistes à la base de nombreuses manifestations dans tout le pays. Mais le gouvernement reste sourd à ces revendications et un nouveau moment de rupture a lieu entre le PT d’un côté, et la jeunesse et les classes travailleuses d’autre part. Un petit parti de gauche comme le PSoL13 se renforce à cette occasion, dans une mesure somme toute limitée, mais il exploite cela dans une perspective avant tout électorale. Par contre, les groupes de la droite réactionnaire et fascisante reprennent du poil de la bête à cette époque, profitant du large vide politique en place après les manifestations de juin. C’est à cette époque qu’une partie de la base militante d’extrême-droite de ce qui est devenu le « bolsonarisme » va se former. La réélection sur le fil du rasoir de Dilma Rousseff en 2014, puis sa perte de contrôle de la situation politique et sociale, et son éjection du pouvoir en 2016, tout cela a été largement commenté. Les méfaits de son vice-président-devenu-président, Michel Temer, toujours en poste à Brasilia, et de son parti méga-pourri, le PMDB aussi : austérité draconienne, casse du code du travail brésilien, corruption à grande échelle… Temer aura réussi à tenir en place uniquement parce que les bureaucraties syndicales se seront refusées systématiquement à conduire la mobilisation à la hauteur des nécessités, c’est-à-dire jusqu’à l’éviction de ce « mal-gouvernement » et de ce président illégitime, crédité depuis 2017 d’un niveau d’opinions favorables oscillant entre 3 et 6% ! Car depuis 2013, la combativité des travailleurs/ses s’est manifestée à plusieurs reprises, en particulier en 2017 avec la grève générale du 28 avril, et l’« occupation de Brasilia » le 24 mai, puis avec la grève des camionneurs en mai 2018.
De la confiance dans le PT au vote Bolsorano
Depuis 2013, la colère et la volonté d’en découdre de « ceux d’en bas » est donc apparue clairement à plusieurs reprises. La classe ouvrière et, plus largement, les classes populaires, sont exaspérées par l’aggravation de leurs conditions de vie, par le chômage et la précarité, et les sacrifices qui sont exigés d’elles tandis que la corruption des politiciens s’étale au grand jour. Et pourtant, une large fraction de cette même classe ouvrière, on l’a vu, donne maintenant ses suffrages à un néofasciste comme Bolsonaro. Comment comprendre ce décalage énorme entre cette disposition à la lutte et de tels choix électoraux ? Nous avons déjà répondu en partie dans notre précédent article. Nous revenons ici sur ce point, dans la perspective qui est la nôtre dans cet article : l’évolution des liens entre la classe ouvrière brésilienne et le PT.
La victoire de Bolsonaro, c’est clair, signifie une rude défaite politique et idéologique pour la gauche et le socialisme. Elle traduit, du côté des masses laborieuses, un énorme recul de la conscience de classe. En donnant les clés du Planalto à un politicien médiocre, raciste, homophobe et sexiste, nostalgique de la torture, et fascistoïde, elles ont franchi un pas… Cela veut dire clairement que les travailleurs/ses brésilien.ne.s ne savent pas (ou plus) repérer un ennemi de classe aussi redoutable que Bolsonaro, avec son programme, ses alliés militaires et ses nervis fascistes, au point d’être prêt.e.s à tenter avec lui une expérience politique qui leur apparaît – c’est ainsi qu’elle leur est présentée – nouvelle ; au point de ne pas vraiment croire celles et ceux qui expliquent qu’avec Bolsonaro, il faut s’attendre à des attaques d’une violence incroyable contre leurs conditions de vie et de travail, en plus de coups très rudes contre les libertés démocratiques et notamment celle de s’organiser en syndicats et de faire grève pour se défendre collectivement. Tout cet aveuglement ne peut se comprendre que si l’on saisit le divorce qui a séparé le PT de sa classe d’origine. Faute d’avoir représenté durablement et fidèlement les intérêts des travailleurs/ses – pire, en les trahissant par une politique systématique de collaboration de classes – et en cessant, dès 2011, d’apporter quelques bienfaits à ceux d’en bas, le PT est aujourd’hui rejeté par une majorité de celles et ceux, parmi les classes populaires, qu’il avait autrefois su séduire.
On l’a vu : après avoir été, en gros, pendant la décennie 1980, un facteur d’élévation de la conscience politique, il est devenu un facteur d’obscurcissement de celle-ci. Dès les années 1990, en « oubliant » son projet socialiste original, le PT a peu à peu cessé de représenter un idéal positif pour les classes dominées. Une fois arrivé au gouvernement, il a dirigé le pays en menant une politique de collaboration de classes, et avec des partis et des individus appartenant aux élites les plus exploiteuses et les plus parasitaires qu’autrefois il combattait. Que peuvent retenir les travailleurs/ses lorsque le parti qui prétend défendre leurs intérêts s’allie avec des réactionnaires pour mener une politique qui vise en premier lieu à satisfaire la cupidité des capitalistes et des banquiers ? Quelle leçon est ainsi donnée aux classes laborieuses ? Qu’est-ce que ces dernières peuvent bien retenir lorsque des dirigeants du même parti sont pris la main dans le sac dans des affaires d’achats de vote, de caisses noires et de corruption ? Immanquablement, le dégoût et le désespoir de celles et ceux qui avaient placé leurs espérances dans ce parti ne pouvait qu’être au rendez-vous, tôt ou tard. Et l’on constate souvent, dans ces cas, que la colère et la rage sont bien plus grandes vis-à-vis de celles et ceux qui ont déçu ou trahi qu’envers les politiciens corrompus de toujours. Car au fond, le PT n’est pas un parti plus corrompu que les autres. La corruption est endémique et touche massivement toutes les forces politiques du système.
L’idée du « tous pourris » ; celle que tous les partis se valent ; l’idée que gauche et droite, cela ne fait pas de différence, tout cela s’est peu à peu répandu dans le pays. Pire, la déconfiture de Dilma et du PT à partir de 2015 a permis à la droite – avec l’extrême-droite en embuscade et par la bouche même de politiciens parmi les plus ripoux – de faire croire que le problème majeur, c’était le PT, que la corruption c’était le PT, et au-delà de celui-ci, la gauche en général. Ce message est parvenu massivement jusqu’à la classe ouvrière, trahie et abandonnée dans ses intérêts et ses combats par le parti qui était censé les représenter et les organiser. De la déception et de l’insatisfaction, on est passé ces dernières années à un rejet massif du PT dans la classe ouvrière, bien sûr attisé par la droite et exacerbé par Bolsonaro et ses pairs. A tout cela, s’ajoute un phénomène évident de générations : les ouvrier.e.s qui avaient 20 ans en 1978 en ont maintenant 60, et les générations suivantes – surtout les dernières – ne sont pas marquées par le même phénomène d’attachement au PT que beaucoup de leurs aînés. C’est ainsi que, la confusion aidant, on est parvenu au résultat du dimanche 28 octobre 2018. Bien sûr, les éléments déjà notés (violence, insécurité, corruption, etc.) restent vrais et s’ajoutent à ce qui précède pour expliquer comment les travailleurs/ses brésilien.ne.s ont largement lâché le PT pour voter Bolsonaro.
Pour terminer cette analyse historique, il nous semble important de répondre brièvement à une critique, ou à une autocritique, que l’on entend souvent formulée dans les milieux pétistes. C’est l’idée que le PT, lorsqu’il était au gouvernement, aurait dû réaliser trois réformes importantes : une réforme politique, une réforme fiscale et une réforme agraire. Notre point de vue est que tout ceci était complètement contradictoire avec les choix que la direction du parti avait déjà faits, au plus tard en 2002. Quel sens cela peut-il avoir de préconiser une réforme politique avec des partis de droite "alliés", pourris et clientélistes, qui prospèrent dans le système politique et électoral actuel? Car celui-ci, avec en particulier ce scrutin sur listes ouvertes qui dépolitise les débats, favorise les notables, le clientélisme et le « nomadisme partisan » (le fait de changer de parti comme de chemise pour se faire élire ou réélire), convient très bien aux élites politiciennes. C’est ce système qui fait qu’il existe plus de 30 partis au Brésil aujourd’hui, et que pour constituer des majorités de gouvernement, c’est toujours très difficile. C’est cela qui avait amené le PT à acheter les votes des parlementaires, et conduit au scandale du Mensalão. Cette situation, les élus brésiliens s’en accommodent on ne peut mieux, et il ne faut pas compter sur eux pour tuer la « poule aux œufs d’or » qui les fait prospérer. De même, lorsque l’on a choisi de gouverner en défendant les intérêts des capitalistes et des banquiers, comme l’ont fait les gouvernements Lula et Dilma, comment vouloir en même temps imposer aux prédateurs en place de payer des impôts – les riches ne paient pratiquement pas d’impôts au Brésil – sans les fâcher et précipiter une rupture brutale de leur part ? Enfin, de quelle réforme agraire parle-t-on lorsque l’on constate que Lula, en 2002, a nommé R. Rodrigues ministre de l'agriculture, un éminent représentant de l'agro-business et que depuis lors, on a tout misé sur les cultures d'exportation ? En matière d’agriculture, ce type de choix et de nominations, précisément anti-réforme agraire, a été fait tout au long des gouvernements du PT, jusqu’à K. Abreu, installée par Dilma Rousseff. Bref, les choix stratégiques de respect du capitalisme et les alliances de classes avec la bourgeoisie décidées par le PT – au moins à partir de 2002, empêchaient totalement de réaliser de telles réformes, qui, effectivement, lui auraient facilité la tâche.
Mais au fond, on retrouve là le vieux dilemme entre réformes et révolution. En rejetant la voie révolutionnaire, d’abord de façon tacite (dans les années 1980) puis de façon explicite (dès les années 1990), le PT – à commencer par sa fraction majoritaire, bientôt suivi par d’autres – s’est condamné à agir dans le cadre d’un système capitaliste violent et très rétrograde, et des institutions politiques que celui-ci s’est données. Ces institutions ne permettent pas une politique d’émancipation pour les travailleurs. Elles sont clairement tournées vers la conservation des classes sociales en place et le maintien des privilèges de ceux d’en haut. Tout gouvernement de gauche désireux de transformer la société dans un sens socialiste butte nécessairement sur le pouvoir de l’argent, sur l’influence et la violence des capitalistes et des latifondiaires, et sur des institutions politiques qui l’empêchent (notamment avec les modalités d’élection du parlement) de réaliser des réformes sociales importantes. Mais c’est ce choix stratégique que le PT a fait, d’abord du réformisme, puis de la gestion du système. C’est ce qui l’a conduit à décevoir, puis à être chassé du gouvernement, et finalement à la débâcle politique et idéologique actuelle. On peut dire que le PT récolte finalement ce qu’il a semé. Mais ce sont avant tout les travailleurs/ses, bien plus que les chefs du parti, qui devront en payer le prix.
Les affrontements à venir
Quel sera ce prix exactement ? Difficile à dire à cette étape. Ce qui est sûr, c’est que le programme socio-économique de Bolsonaro, c’est du Temer en pire. Avec, en particulier un ministre de l’économie du nom de Guedes, ultralibéral forcené, il faut s’attendre à une réforme des retraites d’une brutalité accrue, impitoyable pour les travailleurs/ses ; le 13e mois de salaire va être remis en cause ; les allocations sociales sont sur la sellette. Et il y aura d’autres attaques – ou tentatives d’attaques – sans nul doute. Ce qui est certain également, c’est que les femmes, les LGBTI, les paysans sans terre occupant des propriétés, les personnes noires ou indigènes et les quilombolas14 ont de très gros soucis à se faire après cette élection. Mais avec Bolsonaro, il ne faut pas simplement s’attendre à un gouvernement ultralibéral de plus. Il faut s’attendre à un gouvernement ultralibéral, et de plus, autoritaire et attentatoire aux libertés démocratiques. Tout ce qu’a dit le candidat néofasciste dans sa campagne et même avant, va dans cette direction. Son discours le soir de son élection, se voulant relativement rassurant et modéré, ne devrait pas trop faire illusion.
Faut-il parler de la mise en place d’un régime fasciste ? C’est assurément aller trop vite en besogne, mais c’est une possibilité. Le fascisme implique un parti populaire, fortement constitué et militarisé, violent, et pourvu d’une idéologie cohérente. La comparaison avec les exemples italiens et allemands montrent bien qu’avec Bolsonaro, on n’en est pas encore là. Il existe des groupes ouvertement fascistes, armés et violents au Brésil. Leurs effectifs militants sont assez mal connus mais s’élèvent sans doute à quelques centaines, peut-être au-dessus du millier. C’est déjà beaucoup et cela peut faire peur, mais à l’échelle du Brésil, c’est encore assez limité. Toutefois, soyons sûr.e.s qu’il existe des volontaires supplémentaires pour rejoindre les bandes de nervis bolsonaristes en question. Il n’est pas impossible que Bolsonaro fasse le choix de construire un parti fasciste en s’appuyant sur ces réseaux, en les étayant et en les armant, mais cela ne semble pas le plus probable aujourd’hui. Il est plus vraisemblable qu’il les utilise comme supplétifs, en faisant le choix prioritaire de s’appuyer, pour sa politique répressive, sur les secteurs les plus réactionnaires de l’armée. Il a annoncé que 8 ministères seraient réservés à des militaires. C’est donc plutôt à un retour de l’armée sur la scène politique qu’il faut s’attendre. D’ailleurs la (triste) tradition autoritaire, non seulement au Brésil, mais dans l’ensemble de l’Amérique Latine, se situe davantage du côté des armées que du fascisme, phénomène plus européen. En ce sens, c’est plutôt à la construction d’un bonapartisme autoritaire qu’il faut s’attendre.
Bolsonaro a annoncé qu’il allait mener la guerre à la gauche (et bien sûr aussi aux syndicats). Pour y parvenir, la Constitution autoritaire de 1988 lui offre déjà des moyens non négligeables : elle donne beaucoup de pouvoir à l’armée et définit une tutelle militaire sur le pouvoir civil ; elle précise les notions d’État de défense et d’État de siège15. Il existe aussi un Conseil de défense nationale, organe consultatif du Président de la République, notamment pour la « défense de l’État démocratique » ( !), dont les pouvoirs ne sont pas minces : c’est lui qui doit notamment réfléchir à la mise en œuvre de l’État de défense et de l’État de siège. Dans ces États d’exception, bien sûr, ce sont les forces armées qui « défendent la démocratie »… Et on peut aussi imaginer, en particulier si les tensions sociales s’exacerbent trop aux yeux du pouvoir, et que les dispositions constitutionnelles lui paraissent insuffisantes, que l’armée, déjà en place dans le gouvernement, n’aurait pas trop de mal à fomenter un coup d’État.
Pour l’instant, Bolsonaro négocie la transition avec Temer. On notera d’ailleurs que le pourfendeur de la corruption que prétend être le président élu semble bien s’entendre avec son prédécesseur, que seul son poste au Planalto empêche d’être derrière les barreaux. Temer, on l’imagine, veut avant tout éviter d’y aller. On verra bientôt sur quoi portent les négociations… Mais dès le début 2019, on saura vite comment Bolsonaro compte procéder pour s’attaquer aux travailleurs/euses et aux libertés.
Nul ne sait encore aujourd’hui comment les travailleurs/ses vont réagir face aux attaques de Bolsonaro et de Guedes. L’étude des mouvements sociaux depuis 2013 et les témoignages d’ami.e.s militant.e.s présent.e.s dans les grandes entreprises brésiliennes laissent penser qu’il y aura résistance de la classe ouvrière. La large fraction des travailleurs/ses qui ont voté Bolsonaro ne s’attendent sans doute pas à la violence des coups que ce dernier va vouloir leur infliger. Mais cette classe ouvrière brésilienne, confuse et désorientée, a montré de la combativité ces dernières années et n’est pas vaincue à ce jour. C’est donc sans doute à des affrontements de classes très violents qu’il faut s’attendre dans la période qui vient. D’autant plus que le nouveau président et sa bande voudront aussi s’attaquer aux libertés démocratiques et aux droits des travailleurs.
Dans cette perspective, l’heure est au rassemblement des classes laborieuses et populaires pour organiser la résistance contre les très mauvais coups économiques, sociaux et politiques qui s’annoncent. L’heure est à la construction d’un front uni des travailleurs/ses et des opprimé.e.s et de leurs organisations pour empêcher le nouveau gouvernement de nuire. Notre responsabilité, ici en Europe, c’est de nous tenir informé.e.s de l’évolution de la situation, d’aider à diffuser la parole de celles et ceux qui y résistent, et de nous préparer à la plus grande solidarité avec les exploité.e.s et les opprimé.e.s du Brésil, et avec tou.te.s celles et ceux qui luttent dans ce pays.
1 Le palais présidentiel à Brasilia.
2 PSDB : parti de la social-démocratie brésilienne. En fait un parti bourgeois de droite, néolibéral, dans l’opposition aux gouvernements PT.
3 Voir https://tendanceclaire.org/article.php?id=1439
5 https://noticias.uol.com.br/politica/eleicoes/2018/noticias/2018/10/29/bolsonaro-capitais-haddad-2-turno-votos.htm
6 https://www.reporterdiario.com.br/noticia/2583286/bolsonaro-alcanca-6212-dos-votos-validos-no-abc/
7 https://g1.globo.com/sp/vale-do-paraiba-regiao/eleicoes/2018/noticia/2018/10/28/eleito-presidente-bolsonaro-derrota-haddad-em-45-cidades-da-regiao.ghtml
8 https://www.diariodoaco.com.br/ler_noticia.php?id=63146&t=vale-do-aco-optou-por-bolsonaro-e-zema-no-2-turno
9 https://especiais.gazetadopovo.com.br/eleicoes/2018/resultados/municipios-mg/contagem-mg/presidente/
10 “Vota no três, o resto é burguês”. Le numéro 3 était alors celui qui symbolisait le PT aux élections (à destination notamment des illétré.e.s). Par la suite, c’est devenu le 13.
11 On peut être surpris, mais le premier Congrès du PT ne se tient que près de 12 ans après sa naissance. Auparavant le parti a tenu 10 Rencontres nationales (RN). La différence entre RN et Congrès tient surtout à l’ampleur de l’ordre du jour et au nombre de délégué.e.s présent.e.s, plus importants dans le cas d’un Congrès.
13 Parti Socialisme et Liberté, né en 2004-2005 d’une scission de gauche du PT, suite d’expulsion par le PT d’une poignée de parlementaires. La sénatrice Heloísa Helena, les députés fédéraux Luciana Genro, Babá et João Fontes avaient refusé en 2003 de voter une réforme des retraites imposée par le gouvernement Lula, une très brutale régression pour la retraite des fonctionnaires. En 2005, le scandale du Mensalão quitter le PT et affluer de nouvelles forces dans le PSoL. En 2006, à la présidentielle, Heloísa Helena obtiendra même 6,8% des voix. Mais sa campagne et ses suites sont essentiellement axées sur la dénonciation de la corruption, ce qui ne fait pas un programme politique.
14 Personnes aujourd’hui descendantes d’esclaves fugitifs/ves, regroupées dans des lieux communautaires nommés quilombos. Bolsonaro a déclaré dans sa campagne que ces gens « ne valent rien ».
15 Défini à l’article 136, l’État de défense signifie une « restriction aux droits de réunion, même si celle-ci se tient au sein des associations ; au secret de la correspondance ; au secret des communications télégraphiques et téléphoniques » et inclut la prison pour crime contre l’État, pour une durée inférieure ou égale à dix jours, « sauf si le Pouvoir Judiciaire » en décide autrement. L’État de défense est soumis dans un délai de 24 heures au Congrès, pour approbation à la majorité absolue. L’État de siège est défini aux articles suivants (137 à 139). Il peut être décrété, notamment si les “mesures prises pendant l’État de défense” s’avèrent “inefficaces”, et ici aussi c’est le Congrès National qui doit décider, à la majorité absolue. L’article 138 précise que dans le décret instituant l’État de siège, doivent notamment figurer “sa durée et les garanties constitutionnelles qui seront suspendues”. Le Président doit ensuite “désigner l’exécuteur des mesures spécifiques et les zones concernées”. Sa durée totale maximale est de soixante jours (30 jours renouvelables une fois). Le délai de réunion et de décision du Congrès est de cinq jours. L’article 139 précise que l’État de siège comprend les mesures suivantes contre les personnes : l’assignation à résidence; la “détention dans un édifice non destiné à des accusés ou à des condamnés pour crimes de droit commun”; des restrictions relatives à “l’inviolabilité de la correspondance, au secret des communications [...] à la liberté de la presse, et d’informer à la radio et à la télévision, telles que définies par la loi; la suspension de la liberté de réunion; la recherche d’individus” et “leur arrestation à leur domicile; l’intervention dans les entreprises et les services publics” et la “réquisition de biens”.