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Deux discours de Rosa Luxembourg contre le réformisme (1898)
Pour contribuer à la discussion sur le programme que nous voulons, notamment à l’indispensable délimitation entre réformistes et révolutionnaires, nous avons jugé utile de publier ici deux brefs discours de la grande dirigeante et théoricienne marxiste Rosa Luxembourg (1871-1914). Prononcés lors du congrès de Stuttgart du Parti social-démocrate allemand (SPD) les 3 et 4 octobre 1898, ils constituent sa contribution au débat en défense du programme et de la stratégie révolutionnaires, au moment où une partie du parti social-démocrate allemand, sous la direction d’Édouard Bernstein, cherchait à mettre en cause le marxisme (position dite « révisionniste ») au profit d’une orientation ouvertement réformiste…
Discours sur la tactique
Les discours (…) d’un certain nombre (…) [de camarades] sur un point extrêmement important, sur la compréhension des rapports entre notre but final et la lutte quotidienne, ont démontré qu’il existe dans notre parti une certaine confusion.
On déclare : ce qu’on dit du but fanal constitue un beau passage dans notre programme, qu’il ne faut certainement pas oublier, mais qui n’a aucun rapport direct avec notre lutte pratique. Peut-être même se trouve-t-il un certain nombre de camarades qui pensent qu’une discussion sur le but final n’est qu’une discussion académique. Je prétends, au contraire, qu’il n’existe pas pour nous, en tant que parti révolutionnaire, prolétarien, de question plus pratique que la question du but final. Car, réfléchissez-y ; en quoi consiste, en fait, le caractère socialiste de notre mouvement ? La lutte pratique proprement dite se divise en trois parties principales : la lutte syndicale, la lutte pour les réformes et la lutte pour la démocratisation de l’État capitaliste. Est-ce que ces trois formes de notre lutte sont, en fait, du socialisme ? Absolument pas !
Prenons tout d’abord le mouvement syndical, Voyez l’Angleterre ! Dans ce pays, le mouvement syndical, non seulement n’est pas socialiste, mais il est même, en partie un obstacle au mouvement socialiste. En ce qui concerne les réformes sociales, les « socialistes de la chaire », les socialistes nationaux et autres gens de même acabit, les préconisent également. Quant à la démocratisation, elle n’a rien que de spécifiquement bourgeois. La bourgeoisie avait déjà avant nous inscrit la démocratie sur ses drapeaux. Qu’est-ce qui fait alors de nous, dans notre lutte quotidienne, un parti socialiste ? C’est seulement le rapport de ces trois formes de lutte pratique avec notre but final. C’est uniquement, le but final qui donne son esprit et son contenu à notre lutte socialiste et en fait une lutte de classe. Et, par but final, nous ne devons pas entendre, comme l’a dit Heine, telle ou telle représentation de la société future, mais ce qui doit précéder toute société future, c’est à dire la conquête du pouvoir politique. (Interruption : Alors, nous sommes d’accord !)
Cette conception de notre tâche est en rapport étroit avec notre conception de la société capitaliste, selon laquelle cette société s’engage dans des contradictions insolubles qui rendent finalement une explosion nécessaire, une catastrophe dans laquelle nous jouerons le rôle du syndic chargé de liquider la société en faillite. Mais si nous pensons que ce n’est que par la révolution, que nous pouvons faire triompher les intérêts du prolétariat, des conceptions, comme celles qui ont été répandues ces derniers temps par Heine, selon lesquelles nous pouvons faire également des concessions dans le domaine du militarisme, sont inadmissibles. De même la déclaration faite par Conrad Schmidt dans l’organe central de la majorité socialiste au Parlement, et des déclarations comme celle de Bernstein, selon laquelle, une fois arrivés au pouvoir, nous ne pourrons pas nous passer du capitalisme. Quand j’ai lu cela je me suis dit : Quel bonheur qu’en 1871, les ouvriers socialistes français n’aient pas été aussi sages, car, dans ce cas, ils auraient dit : Amis, mettons-nous au lit, notre heure n’a pas encore sonné, la production n’est pas encore suffisamment concentrée, pour que nous puissions nous maintenir au pouvoir. Mais alors nous aurions eu, au lieu du spectacle grandiose de leur lutte héroïque, un tout autre spectacle, et, dans ce cas, les ouvriers n’auraient pas été des héros, mais simplement de vieilles femmes. J’estime que la question de savoir si nous pourrons, une fois au pouvoir, socialiser la production, et si elle est déjà assez concentrée pour cela, est une question académique. Pour nous, il ne fait aucun doute que nous devons tendre vers la prise du pouvoir politique. Un parti socialiste doit être toujours à la hauteur de la situation. Il ne doit jamais reculer devant ses propres tâches. C’est pourquoi nous devons clarifier complètement notre conception de ce qui est notre but final. Nous le réaliserons, envers et contre tout (Applaudissements.)
Réplique à Vollmar
Vollmar m’a reproché amèrement de vouloir, moi, jeune recrue dans le mouvement, faire la leçon aux vieux vétérans. Ce n’est pas le cas. Cela serait superflu, parce que je suis fermement convaincue que les vétérans partagent mon point de vue. II ne s’agit pas du tout ici de faire la leçon à qui que ce soit, mais d’exprimer, d’une façon claire et non équivoque, une certaine tactique. Je sais parfaitement bien que j’ai encore à gagner mes épaulettes dans le mouvement allemand. Mais je veux le faire à l’aile gauche, où l’on veut lutter contre l’ennemi, et non pas à l’aile droite, où l’on veut conclure des compromis avec lui. (Protestations.) Mais quand Vollmar répond à mes arguments en disant : « Espèce de blanc-bec, je pourrais être ton grand-père ! », c’est pour moi une preuve qu’il est à bout d’arguments. (Rires.) En fait, il a fait dans son discours toute une série de déclarations, qui sont, pour le moins, étranges dans la bouche d’un vétéran. A sa citation écrasante de Marx sur la législation ouvrière, j’opposerai une autre déclaration de Marx, aux termes de laquelle l’introduction de la législation ouvrière en Angleterre signifiait, en fait, le salut pour la société bourgeoise. Vollmar a déclaré, en outre, qu’il est faux de prétendre que le mouvement syndical n’est pas un mouvement socialiste, et; il a invoqué l’exemple des trade-unions anglaises. Vollmar ignore-t-il donc la différence existant entre l’ancien et le nouveau trade-unionisrne ? Ne sait-il pas que les vieux trade-unionistes partagent entièrement le point de vue bourgeois le plus borné ? Ne sait-il pas que c’est Engels lui-même qui a exprimé l’espoir que, désormais, le mouvement socialiste se développerait en Angleterre, parce que celle-ci a perdu sa suprématie sur le marché mondial et que, par conséquent, le mouvement des trade-unions doit s’engager dans de nouvelles voies?
Vollmar a évoqué ici le spectre du blanquisme. Ignore-t-il la différence qui existe entre le blanquisme et la social-démocratie? Ne sait-il pas que, chez les blanquistes, c’est une poignée d’émissaires qui doivent s’emparer du pouvoir politique, au nom de la classe ouvrière, et que, pour la social-démocratie, c’est la classe ouvrière elle-même ? C’est là une différence que l’on ne devrait pas oublier, quand on est un vétéran du mouvement social-democrate. Enfin, il m’a reproché d’être partisan de la violence. Je n’ai, ni dans mes déclarations ni dans mes articles centre Bernstein dans la Gazette populaire de Leipzig, donné le moindre prétexte à une telle affirmation. Je pense, tout au contraire, que la seule violence qui nous mènera à la victoire est l’éducation socialiste de la classe ouvrière dans la lutte quotidienne.
On ne pouvait me faire, au sujet de mes déclarations, de plus grand compliment que de dire qu’elles étaient quelque chose de tout à fait évident. Certes, cela doit être quelque chose de tout à fait évident pour un social-démocrate, mais cela ne l’est pas pour tous ceux qui sont ici à ce congres (Oh!), par exemple, pour le camarade Heine, avec sa politique de compensation. Comment la concilier avec la conquête du pouvoir ? En quoi peut consister la politique de compensation ? Nous exigeons le renforcement des droits du peuple, des libertés démocratiques. L’État capitaliste exige, de son côté, le renforcement de ses moyens de contrainte, l’augmentation du nombre de ses canons. Supposez le cas le plus favorable, où l’accord est conclu et observé honnêtement par les deux parties. Ce que nous obtenons n’existe que sur le papier. Boerne disait déjà : « Je ne conseille à personne de prendre une hypothèque sur une Constitution allemande, car toutes les Constitutions allemandes sont dans les biens meubles ». Pour qu’elles aient quelque valeur, les libertés constitutionnelles doivent être obtenues au moyen de la lutte, et non par suite d’un contrat. Mais ce que l’État capitaliste recevrait de nous en échange aurait une existence ferme, brutale. Les canons, les soldats que nous lui accordons modifient à notre désavantage le rapport matériel, objectif, des forces en présence. C’est Lassalle lui-même qui déclarait : la véritable Constitution d’un pays ne consiste pas dans la Constitution écrite, mais dans le rapport réel des forces en présence. Le résultat de la politique de compensation consiste, par conséquent, toujours à modifier la situation en notre faveur seulement sur le papier, mais à la modifier, dans la réalité objective, en faveur de nos adversaires; en fin de compte, à affaiblir nos positions, tandis que nous renforçons celles de nos adversaires. Je demande si l’on peut dire d’un homme qui fait une telle proposition qu’il veut sérieusement la conquête du pouvoir politique. C’est pourquoi je crois que l’indignation avec laquelle le camarade Fendrich a souligné le caractère tout naturel de notre lutte en faveur de la prise du pouvoir m’était seulement adressée par erreur. C’est à Heine qu’elle s’adressait, en réalité ; elle n’était que l’expression de l’antagonisme brutal dans lequel Heine s’est placé à l’égard de la conscience prolétarienne de notre parti, lorsqu’il a osé parler d’une politique de concessions à l’égard de l’État capitaliste.
Vient ensuite la déclaration de Conrad Schmidt, aux termes de laquelle l’anarchie de la domination capitaliste pourrait être surmontée au moyen de la lutte syndicale. Si quelque chose a donné prétexte à la phrase du programme concernant la nécessité de la conquête du pouvoir politique, c’était précisément l’idée que, sur le sol de la société capitaliste, aucune herbe ne pousse pour la suppression de l’anarchie capitaliste. Chaque jour accroît l’anarchie, les souffrances effroyables de la classe ouvrière, l’insécurité de l’existence, l’exploitation, la différence entre pauvres et riches. Peut-on dire d’un homme qui veut obtenir la solution par des moyens capitalistes qu’il considère comme nécessaire la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière ? Par conséquent, ici également, l’indignation de Fendrich et de Vollmar ne s’adresse pas à moi, mais à Conrad Schmidt. Et enfin, la déclaration dans la Neue Zeit : « Le but final, quel qu’il soit, n’est rien pour moi ; le mouvement est tout ! » Celui qui dit cela, n’est pas, lui non plus, convaincu de la nécessité de la conquête du pouvoir politique.
Vous voyez qu’un certain nombre de nos camarades ne se placent pas sur le terrain du but final de notre mouvement. Et c’est pourquoi il est nécessaire de le dire clairement et sans équivoque. C’est actuellement plus que jamais nécessaire. Les coups de la réaction tombent sur nous drus comme grêle. Nous devons répondre au dernier discours de l’empereur. Nous devons déclarer, d’une façon claire et nette, comme le vieux Caton: « Je pense qu’il faut détruire cet État ! » La conquête du pouvoir politique reste notre but final, et le but final reste l’âme de notre lutte. La classe ouvrière ne doit pas se placer au point de vue décadent du philosophe : « Le but final n’est rien, c’est le mouvement qui est tout ! » Non, au contraire : le mouvement, en tant que tel, sans rapport avec le but final, le mouvement comme fin en soi, n’est rien, c’est le but final qui est tout ! (Applaudissements.)
Source : http://www.marxists.org