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Piron, Bretoncelles, 1974-1976: 21 mois de lutte, dont 6 semaines d’autogestion ouvrière
Situés en zone rurale, les établissements PIRON installés en Perche Ornais étaient une entreprise de sous-traitance (Renault, Citroën, CEPEM, etc.), employaient en majorité une main-d’œuvre féminine, issue pour la plupart de la petite paysannerie, et dont le salaire vient compléter le maigre revenu de la ferme.
Dans cet après 1968, l’installation de Piron en zone rurale, venant de la région parisienne, correspond déjà à une délocalisation et à tous ses avantages inhérents. Aucun respect des conventions collectives (salaires, classification professionnelle, horaires, hygiène et sécurité) pour la majorité du personnel.
Par contre, les quelques professionnels de l’outillage ont un salaire égal à celui de la région parisienne, achetant par là leur silence, entretenant la division et le calme dans l’entreprise.
La violence intrinsèque à l’entreprise est terrible : licenciements, brimades, accidents de travail (entre 1970 et 1973, 8 accidents du travail par amputation des doigts ou de la main complète, œil crevé, fracture, écrasement et autres). La riposte des salariés est puérile, les hommes allant uriner en cœur sur la voiture de sport du fils Piron.
En 1972, après un échec d’embauche aux établissements Moulinex (dû, de son propre aveu, au permanent de la CGT Alençon), Danièle R. et Antoine R. — ce dernier militant CGT et LCR issu d’une entreprise métallurgique de la région parisienne, Clesse Mandet —, enfants de 1968, sont embauchés aux établissements Piron, Danièle R. à l’administratif, Antoine R. à l’outillage. Six mois après, Danièle R. est licenciée pour avoir refusé de camoufler par sa déclaration à la Sécurité Sociale un accident de trajet où un salarié avait trouvé la mort par un malaise ayant provoqué sa chute en mobylette. Le prétexte du licenciement étant d’avoir « décroché le téléphone alors que le PDG lui adressait la parole » — ce prétexte même en dit long sur le climat de répression.
Spontanément, les ouvrières de fabrication veulent se mettre en grève. La dissuasion est difficile mais l’implantation syndicale en dépend. Le rapport de force se met en place et se consolide.
Après le refus de la CGT, à travers son permanent Richet, de nommer Antoine R., représentant syndical, une section syndicale CFDT se met en place, organise les élections et emporte les 4 sièges à pourvoir, au détriment de FO.
L’élection du comité d’entreprise permet de nommer une commission Hygiène et Sécurité et un expert comptable (cabinet Masson de la région parisienne) pour le compte du CE afin d’établir le bilan de l’entreprise.
La section syndicale prend toutes ses responsabilités, mais l’action revendicative est toujours discutée en assemblée générale du personnel.
Mise en place d’un Comité d’Hygiène et Sécurité avec droit de bloquer une machine ou un poste défectueux sur plainte d’un salarié. Aucun accident du travail grave en 1974 – la convention collective est strictement appliquée.
Brusquement, la direction annonce 26 licenciements, dont plusieurs cadres de l’entreprise. La section CFDT organise l’action : non seulement les licenciements sont annulés, mais tous les O.S. obtiennent une augmentation de 80 centimes de l’heure.
Le 11/12/74, la direction annonce officiellement au C.E. la fermeture de l’entreprise.
Le 12/12/74, spontanément, les travailleurs arrêtent leurs machines. À 9h30, la direction convoque le CE. L’ensemble du personnel occupe le bureau, les couloirs, l’administratif. La direction confirme le dépôt de bilan.
Simultanément, les travailleurs s’opposent à plusieurs chauffeurs et à l’huissier qui venaient récupérer un ensemble d’outils de découpe, appartenant à la CEPEM, Renault, Citroën.
15h30 : les travailleurs décident en assemblée générale d’expulser Piron Père et Fils de l’entreprise.
À 17h30 un Comité de lutte de 12 membres est élu : il comprend la CFDT majoritaire, FO, les non syndiqués, les cadres.
Un communiqué de presse est rédigé. Il dit notamment : « Devant le cynisme et l’inutilité de la direction, devant son incapacité permanente à résoudre les problèmes posés, devant sa volonté délibérée de saboter l’outil de travail qu’est notre usine, les travailleurs ont décidé d’expulser Mrs Piron Père et Fils de l’entreprise. »
L’usine est sous notre garde. Toutefois, la production continue, les clients sont livrés. Le directeur commercial de Renault se déplace, inquiet. Nous lui assurons les livraisons dans la mesure du paiement de la production – qui sera réparti en assemblée générale en fonction des besoins.
Une partie des travailleurs est à la production, l’autre partie aux différentes commissions (gardes de nuit, repas, popularisation de la lutte et contrôle financier). La production et les commissions sont tenues à tour de rôle. À aucun moment l’autogestion n’a été abordée, mais elle est de fait. La lutte et la conscience politique se radicalisent de jour en jour en fonction des expériences. Quant à la cogestion ou la coopérative, nous étions résolument contre, l’objectif des travailleurs étant d’obliger les pouvoirs publics à retrouver un repreneur de l’entreprise.
Une assemblée générale a lieu chaque matin avant la reprise du travail. Le comité de lutte est révocable. Toutes les décisions, tant du point de vue de la production que des différentes commissions y sont examinées. Les cadres n’ont d’autre pouvoir que celui de leur compétence. Cette situation crée rapidement une dualité entre ouvriers et cadres : ces derniers sont expulsés. Quelques éléments de FO tentent un coup de force pour prendre le contrôle de la fabrique : ils sont repoussés.
La diffusion du conflit est, dans un premier temps, un des objectifs principaux du Comité de Lutte. Fin décembre, une centaine de personnes se retrouve dans une salle paroissiale de Moutiers-au-Perche pour créer et coordonner des Comités de Soutien aux travailleurs de Bretoncelles. Groupes ouverts à tous, sur la base d’un soutien aux initiatives des ouvriers en lutte, mais autonomes par rapport à ces derniers. Les objectifs sont définis :
- Populariser au maximum la lutte et organiser la solidarité financière et matérielle.
- Diffuser l’information.
- Faire pression sur les pouvoirs publics pour favoriser un règlement acceptable du conflit.
La coordination de ces groupes est assurée par un bureau composée d’un représentant de chacun des Comités de soutien.
En quelques semaines, 14 comités de soutien sont constitués dans la région.
Une vingtaine de tonnes d’outils de découpe – estampage, cambrage —, propriétés des clients, Renault en priorité, sont mis à l’abri « comme trésor de guerre ».
Parallèlement, les problèmes de matière première commencent à se faire sentir. Les banques ne versent plus l’argent des salaires. Le tribunal, par ordonnance de référé, décide l’expulsion des travailleurs.
L’Union régionale CFDT prend ce parti et fait un « forcing » pour que nous évacuions les ateliers. Dans la nuit, en assemblée générale, la décision est mise aux voix. Deux tendances se font jour : l’une, soutenue par Antoine R., veut se maintenir dans l’unité de production ; l’autre, représentée par Joseph L., propose de quitter tout simplement l’usine – sans autre perspective qu’une hypothétique rencontre avec les pouvoirs publics. La position de l’Union régionale pèse lourd et crée une division importante. À quelques voix près, l’évacuation est décidée.
Cette décision est terrible de conséquences. En une nuit, les travailleurs présents dans l’occupation de l’usine passent de 70 à 30 pour décider l’occupation de la Mairie, puis de la salle des fêtes.
Toutefois la lutte continue. Un appel à la coordination des luttes réunit 1300 à 1400 personnes (selon Ouest-France) dans la salle des fêtes de Bretoncelles occupée. Contact avec [les entreprises en lutte] Caron Ozanne, Briare, Bigchief, Manuest, LIP, etc. Coordination des luttes avec les Paysans Travailleurs : manifs communes, présence physique lors d’expulsions de paysans par les gardes mobiles. Appel à l’auto-défense ouvrière et la coordination des luttes par une affiche éditée par Caron Ozanne en grève. Vente de viande, d’œufs, de lait à prix réduits par les paysans présents dans les Comités de soutien.
D’actions en actions, d’occupation en occupation, avec un soutien sans réserve des Comités de soutien et d’organisations d’extrême gauche, après 21 mois de présence continuelle sur le terrain, un accord verbal est conclu entre Joseph L., Antoine R. et un repreneur. Les travailleurs encore au chômage en faisant la demande seront repris sans exclusive, à condition que Joseph L. et Antoine R se retirent. L’accord a été conclu, le contrat a été respecté.
Quelques mois après, un accident travail cause l’amputation d’une main d’une ouvrière aux presses.
La mise au pas contre la reprise
Le Comité de lutte était composé de 12 membres ; en réalité il était extrêmement difficile de déléguer – chaque travailleur s’accaparant la lutte. Les réunions du Comité de lutte devenaient Assemblées générales. D’un point de vue organisationnel, la situation était très dure à tenir, mais cela a permis une radicalisation importante et une prise de conscience politique de chacun.
L’action de la section CFDT en tant que telle, s’est fondue dans le Comité de Lutte, ce qui bien sûr, soulevait de vives inquiétudes au sein de l’Union Régionale CFDT (qui menait un double jeu) et particulièrement au National, et je reste mesuré.
Une des caractéristiques de la lutte de Bretoncelles, et qui a causé en partie son isolement par rapport aux instances syndicales et politiques (PC, PS), a été, bien sûr, la remise en cause des rapports de production, mais surtout la hiérarchie du pouvoir de domination (dirigeants /exécutants) et la démocratie directe qui a été le point fort du mouvement.
À ce sujet, la position de l’Union Régionale CFDT appuyant la décision d’expulsion est caractéristique et exemplaire de la hiérarchie du pouvoir. Nous ne pouvons pas parler d’« erreur stratégique » de l’Union Régionale, mais d’une décision cohérente à la bureaucratie syndicale donnant des gages à la bourgeoisie locale, la veille même d’une réunion importante se tenant à la Préfecture.
Le Comité de Lutte, les assemblées générales de travailleurs, les comités de soutien ont été le centre de toutes les attaques de la bourgeoisie bien sûr, mais aussi du Parti Communiste et de la CGT.
Le Parti Communiste lui, décide de ce qui est à l’ordre du jour, il est propriétaire des changements. Il décide contre les faits, contre la lutte, contre les travailleurs. L’ordre du jour, dans cette période, est pour lui le « programme commun ».
Antoine Rubinat,
un des animateurs de la lutte,
délégué syndical CFDT chez Piron,
militant de la LCR,
aujourd’hui au NPA
Un camarade ayant exprimé sa surprise que les travailleurs se soient battus pour un repreneur et demandé s’il y avait eu pendant la lutte des discussions sur le mot d’ordre d’expropriation et de reprise publique sous contrôle des travailleurs par l’État, le département ou la municipalité, Antoine Rubinat a apporté la réponse suivante :
Ta question portant sur l’expropriation possible, et de reprise publique sous notre contrôle, bien que tenant en quelques mots, demanderait l’analyse complète de la lutte de Bretoncelles, ainsi que celle de la période. Je vais me limiter à quelques idées fortes.
La lutte s’est développée d’abord en situation d’auto-défense dans un village de quelques centaines d’habitants, isolé géographiquement dans un canton très peu industrialisé et sans aucune tradition syndicale ou de conscience politique au sens traditionnel du terme.
Les salariés étaient composés dans leur ensemble d’une main-d’œuvre sans qualification, à majorité féminine, venant compléter le revenu de la petite exploitation agricole particulièrement touchée dans notre région du Perche Ornais.
Le point d’appui de notre action et de toute la lutte a été cette colère spontanée générée par la brutalité digne du début de l’industrialisation au XIXe siècle :
- ce qui veut dire concrètement que nous devions lutter et prendre conscience politiquement ;
- ce qui veut dire déjà pouvoir libérer la parole de nos camarades dans les Assemblées générales et avancer les mots d’ordre dans une dialectique fine avec la prise de conscience.
Ceci dit, l’entreprise « Piron » usine de sous-traitance, n’avait pas de production propre pouvant être commercialisée (pièces détachées spécifiques) : nous dépendions entièrement des commandes Renault, Citroën, CEPEM… L’outillage lui-même, fabriqué par nos soins, était la propriété des donneurs d’ordres.
Il faut savoir que Renault avait immédiatement annulé toute ses commandes de montres de tableaux de bord pendant la lutte de LIP, ce qu’il s’est empressé de faire aux Ets Piron dès l’obtention des pièces les plus urgentes, ainsi que Citroën et CEPEM (ce qui a motivé « le trésor de guerre », propriété de ces entreprises).
Il faut savoir aussi qu’après l’éviction de tous les cadres (après une période de dualité et de tentatives de prise de contrôle par ceux-ci), les rapports de forces en présence se sont particulièrement radicalisés : la bourgeoisie locale, les pouvoirs publics à l’extérieur ; à l’intérieur de l’entreprise, l’Union départementale CFDT a mandaté en permanence un nommé Michel L., licencié des établissements Luchaire, pour contrôler la situation – appuyé par les éléments de la section les plus « droitiers », dont Joseph. L. était le porte-parole. La partie la plus radicale s’appuyait sur moi-même, sachant que la Ligue de Caen avait détaché le camarade Bernard (un des fondateurs des comités de soldats) qui lui aussi était en permanence avec nous, bien que n’intervenant pas du tout auprès des salariés – trop réservé d’ailleurs à mon goût en regard à Michel L. –, mais ce qui me permettait, en tête à tête, d’exposer mes idées avec lui.
Pour populariser la lutte et avoir une reconnaissance légale, nous avions besoin de l’union régionale CFDT et de là découlait une situation de « compromis ou non », ce qui nous a amenés, par exemple, à nous retrouver en minorité face à la tendance « union régionale » nous demandant de quitter l’usine.
L’autogestion ouvrière était la perspective de départ, mais dans un processus de coordination des luttes débouchant (nous l’espérions) sur une période pré-révolutionnaire. De là notre mot d’ordre « coordination des luttes » et « d’auto-défense ouvrière », une partie des travailleurs, à tour de rôle, étant à la production, l’autre partie à la coordination des luttes en direction des entreprises et à la constitution de Comités de soutien.
Ces derniers ont été un succès : quatorze comités de manière permanente, regroupant une centaine de personnes actives.
La coordination en direction des travailleurs en lutte a été un échec hormis LIP, qui a dépêché une délégation, et un travail d’affiches et de contacts avec les camarades de Caron Ozanne. À cet échec, l’Union Régionale s’est attelée.
Dans cette situation, la majorité du Comité de lutte était contre tout type de gestion isolée, nous amenant fatalement à collaborer compte tenu de notre dépendance aux donneurs d’ordres.
Sur l’expropriation, elle a été de fait : la bourgeoisie locale, pas plus que les pouvoirs publics – jusqu’au Ministère de l’Industrie – n’ont remis en cause le licenciement de Piron Père et Fils (pour des raisons tenant à l’historique de la bourgeoisie locale que je ne développerais pas ici).
Les raisons objectives qui nous amenaient à revendiquer un « repreneur », et non l’autogestion, les pouvoirs publics en avaient conscience aussi.
Après la saisie légale de l’entreprise sur décision du Tribunal d’Alençon, à travers les Pouvoirs publics, ainsi que le député de droite du département de l’Orne – Roland BOUDET – leurs propositions étaient que nous reprenions l’entreprise – coopérative, achat collectif ou achat par moi-même pour le franc symbolique.
L’histoire après coup nous a donné raison. La lutte a eu une immense popularité dans toute la région, avec une radicalisation des luttes dans les entreprises du département et la mise en place d’une Union locale CFDT formée à la lutte de Bretoncelles.
L’AERACEM (usine de disques à Tourouvre), DREUX à La Perrière, la Fonderie de Randonnai, l’usine de Remorques à Bellême, l’usine de Condé sur Huisne, les Paysans Travailleurs, PROFILORM à Ste-Gauburge, la Champignonnière à Mortagne-au-Perche, et bien d’autres, se sont formés à notre lutte.
Les travailleurs de l’AERACEM — pour illustrer jusqu’au bout ma pensée —, après une lutte exemplaire, ont opté pour la coopérative ouvrière. La mise à l’écart progressive par les cadres de l’entreprise des militants d’avant-garde, les licenciements et finalement la fermeture de l’entreprise ont été l’œuvre des pouvoirs publics, mais aussi de ce type de cogestion.
Fraternellement
A. R.