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    Bilan de santé de l’économie capitaliste mondiale

    Par Gaston Lefranc (15 novembre 2009)
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    Où en est l’économie capitaliste plus de deux ans après l’éclatement de la crise financière des subprimes (été 2007) ? Après la forte récession de fin 2008/début 2009, nous ne devons pas nous laisser abuser par le bruit médiatique autour de la « reprise » : c’est la tendance à la stagnation économique qui domine dans les pays impérialistes, alors que les pays asiatiques émergents, qui n’ont pas été épargnés par l’onde de choc de la crise (quoique dans une moindre mesure que les pays impérialistes et les pays dominés les plus fragiles), tirent leur épingle du jeu en renouant d’ores et déjà avec des taux de croissance importants.

    Panorama mondial des dernières prévisions économiques

    Le FMI a révisé, le 1er octobre, ses prévisions de croissance mondiale à la hausse (par rapport à celles de juillet 2009) :   1,1% pour 2009 (contre   1,4% annoncé en juillet) et + 3,1% (contre + 2,5% annoncé en juillet) pour 2010. Si le FMI parle de « fin de la récession », il annonce globalement une « reprise en demi-teinte ». En fait, il faut distinguer :

    • les économies des pays impérialistes (USA, UE, Japon) qui ne connaîtront pas de réelle reprise, mais s’enfonceront dans un marasme qui risque de se prolonger au-delà de 2010 ;
    • les économies asiatiques qui connaissent déjà une reprise sensible ;
    • les économies d’Amérique latine, plus fragiles que les économies asiatiques, qui ont subi plus sévèrement la crise, et qui connaîtront une reprise moins franche ;
    • les économies d’Europe de l’Est, les plus touchées par la crise (particulièrement les pays Baltes, avec une chute du PIB d’environ 20%).
    Évolution du PIB 2007 2008 2009 (prévisions) 2010 (prévisions)
    Monde 5,2 3,0 -1,1 3,1
    USA 2,1 0,4 -2,7 1,5
    Zone Euro 2,7 0,7 -4,2 0,3
    France 2,3 0,3 -2,4 0,9
    Royaume Uni 2,6 0,7 -4,4 0,9
    Japon 2,3 -0,7 -5,4 1,7
    Afrique 6,3 5,2 1,7 4,0
    Europe de l"Est 5,5 3,0 -5,0 1,8
    Russie 8,1 5,6 -7,5 1,5
    Chine 13,0 9,0 8,5 9,0
    Inde 9,4 7,3 5,4 6,4
    Brésil 5,7 5,1 -0,7 3,5

    Le rebond significatif des économies asiatiques

    Si les économies des principaux pays impérialistes s’enfoncent dans le marasme, le scénario est différent pour les pays asiatiques. Le FMI a revu ses prévisions à la hausse pour la Chine (+8,5% de croissance en 2009 et +9% en 2010). Il prévoit en Inde une croissance de 5,4% en 2009 et de 6,4% en 2010. Pour l’ensemble constitué par l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, la Thaïlande et le Vietnam, leur croissance devrait finalement être positive en 2009 (+0,7%), et devrait redémarrer fortement en 2010 (+4%). D’ores et déjà, on observe une augmentation de la consommation dans beaucoup de pays émergents. La croissance est à nouveau impressionnante en Chine : 6,1% de croissance au 1er trimestre 2009, 7,9% au 2e, 8,9% au 3e et le gouvernement chinois prévoyait début novembre une croissance de 10% pour le 4e trimestre (tous ces chiffres sont en rythme annuel).

    Si ces pays n’ont pas été épargnés par la crise (via la baisse de leurs exportations et l’inversion des flux de capitaux en quête de liquidités vers leurs pays d’origine) dont l’épicentre se situe au cœur des pays impérialistes, ils disposent d’atouts importants : dynamisme démographique, main-d’œuvre formée et peu chère, forte hausse de la productivité, faible niveau d’endettement (public et privé). Si bien que les capitaux étrangers reviennent massivement investir dans ces pays, qui recentrent par ailleurs leur croissance sur leur marché intérieur (sous-développé), notamment en développant les infrastructures publiques. Contrairement aux économies impérialistes engluées dans une situation de suraccumulation structurelle du capital (1), les économies asiatiques ont encore un fort potentiel de croissance. Alors que la Chine représentait environ 12% de l’économie des USA en 2000, elle en représente aujourd’hui plus de 30% (2) ! D’un point de vue économique, cette tendance à la convergence devrait se poursuivre dans les années qui viennent.

    Bien sûr, ce recentrage de la croissance sur le marché intérieur ne se fera pas d’un coup de baguette magique. En 2007 en Chine, la consommation ne représentait que 35% du PIB, alors que, grâce à son excédent commercial, la Chine investissait 11% de son PIB en avoirs étrangers à faible rendement. Aujourd’hui encore, la Chine continue à accroître ses réserves de change [cf. l’encadré 1] : 2 132 milliards de $, soit 40% du PIB. C’est gigantesque. En accroissant ses réserves de change, la Chine empêche l’appréciation de sa monnaie (et la dépréciation « naturelle » du dollar), entretenant ainsi l’excédent de sa balance des paiements, ce qui contribue à bloquer la transition vers une économie plus centrée sur le marché intérieur.

    La Chine ne changera pas de modèle de développement sans douleur et sans soubresaut. Les produits destinés à l’exportation sont différents de ceux destinés au marché intérieur. Le passage à un appareil de production destiné au marché intérieur implique donc la reconversion des entreprises et une descente en gamme (peu attractive) de l’économie chinoise. Aujourd’hui, les investissements sont en plein boom (avec le risque que cela engendre rapidement des capacités de production excédentaires), particulièrement les investissements immobiliers (développant la bulle immobilière). Mais la consommation (surtout celle des riches) est également en hausse rapide : la consommation intérieure va dépasser en 2009 de 40% le montant des exportations, alors qu’il y a deux ans les exportations dépassaient la consommation ! Un exemple de cette envolée de la consommation : les utilisateurs de téléphonie mobile sont désormais 679 millions en 2009 alors qu’ils n’étaient que 340  millions en 2005. En outre, les dépenses de recherche et développement sont en forte hausse, de même que les dépenses de sécurité sociale (+17,6% en 2009) et les dépenses publiques en général. Cela participe du développement du marché intérieur chinois.

    Il est probable que les déséquilibres entre la Chine et les États-Unis ne perdureront pas longtemps à ce niveau. Le dollar va donc probablement se déprécier et l’excédent commercial chinois diminuer. La question est surtout de savoir si ce rééquilibrage se fera brutalement ou pas. Le gouvernement chinois fera tout pour que cette transition d’un modèle mercantiliste tourné vers les exportations vers un modèle plus autocentré soit progressive, afin d’éviter une chute brutale de la valeur de ses avoirs à l’étranger et surtout les tensions sociales. Mais à terme, l’épargne des pays émergents financera davantage la croissance des pays émergents, et moins les économies des pays impérialistes.

    L’Inde a également bien résisté à la crise, en raison du maintien d’un certain contrôle des flux financiers extérieurs, et d’une faible dépendance de la croissance à l’égard des exportations (qui représentent 15% du PIB indien). La croissance est aujourd’hui très forte, et le gouvernement a annoncé début novembre une croissance de 6,5% pour 2009 et 8% pour 2010. Ce dynamisme de l’accumulation bénéficie à une faible minorité de capitalistes et de travailleurs qualifiés (l’Inde souffre d’une pénurie de travailleurs qualifiés) alors que la majorité de la population ne bénéficie pas des fruits de la croissance. Les inégalités se creusent fortement (3).

    Encadré 1 : les réserves de change

    En taux de change flexible, quand la balance des paiements (exportations – importations + entrée de capitaux – sorties de capitaux) tend à devenir excédentaire, il y a une demande excédentaire de monnaie nationale. La monnaie du pays s’apprécie pour équilibrer la balance des paiements et le marché des changes.

    En taux de change fixe, quand la balance des paiements est excédentaire, la Banque centrale doit acheter des actifs en devises étrangères (et émettre de la monnaie nationale en contrepartie) pour empêcher la monnaie du pays de s’apprécier et équilibrer la balance des paiements. Les réserves de change désignent les actifs en devises étrangères (sous forme de titres de la dette publique ou des dépôts bancaires) détenues par une Banque centrale. La Banque centrale doit donc, dans ce cas, accumuler des réserves de change (et puiser dans ses réserves de change si la balance des paiements est déficitaire).

    L’excédent de la balance commerciale (exportations – importations) chinoise était jusqu’à récemment le principal facteur qui expliquait l’augmentation des réserves de change en Chine. Dorénavant, avec le recul de l’excédent commercial, c’est l’afflux massif d’investissements étrangers en Chine (qui se traduit par l’achat de yuans contre des dollars pour financer les investissements), qui a tendance à apprécier le yuan, qui est le principal facteur d’augmentation des réserves de change en Chine.

    La contrepartie d’une accumulation de réserves de change est une augmentation de la masse monétaire. Pour éviter une augmentation trop rapide de la masse monétaire, la Banque centrale « stérilise » une partie de l’accumulation de réserves de change en retirant de la monnaie nationale en circulation (en émettant par exemple des titres souscrits par les banques). Cela permet de contenir l’augmentation de la masse monétaire, et donc l’inflation.

    Des taux de croissance divergents entre les principaux pays impérialistes et les pays émergents asiatiques

    Le dynamisme des économies émergentes va probablement peu profiter aux économies impérialistes, et donc ne permettra pas de tirer de façon importante la croissance mondiale. En effet, une grande partie des importations des pays émergents (en premier lieu la Chine) étaient réexportées, une fois assemblées, vers les pays impérialistes. La faiblesse de la demande dans les pays impérialistes va donc probablement conduire à une baisse conjointe des exportations et des importations des pays asiatiques. Se profile alors un ralentissement durable du commerce entre les pays impérialistes et les pays émergents (ce que Patrick Artus appelle la « déglobalisation »), qui ne s’expliquerait pas tant par la multiplication des obstacles protectionnistes (même s’il y a quelques signaux en ce sens, comme par exemple la décision d’Obama de relever les droits de douane sur les pneus importés de Chine), mais par le changement de mode de développement des pays asiatiques. Étant donné le niveau de la consommation dans les pays asiatiques, les produits occidentaux ne sont pas adaptés à cette nouvelle demande qui va émerger. La croissance du marché intérieur de ces pays va essentiellement être comblée par une production faite dans les pays émergents.

    Les pays impérialistes fortement exportateurs (Allemagne (4), Japon) vont particulièrement être touchés par cette absence probable de reprise du commerce mondial, malgré le regain d’activité dans les pays émergents. En revanche, ce regain va davantage profiter... aux exportations des pays émergents (par exemple les exportations de matières premières du Brésil et de l’Argentine vers la Chine), accentuant une tendance observable avant la crise. Ainsi, entre 2000 et 2008, les exportations des pays émergents vers les pays développés sont passées de 19% de leur PIB à 21%, alors que la part des échanges entre pays émergents dans leur PIB a presque doublé, passant de 7% à 12%. Alors que le gouvernement US souhaite que les exportations prennent le relais de la consommation comme moteur de la croissance, ceci risque d’être un vœu pieux, d’autant plus que les USA ont sous-investi ces dernières années dans l’industrie et les infrastructures publiques, portant atteinte à leur capacité à exporter davantage.

    Cette « déglobalisation » (partielle) n’est pas une vue de l’esprit. On en observe les premiers signes aujourd’hui : depuis début 2009, dans les pays émergents, la production nationale se substitue massivement aux importations. Alors que les pays impérialistes vont durablement s’installer dans le marasme économique, ils vont chercher à dynamiser leurs économies en augmentant leurs exportations vers les pays émergents (qui réduisent leurs importations...). D’où une probable guerre des taux de change pour être le plus compétitif possible et tenter de profiter des miettes de l’essor des économies émergentes. On en voit les prémisses aujourd’hui avec les tensions entre Européens et États-uniens autour de la faiblesse du dollar par rapport à l’euro.

    Contrairement à la récession de 2001-2003, la crise de 2007-2009 a été globale et d’une très grande intensité : elle a touché tous les marchés et toutes les économies, entraînant notamment une crise bancaire, un effondrement du commerce mondial, une chute des prix des matières premières. Mais il serait illusoire de croire que tous les pays vont être affectés de la même façon, et il serait dogmatique de croire que les pays impérialistes seraient forcément moins touchés que les autres. Le « découplage » des économies est relatif et partiel, mais il est déjà bien réel et va s’approfondir.

    L’Amérique latine durement touchée par la crise

    Taux de croissance annuel du PIB 1991 - 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 (prév)
    Brésil 2,5 1,3 2,7 1,1 5,7 3,2 4,0 5,7 5,1 -1,3
    Mexique 3,5 -0,2 0,8 1,7 4,0 3,2 5,1 3,3 1,3 -7,3
    Argentine 4,2 -4,4 -10,9 8,8 9,0 9,2 8,5 8,7 7,7 -1,5


    Source : Pierre Salama, « L’Amérique latine dans le tourbillon de la crise », article de juin 2009, en ligne sur le site www.contretemps.eu

    Le Brésil et l’Argentine ont depuis quelques années une balance commerciale excédentaire. Contrairement aux pays asiatiques, leurs exportations ne sont pas constituées de produits de haute technologie, mais de produits agricoles ou industriels d’un niveau technologique relativement bas. Après la grande crise de 1998-2002, l’Argentine a connu une très forte croissance, permise par la fin de la parité dollar-peso (avec une dépréciation initiale du peso qui a stimulé les exportations) et la forte hausse du cours des matières premières (5).

    Mais les économies d’Amérique latine n’offrent pas les mêmes perspectives de croissance que les économies asiatiques. L’application des mesures d’austérité imposées par les institutions internationales a, outre ses aspects fortement inégalitaires, empêché les États de mettre en place une politique industrielle (faible investissement public dans la recherche, etc.). Si bien que ces pays ne sont pas en capacité de « monter en gamme » et de concurrencer les pays asiatiques.

    Les pays d’Amérique latine ont abordé la crise actuelle avec des « fondamentaux » plus solides que par le passé : fin du déficit commercial chronique, diminution de la dette externe, augmentation des réserves de change. Cependant, la proportion croissante d’investissements de portefeuille par rapport aux investissements directs était un signe de fragilité. Si bien que ces pays ont été particulièrement touchés par le rapatriement des capitaux vers les pays impérialistes fin 2008-début 2009, et ses conséquences directes : effondrement des bourses, forte dépréciation des monnaies locales, et dégradation de la balance commerciale (qui reste malgré tout positive en Argentine et au Brésil). La production a en conséquence fortement chuté fin 2008-début 2009. Contrairement aux pays asiatiques, les capitaux reviennent moins vite, même si la fuite des capitaux ralentit (6) et que les monnaies locales s’apprécient à nouveau et que les bourses remontent (7).

    Contrairement aux pays impérialistes, et faute de rupture avec l’impérialisme, les pays d’Amérique latine ne peuvent pas mettre en place de véritables plans de relance, en abaissant fortement les taux d’intérêt et en augmentant les dépenses publiques (et donc en creusant le déficit public), sous peine d’entraîner une fuite des capitaux. Ils subissent donc passivement les effets de la crise, en espérant que l’orage passe et que les capitaux reviennent.

    De la déflation à court terme au retour de l’inflation à long terme

    La fuite en avant dans l’endettement va se payer. Le désendettement privé va être durable, car la perte de richesse financière et immobilière a réduit le niveau supportable d’endettement. Les ménages augmentent leur taux d’épargne et restreignent leur consommation. On n’observe aucun signe de reprise du crédit. En outre, avec un temps de retard, les salaires commencent à baisser. Avec les réformes ayant flexibilisé le marché du travail (particulièrement en Allemagne, la France étant en « retard »), les salaires sont désormais de plus en plus flexibles à la baisse lors des récessions. Tout ceci concourt à une inflation durablement basse dans les principaux pays impérialistes. Dans une situation où l’épargne va être canalisée vers le financement des déficits publics, les entreprises vont tenter de redresser leur profitabilité en baissant les salaires, tout en réduisant leur dépendance au crédit (via la hausse de l’autofinancement des investissements).

    Baisse des salaires, restauration de la profitabilité, réduction de l’endettement, hausse du taux d’autofinancement des investissements, stagnation des investissements, croissance atone : tel est le scénario quasi inéluctable qui attend les principaux pays impérialistes. C’est une répétition à grande échelle de la stagnation japonaise des années 1990 et 2000. Faute de dévalorisation massive du capital, de destruction de valeur, il n’y a pas d’alternative possible, pas de retour possible à la croissance des Trente Glorieuses. Il n’y aura donc pas de reprise en V ou en W, mais une stagnation en L (dans les pays impérialistes) accompagnée d’une déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur des profits. Un « L » pas complètement plat bien entendu : l’essentiel du frémissement actuel de croissance est du au restockage des entreprises (qui avaient vidé leurs stocks) et à l’effet (faible compte tenu des sommes injectées) des plans de relance. Autant de facteurs conjoncturels qui vont rapidement disparaître et qui montrent la fragilité du « frémissement » de croissance.

    Pour le moment, l’inflation est contenue dans les principaux pays émergents (hormis l’Inde) : les ressources en main-d’œuvre (population rurale) sont encore considérables (en Inde, environ 60% de la population active dépendent de l’agriculture !). Et la Chine a surinvesti ces dernières années (avec donc des excès de capacité). Mais ceci risque de changer à long terme quand l’exode rural aura pris fin.

    La liquidité mondiale – ou base monétaire mondiale [cf.l’encadré 2] – a explosé avec la crise, sous l’effet des politiques monétaires très expansionnistes dans les pays impérialistes, et de l’accumulation des réserves de change dans les pays émergents et exportateurs de pétrole. Mais la hausse de la base monétaire ne conduit pas automatiquement à une forte inflation, ni même à une quelconque relance du crédit. La politique monétaire expansionniste permet de contenir le coût de la dette publique ; elle permet également aux banques de rétablir leur profit, en accentuant le différentiel entre les rendements de leurs actifs (en premier les prêts qu’elles font) et les taux d’intérêt auxquels elles se refinancent. Mais elle n’est pas le remède magique pour relancer le crédit et dynamiser l’accumulation.

    L’excès d’offre de monnaie conduit à l’inflation lorsqu’il implique un excès de demande de biens qui fait grimper les prix. Ceci implique qu’il y a pleine utilisation des capacités de production. Pour le moment, le taux d’utilisation des capacités est bas. En l’absence de redémarrage de l’activité, le retour à un taux normal d’utilisation des capacités ne peut se faire que si des capacités de production sont détruites ou perdues (suite à des faillites ou à un moindre investissement). C’est un processus lent d’ajustement des capacités productives à une économie « rétrécie » par la crise. C’est alors que l’abondance de liquidités engendrera une forte inflation.

    Encadré 2 : base monétaire, masse monétaire, et inflation

    Base monétaire = billets en circulation + dépôts des banques à la banque centrale

    Masse monétaire = billets en circulation + dépôts des ménages et entreprises auprès des banques commerciales + actifs monétaires détenus par les institutions financières hors banque

    En temps normal, la base monétaire (monnaie émise par la banque centrale : liquidité au sens strict) et la monnaie en circulation dans l’économie réelle (liquidité au sens large) sont liées. Les banques commerciales doivent disposer de monnaie centrale (sur leur compte à la banque centrale) en proportion des crédits qu’elles accordent à leurs clients, et qui alimentent la masse monétaire en circulation. En effet, quand un crédit est effectué auprès d’un client, ce dernier en retire une partie sous forme de billets. Ces billets sont de la monnaie centrale, et sont obtenus par les banques commerciales quand elles piochent dans leur compte à la banque centrale.

    En temps de crise, les banques n’utilisent pas les réserves qu’elles ont auprès des Banques centrales pour prêter, ce qui déconnecte la base monétaire de la masse monétaire. Le « multiplicateur monétaire » (rapport entre la masse monétaire et la base monétaire) s’est effondré quand la crise a éclaté. Les banques commerciales gardent davantage la monnaie centrale dans leurs comptes (rémunérés) à la Banque centrale ou l’utilisent pour acheter des titres, plutôt que d’alimenter en billets l’économie réelle. Puisque les crédits ont chuté, et que le besoin de l’économie réelle en billets est proportionnel à la masse des crédits, il est logique que les banques conservent la liquidité dans leurs comptes à la banque centrale et se renflouent ainsi sans risque : les liquidités injectées par la banque centrale restent ainsi dans la sphère financière.

    De la même façon qu’une hausse de la base monétaire n’entraîne pas forcément une hausse de la masse monétaire, une hausse de la masse monétaire n’entraîne pas forcément une hausse de l’inflation. Ainsi, depuis 2004, on a constaté le développement des intermédiaires financiers hors banques qui opèrent sur les marchés monétaires. Ils gonflent la masse monétaire sans créer de risque inflationniste. Cette hausse ne peut donc pas être inflationniste, puisqu’elle ne génère pas de dépenses de consommation ou d’investissement en biens réels.

    Le retour de nouvelles bulles sur les prix des actifs

    La surabondance de liquidités, la très forte création monétaire, qui n’est pas injectée dans l’économie réelle des pays riches (par contre la distribution de crédits a repris dans les pays émergents), alimentent de nouvelles bulles sur les prix des matières premières et les actions des pays émergents. La liquidité créée dans les pays riches est ainsi transférée dans les pays émergents. Ainsi, depuis mars 2009, le cours du pétrole a augmenté de 75%, et on observe le même phénomène pour beaucoup de matières premières, comme par exemple le sucre ou le cuivre. On peut ici parler de bulles car on observe une forte hausse des prix (en moyenne 20% pour les matières premières hors énergie) alors que la consommation de ces matières premières n’a pas (encore) significativement augmenté.

    Le cours des actions a également augmenté partout dans le monde, particulièrement dans les pays émergents. Des nouvelles bulles sont donc en cours de formation, préparant ainsi de nouveaux krachs. Les banques centrales sont ainsi incitées à maintenir leurs taux d’intérêts à un bas niveau, sous peine de prendre le risque de crever ces bulles en formation. C’est exactement cette logique qui produit des bulles de plus en plus gigantesques aux conséquences économiques de plus en plus importantes.

    La particularité de ces nouvelles bulles (sur les matières premières, les actions des pays émergents) est qu’elles ne tirent pas la croissance. Avant 2007, les hausses des cours boursiers avaient artificiellement gonflé les profits, et donc dopé l’investissement ; la flambée des prix immobiliers avaient stimulé l’endettement des ménages et donc leur consommation. En revanche, la nouvelle bulle sur les matières premières est au contraire néfaste à la croissance, alors que celle sur les actions des pays émergents n’a guère d’effet significatif.

    La guerre (pour l’instant) feutrée des taux de change

    Les États-Unis ont un énorme déficit commercial. Pendant les premiers mois de la crise, on a observé des flux de capitaux importants des pays dominés vers les États-Unis, compensant le déficit commercial et équilibrant la balance des paiements. Aujourd’hui, ces flux de capitaux ont disparu, et on observe au contraire l’apparition de sorties de capitaux massives depuis les États-Unis vers les pays émergents (8). Les Banques centrales des pays émergents (en premier lieu la Chine) utilisent leurs excédents commerciaux pour acheter massivement des actifs en dollars (ce qu’on appelle les réserves de change) pour éviter une appréciation de leur monnaie et une dépréciation du dollar. La Chine a ainsi accumulé 177 milliards de dollars de réserves de change au 2ème trimestre 2009, pour garder sa position concurrentielle. Tant que la Chine accumule les réserves de change, les États-Unis continuent à jouir du privilège de la domination du dollar (monnaie mondiale) qui leur permet de financer à des taux d’intérêt très faibles leurs déficits publics et leur déficit extérieur.

    Pendant ce temps-là, l’euro continue à s’apprécier par rapport au dollar, et donc par rapport aux monnaies asiatiques arrimées au dollar. Les USA cherchent (et parviennent) à dynamiser leurs exportations et à réduire leur déficit commercial grâce à la dépréciation du dollar, au détriment de l’UE.

    Si la dépréciation du dollar procure des avantages à court terme pour les capitalistes US, elle menace le statut du dollar comme monnaie mondiale (de commerce et de réserve), et les privilèges qui vont avec. Même si aujourd’hui la Chine limite la chute du dollar, il n’en sera pas forcément de même à moyen terme. Même du point de vue des exportations chinoises, une appréciation du yuan par rapport au dollar ne serait pas si catastrophique : en effet, le contenu en importations des exportations chinoises est très élevé (la Chine importe des biens, les transforme, puis les exporte), si bien qu’une appréciation du yuan aurait certes pour effet de réduire la compétitivité des produits chinois, mais cette réduction serait partiellement compensée par la baisse du prix des biens importés en yuans.

    L’accumulation sans fin des réserves de change présente de gros inconvénients pour la Chine : en effet, sa contrepartie est la perte de contrôle de sa politique monétaire : la création monétaire explose, alimentant les bulles potentiellement explosives. Toutefois, le passage à un taux de change flexible pour le yuan exige, en préalable, la levée des obstacles à la liberté des circulations de capitaux (entrants et sortants), et donc un risque de perte de contrôle de la bureaucratie chinoise sur l’économie. Si la Chine arrête de soutenir le cours du dollar, les USA seront alors contraints d’augmenter leurs taux d’intérêt (ce qui aura un effet récessif) afin d’éviter l’effondrement de leur monnaie.

    Depuis quelque temps, la Chine (alliée à la Russie) manifeste de plus en plus sa volonté de voir émerger une nouvelle monnaie transnationale qui se substituerait au dollar. Si la Chine passait des paroles aux actes et laissait plonger le dollar, cela ouvrirait une période de grave tension puisque les USA pourraient être tentés d’utiliser leur suprématie militaire pour imposer le maintien du statut international du dollar. Il y a une probabilité non négligeable qu’à moyen terme une coalition se dresse pour remettre en cause l’hégémonie monétaire du dollar, avec pour corollaire une montée des tensions inter-étatiques pouvant mener jusqu’à la guerre.

    Les limites de l’endettement public

    Pour faire face à la chute de l’activité, les États ont multiplié les plans de relance, accru les dépenses publiques (sans augmenter les recettes), et donc accru considérablement les déficits publics : en 2009, plus de 12% au Royaume Uni, environ 10% aux USA, plus de 8% en France, etc.

    Au plus fort de la crise, les investisseurs privés se sont précipités pour souscrire aux bons du trésor émis par les États, ceux-ci constituant des placements sûrs même si peu rémunérateurs (9). Mais aujourd’hui, alors que les investisseurs privés pourraient se détourner des bons du trésor ou exiger des rendements supérieurs, les Banques centrales monétisent les déficits publics pour éviter une augmentation des taux d’intérêt à long germe. C’est-à-dire qu’elles achètent des titres publics en créant de la monnaie ! En outre, les gouvernements cherchent à accroître les exigences de détention de fonds propres liés à la détention d’actifs risqués (comme les actions), ce qui ne peut que pousser les investisseurs à acheter des obligations publiques. Cette captation de l’épargne par l’État prive les entreprises de financements externes et les force à autofinancer leurs investissements, ce qui les conduit soit à réduire l’investissement, soit à réduire les salaires pour accroître les profits (et financer l’autofinancement). C’est ce qu’on a observé au Japon depuis les années 1990.

    La politique de monétisation de la dette publique a des limites. En effet, à partir d’un certain stade, les entreprises et les ménages cherchent à se débarrasser de leurs excès de liquidités : en raison du très faible rendement des liquidités, et en raison de la défiance vis-à-vis de la monnaie (crainte d’une perte de valeur future de la monnaie en raison de l’explosion de l’offre de monnaie). Ainsi, ils cherchent à acheter des actifs réels, par exemple des matières premières comme on l’observe en ce moment. Surtout, les pays émergents pourraient cesser d’accumuler des réserves de change (dont la contrepartie est l’explosion du crédit qui alimente les bulles) au fur et à mesure que leur croissance se recentrera sur leur marché intérieur. Cela pourrait faire plonger les monnaies des pays impérialistes, et donc faire exploser le prix des importations, les contraignant à augmenter leurs taux d’intérêt à long terme pour éviter une dépréciation trop forte.

    Il y a donc des limites aux creusements des déficits publics. Même si les différents États prolongent l’essentiel de leur plan de relance pour 2010 (en imposant déjà l’austérité pour les travailleurs), ils seront contraints d’augmenter massivement les impôts et de réduire les dépenses fin 2010. La seule vraie reprise qui s’annonce est donc celle des impôts payés par les travailleurs !

    Au final, les plans de relance serviront à quoi ? Essentiellement à enrichir ceux qui possèdent les titres de la dette des États. Mais ils auront complètement échoué à relancer le crédit bancaire, et donc l’activité. Ceci signe l’échec éclatant des politiques keynésiennes. En voulant substituer la dette publique à la dette privée (cette substitution ne pouvant de toute façon pas être totale vue l’ampleur de l’endettement privé), les politiques de « relance » (budgétaire et monétaire) ne font que prolonger la fuite en avant, masquer la suraccumulation structurelle des économies impérialistes, en alimentant de nouvelles bulles, qui préparent des crises encore plus grandes. Car il n’y a pas d’autre solution que d’épurer la dette globale. C’est un violent rappel à l’ordre de l’économie réelle, de la crise structurelle de suraccumulation du capital. Le gonflement du capital fictif a bien sur des effets sur l’économie réelle, en stimulant artificiellement la consommation et l’investissement des entreprises. Mais cela ne peut durer qu’un temps.


    1) Cf. Ampleur, causes et conséquences du ralentissement économique dans les pays impérialistes, dans Le CRI des travailleurs n° 32.

    2) La Tribune, 15 septembre 2009

    3) Pour plus de détails sur la situation en Inde, cf. l’article de François Chesnais et Nadine Floury dans Carré rouge : http://www.carre-rouge.org/article.php3?id_article=277

    4) En particulier l’Allemagne, qui exporte surtout des biens d’investissement (technologiquement sophistiqués), dont la consommation (productive) a bien plus chuté que celle des biens de consommation.

    5) La composition des exportations argentines (relativement stable depuis 10 ans) est (en valeur) : 31 % pour les produits manufacturés d’origine industrielle, 22 % pour les produits primaires hors combustibles, et 34 à 35 % pour les produits manufacturés d’origine agricole. Compte tenu de la flambée des prix agricoles, cela signifie que l’Argentine s’est réindustrialisé (dans les produits de basse technologie) depuis la fin de la crise de 1998-2002.

    6) Selon la banque centrale argentine, les sorties de capitaux atteignent 23 milliards de dollars en 2008, 5,6 milliards au premier trimestre de 2009, 2,5 milliards au second trimestre en Argentine selon la Banque centrale.

    7) Afin de limiter l’ampleur de la nouvelle bulle et éviter une appréciation trop rapide du real (qui s’est apprécié de 27% depuis début 2009), le Brésil a décidé de taxer les transactions financières (au taux de 2%) quand les capitaux entrent dans le pays pour être investi en bourse (investissements de portefeuille).

    8) Les investisseurs empruntent en dollar à des taux très bas, et investissent ensuite (surtout sur les marchés financiers) dans les pays émergents (phénomène de « carry trade »). Pour contrebalancer ces entrées de capitaux et éviter une appréciation de leur monnaie, les pays émergents augmentent leurs réserves de change, d’où la hausse très forte des liquidités qui alimentent de nouvelles bulles dans les pays émergents

    9) Toutefois, les taux d’intérêt à court terme sont tombés tellement bas (proche de zéro) que l’écart entre les taux d’intérêt à long terme liés aux obligations émises par l’État et les taux à court terme s’est accru, rendant les bons du trésor (obligations publiques) particulièrement attrayantes.

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