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Andromaque ou la victoire d’une résistante à l’oppression
L’Andromaque de Racine est une pièce très politique. C’est ce qu’a bien compris Stéphane Braunschweig qui en propose une version remarquable, avec d’excellent-e-s comédien-ne-s, au théâtre de l’Odéon à Paris (16 novembre-22 décembre). Alors qu’elle est présentée généralement comme une grande tragédie d’amour (« Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector, qui est mort »), le metteur en scène voit là une manière de « déconnecter la situation affective des personnages de leur contexte historico-mythologique : la fin de la guerre de Troie avec toutes ses atrocités et ses conséquences ». Or c’est par la saisie de cette dimension politique que la pièce retrouve malheureusement toute une actualité : « Ce dont il est question à travers la folie amoureuse [des personnages], c’est peut-être aussi d’une autre folie, directement liée à la guerre, et aux traumatismes qu’elle a causées. Il y a d’abord, bien sûr, la violence réelle qu’ont subie les victimes, mais aussi ce qu’on appelle aujourd’hui le stress "post-traumatique" de ceux qui ont touché leur propre inhumanité – et puis les traumatismes liés à l’explosion du ressentiment et au désir de vengeance qui se transmet de génération en génération. Quand une guerre éclate, on sait déjà que plusieurs générations vont être impactées... Je pensais à ça l’année dernière au début de la guerre en Ukraine, et je me suis dit qu’Andromaque était peut-être moins une pièce sur l’amour que sur les traumatismes de la guerre et la quasi-impossibilité du retour à la paix »[1]. Cette interprétation devient encore plus brûlante avec le massacre en cours des Gazaoui-e-s par Israël.
Le traumatisme originel de la guerre de Troie
On peut abonder dans le sens de Stéphane Braunschweig en rappelant que, dans la mythologie grecque, la guerre de Troie (qui aurait eu lieu vers 1200 avant J.-C.) est un événement fondateur mais ambigu : les Grecs estiment, à travers leurs héros, y avoir gagné une gloire éternelle, mais toutes les générations suivantes en portent le traumatisme. Ils ont certes été victorieux, mais se sont livrés à des crimes tellement horribles que même les dieux en ont été abasourdis. Ils ont en effet pillé et anéanti la ville de Troie, massacré méthodiquement tous les Troyens, enfants compris, et bien sûr réduit à l’esclavage toutes les Troyennes survivantes. On parlerait aujourd’hui de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide, commis déjà au Moyen-Orient (Troie serait située dans l’actuelle Turquie). S’ils n’avaient pas ces concepts, les Grecs n’en étaient pas moins traumatisés par leur propre sauvagerie sanguinaire, en même temps que fascinés par leurs exploits.
L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, première source de Racine, chantent ainsi la gloire des héros, mais la représentent comme indissociable d’une forme d’hybris (ou démesure par excès d’orgueil) : la guerre de Troie est le lieu où les héros conquièrent l’immortalité, mais en même temps se perdent dans une folie meurtrière qui les rapproche des bêtes sauvages. Ces combattants sont à la fois guidés par les dieux et à jamais maudits par la cruauté dans laquelle ils ont conquis leur gloire : aucun des différents chefs de guerre ne rentrera innocent en son foyer, comme s’ils ne pouvaient déjà plus être tout à fait être des humains. Une bonne partie des tragédies d’Eschyle, de Sophocle et plus encore d’Euripide (qui trouve dans le thème mythologique de la guerre de Troie l’occasion de réfléchir sur les terribles excès auxquels les Grecs s’abandonnent à nouveau pendant la guerre du Péloponnèse) développent ce thème de la malédiction des héros victorieux, et relatent les conséquences catastrophiques de cette guerre pour eux-mêmes et leur famille – qu’ils sombrent dans la folie, dans le cercle infini de la vengeance ou dans les deux à la fois. Pour l’essentiel de la production artistique grecque en général et même des œuvres romaines (à commencer par L’Énéide de Virgile), la guerre de Troie, si glorifiée soit-elle, reste toujours d’une façon ou d’une autre l’expérience traumatique d’une innocence perdue. Or c’est cet aspect qui intéresse le plus Racine, au moment même où Louis XIV commence à déclencher la guerre en Europe, peu après avoir gagné la guerre civile en France.
Les horreurs de la guerre selon Racine
La superbe tragédie d’Andromaque, créée en 1667, se situe en Épire, le royaume grec de Pyrrhus, fils d’Achille, un an après la fin de la guerre. L’horreur des massacres est rappelée d’un bout à l’autre, que ce soit par la bouche des coupables ou par celle des victimes. Andromaque, femme d’Hector, le chef troyen tué par Achille, rappelle ainsi :
« J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés !
J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,
Et mon époux sanglant traîné dans la poussière... » (III/6)
Mais c’est au massacre de tout son peuple qu’Andromaque a assisté, comme elle le rappelle à sa suivante :
« Songe, songe Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle...
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants. » (III/8)
Hermione, princesse grecque, fille du chef de guerre Ménélas et d’Hélène (dont l’enlèvement par le Troyen Pâris a servi de prétexte à la guerre), rappelle à Pyrrhus qu’il a été l’un des tueurs les plus atroces, exécutant de sa main non seulement des dizaines de soldats troyens, mais aussi le vieux roi Priam désarmé et même l’une de ses filles :
« Du vieux père d’Hector la valeur abattue
Aux pieds de sa famille expirante à sa vue
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé
Cherche un reste de sang que l’âge avait glacé ;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ;
De votre propre main Polyxène égorgée
Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous » (Pyrrhus, IV/5)
Et Pyrrhus lui-même est obsédé par les souvenirs du massacre qu’il a commis, rongé par la culpabilité :
« Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes ; [...]
Tout était juste alors : la vieillesse et l’enfance
En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense ;
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre et confondaient nos coups. » (I/2)
« Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie. » (I/4)
Cette culpabilité de Pyrrhus est certainement l’un des ressorts de son amour pour Andromaque, qu’il a reçue comme captive après le partage des princesses troyennes entre les rois grecs. Mais comment Andromaque pourrait-elle céder à ses avances alors qu’il a anéanti son peuple et qu’il est le fils du meurtrier de son mari ? Il en est hors de question, jusqu’à ce qu’elle y soit contrainte par un horrible chantage.
La pièce commence en effet par l’arrivée d’Oreste en Épire, envoyé comme émissaire par les autres rois grecs auprès de Pyrrhus pour exiger qu’il leur livre Astyanax. Ils veulent aller jusqu’au bout du massacre en tuant cet enfant : incapables de penser autrement que dans leur propre logique guerrière, ils craignent une vengeance à venir et même la renaissance de Troie sous la direction du fils d’Hector. Cette survie d’Astyanax au massacre des Troyens relève d’une tradition mythologique très minoritaire : dans la plupart des versions, l’enfant, âgé de deux ou trois ans, est tué par Pyrrhus. Racine l’imagine survivant grâce à un stratagème de sa mère, qui l’aurait caché en livrant un autre enfant aux tueurs grecs. C’est là tout le ressort génial de la pièce : cet enfant, personnage absent de la scène, n’en est pas moins l’enjeu central.
La première réaction de Pyrrhus est un refus ferme de le livrer : non seulement il est amoureux de sa mère, mais il veut mettre fin aux meurtres et au cycle infernal de la guerre. Pourtant, il prend ainsi le risque d’une guerre civile, sous la forme d’une expédition des autres rois grecs contre lui : va-t-il aller jusqu’au bout de la détermination qu’il affiche face à Oreste ?
Très vite, il voit dans cet événement l’occasion de faire un atroce chantage à Andromaque : soit elle accepte de l’épouser, et alors il protègera Astyanax, voire l’aidera à préparer la vengeance des Troyens ; soit elle refuse, et alors il livrera Astyanax aux Grecs. Quels que soient ses remords pour les massacres commis à Troie, Pyrrhus reste ignoble : comme le dit Stéphane Braunschweig, il fait subir à Andromaque « un chantage de violeur... Notre perception de la passion amoureuse a changé : on nous apprenait que les personnages de Racine sont les jouets de leur passion et qu’ils commettent des crimes pour cette raison. Aujourd’hui, on parle de féminicide, et plus de crime passionnel... » C’est la deuxième raison pour laquelle cette tragédie garde malheureusement toute sa place dans notre actualité.
Oreste ne vaut guère mieux sur ce plan. S’il a accepté de servir d’émissaire des Grecs auprès de Pyrrhus, c’est en fait parce qu’il veut revoir Hermione, promise à Pyrrhus et éprise de lui, parce qu’il est amoureux d’elle et qu’il n’a pas réussi à l’oublier en allant faire la guerre par monts et par vaux, sans que la mort espérée s’ensuive. Dès la première scène, il déclare qu’il est venu pour « la fléchir, l’enlever ou mourir à ses yeux » ; et, à l’acte III, il ourdit avec son ami Pylade le projet de l’emmener de force avec lui, au moment où elle est toute à sa joie d’avoir appris de Pyrrhus, rejeté à ce stade par Andromaque, qu’il était d’accord pour l’épouser.
Hermione est à peine moins détestable que les personnages masculins. On comprend certes son désespoir quand un ultime retournement la prive à jamais de Pyrrhus, parce qu’Andromaque annonce qu’elle cède finalement au chantage de celui-ci en acceptant de l’épouser. Hermione était promise à Pyrrhus, elle l’aime et elle est d’autant plus humiliée qu’il lui préfère une esclave étrangère. Mais elle se comporte avec l’orgueil et l’inhumanité typiques d’une princesse grecque : par pure jalousie, elle veut livrer Andromaque aux Grecs avec son fils (II/1), elle n’invoque son « devoir » que quand il lui est favorable (II/2 et III/2), elle souhaite « qu’on fasse de l’Épire un second Ilion » (autre nom de Troie – II/2), elle n’éprouve aucune compassion pour Andromaque, mais la méprise ouvertement quand celle-ci la supplie de sauver son fils (III/4), elle ordonne à Oreste de tuer Pyrrhus (IV/3) – pour finalement lui reprocher de l’avoir fait (V/3)... L’orgueil et la cruauté de cette princesse dérangée sont eux aussi les conséquences de la guerre de Troie, déclenchée par le rapt de sa mère, Hélène, à qui elle se compare en déplorant de n’être pas capable d’être aussi efficace qu’elle... pour semer la guerre et la mort :
« Quoi ? Sans qu’elle employât une seule prière
Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ?
Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,
Virent périr vingt rois qu’ils ne connaissaient pas ?
Et moi je ne prétends que la mort d’un parjure
Et je charge un amant du soin de mon injure » (V/2)
Dans sa mise en scène pour le reste conforme aux exigences de la sobriété classique, Stéphane Braunschweig a choisi de faire jouer les comédien-ne-s sur une mare de sang : ils déclament et circulent sur un tapis de plastique rempli d’un liquide rouge vif, qui se tord sous leurs pas et où, à l’apogée de leur cruauté sanguinaire, Oreste et Hermione plongeront leurs mains, faisant gicler du sang sur leurs bras et leur habits... Ce choix n’était pas indispensable, tant les vers de Racine sont limpides et efficaces, et la présence de ce décor dès le début de la pièce limite peut-être son impact, alors qu’il aurait pu marquer une progression dramatique ; mais on comprend le souhait d’illustrer la prégnance lancinante, tout au long de la pièce, d’une guerre qui n’en finit pas d’appeler encore du sang.
Andromaque, de victime à résistante
Face à ces Grec-que-s que la folie guerrière a rendu-e-s plus horribles les uns que les autres, Andromaque, la princesse asiatique réduite en esclavage, fait figure non seulement de victime, mais aussi de résistante. C’est ce point que Stéphane Braunschweig et le jeu de la comédienne, Bénédicte Cerutti, ne mettent pas assez en évidence.
Tout d’abord, elle veut rompre le cycle infernal de la guerre et exclut de confier à son fils Astyanax la préparation d’une quelconque revanche. Elle le confie à sa suivante avec cette recommandation claire : « Qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger » ; Astyanax devra avoir
« de ses aïeux un souvenir modeste :
Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste » (IV/1).
En refusant d’épouser Pyrrhus, elle veut rester fidèle non seulement à son mari, mais aussi à son peuple anéanti :
« Dois-je oublier Hector privé de funérailles
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,
Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé ? [...]
Voilà comment Pyrrhus vint s’offrir à ma vue [...]
Non, je ne serai point complice de ses crimes
Qu’il nous prenne s’il veut pour dernières victimes ! » (III/8)
Finalement, après avoir consulté le fantôme d’Hector (aussi absent de la pièce que son fils, mais dont l’ombre plane elle aussi sur toute la tragédie), Andromaque prend une décision stratégique pour sauver à la fois son fils et son honneur : elle décide d’épouser Pyrrhus, qui s’est engagé à protéger et à élever l’enfant, et de se suicider juste après la cérémonie des vœux.
Mais, de son côté, Oreste a cédé à Hermione exigeant qu’il tue Pyrrhus comme condition pour partir avec lui. Oreste lui apprend au dernier acte qu’il l’a fait avec les autres Grecs de son ambassade, indignés que le fils d’Achille refuse de leur livrer Astyanax et aille jusqu’à épouser une esclave en lieu et place d’une princesse grecque. Tous l’ont frappé sur l’autel même où le mariage venait d’être prononcé.
Or nous savons déjà qu’ils ne pourront se saisir d’Astyanax, que Pyrrhus avait fait protégé par sa propre garde rapprochée, sous-estimant les risques pour lui-même. Mais en outre, les Grecs ne vont pas pouvoir s’en prendre à Andromaque : le peuple d’Épire – troisième personnage absent de la scène, mais décisif – a été invité à célébrer le mariage, il adopte immédiatement la nouvelle reine et vole à son secours après avoir assisté avec stupeur à l’assassinat de Pyrrhus. La défaite des Grecs est totale : ils doivent s’enfuir avant que le peuple ne s’en prenne à eux. Dans la dernière scène, Pylade enjoint à Oreste de se hâter :
« Il faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais.
Ou bien résolvons-nous de n’en sortir jamais.
Nos Grecs pour un moment en défendent la porte,
Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte.
Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis ;
Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.
Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,
Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,
Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous
Veut venger Troie encore et son premier époux. »
On comprend que le peuple d’Épire va devenir l’ennemi des autres Grecs et que, dirigé par une Troyenne et demain par son fils, il assurera une forme de renaissance symbolique du peuple troyen. Avec sans doute à la clé de nouvelles guerres...
En tout cas, la victime du début est entièrement victorieuse grâce à sa résistance à l’oppression, sa décision stratégique de préférer la mort au déshonneur et le soutien final du peuple. La faire revenir sur scène avec Astyanax dans ses bras (après la fameuse plongée d’Oreste dans la folie, qui clôt le texte), est une initiative du metteur en scène. L’idée n’est ni nouvelle, ni mauvaise, mais bien trop partielle, car elle la réduit à sa victoire de mère, alors qu’il aurait fallu en ce cas la faire revenir comme femme triomphant aussi moralement, puisqu’elle a sauvé son honneur et la mémoire de Troie, et politiquement, non parce qu’elle l’a voulu, mais par la décision de son nouveau peuple [2].
Il n’en reste pas moins que la mise en scène de Stéphane Braunschweig montre bien la force de ce premier chef-d’œuvre de Racine, où les horreurs de la guerre détruisent les vainqueurs eux-mêmes, châtiés par leurs passions devenues monstrueuses.
Luc Raisse
Notes
[1] Entretien avec Stéphane Braunschweig dans le livret du programme distribué au spectacle.
[2] Sur le soutien discret de Racine aux opprimé-e-s, en lien avec sa formation par les jansénistes, par ailleurs eux-mêmes pourchassés par la monarchie de Louis XIV, on peut lire l’ouvrage classique du critique marxiste Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955. – Sur la figure d’Andromaque comme résistance à l’oppression, voir aussi Anne Ubersfeld, préface à Andromaque, Les Éditions sociales, collection « Les Classiques du peuple », 1961.