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Une opportunité: sortir de la négativité
« chaque fois que la conjoncture offre l’occasion de poursuivre une politique révolutionnaire, la question de l’organisation se pose »1
La crise pandémique qui traverse et s’apprête à frapper partout dans le monde met en évidence, à très large échelle, les faillites inhérentes au capitalisme : si cette pandémie nous touche aussi violemment, ce n’est pas seulement en raison de sa dangerosité, mais aussi (surtout?2), en raison de la gestion capitaliste de l’ensemble des services de première nécessité. Privatisation des hôpitaux, mise en concurrence des transports, « économies budgétaires » conduisant aux suppressions de postes, puis réorganisation d’ensemble du secteur de la production et de la reproduction, surexploitation des ressources naturelles… La liste est longue, elle ne cesse d’être rappelée partout. Cet état de fait apparaît comme une évidence, particulièrement dans les sociétés capitalistes dites « avancées » : la Chine en tant que premier pays touché, le Royaume-Uni confronté à un « tsunami continu » de malades graves3, les USA devenues l’épicentre mondial de la maladie4 après l’Europe. Il ne faut pourtant pas sous-estimer les fractures qui ont lieu au sein même de la maladie mondialisée : en Europe, les pays les plus touchés sont, pour l’instant, ceux considérés comme « Sud » (l’Espagne et l’Italie). Les néo-colonies, françaises notamment, prennent de plein fouet la domination métropole/subalterne5 et en Afrique, la situation s’annonce désastreuse6. Sans oublier deux espaces qui subissent les dommages directs et collatéraux des politiques impérialistes, bien que ceux-ci ne soient pas de même nature : l’Iran7, où le blocus américain accentue les effets meurtriers de la pandémie et la Palestine, en particulier Gaza8, déjà « confinée » de fait et de force depuis des années par l’occupation israélienne qui, pour ajouter à l’abomination, empêche toute possibilité d’acheminement de matériel de soins.
Partout donc, ce qui est pointé est un manque de moyens matériels pour faire face au virus. S’il est évident que nous n’assistons pas encore à une remise en cause large et totale du capitalisme, de nombreux éléments viennent percuter le quotidien. Comme rarement, nous assistons à un fait nouveau : nous avons la possibilité non pas de nous battre contre quelque chose (une contre-réforme, un projet de loi, une politique austéritaire, un gouvernement…) mais pour autre chose : une réorganisation de la société dans son ensemble, à toutes les échelles, pour repenser le système dans lequel nous vivons mais surtout, en changer. Nous avons l’occasion de sortir de la négativité. Cette crise systémique doit être saisie pour ce qu’elle est : la possibilité d’une rupture visant à briser l’inévitable inhibition idéologique dont nous subissons quotidiennement les aléas et qui nous contraint, si ce n’est à la léthargie, du moins à l’impuissance.
Ce n’est que face à de telles situations – des crises majeures – que cette possibilité peut voir le jour : depuis des décennies, le rapport de force dans la lutte des classes est entre les mains des différentes fractions de la bourgeoisie internationalisée (financière, industrielle, etc). Pourtant, depuis la crise de 2008 et les soulèvements révolutionnaires dans les pays Arabes, nous assistons à l’ouverture d’une nouvelle période, avec une nette accélération depuis 2 ans : les soulèvements en Amérique latine et particulièrement au Chili, le Hirak algérien, les mouvements de masse au Liban, en Iran, en Irak, le processus insurrectionnel à Hong-Kong. En France aussi, avec la mobilisation ininterrompue depuis 2016 et la mobilisation contre la loi travail, entre le soulèvement des Gilets Jaunes, les luttes à la fac, et la plus longue grève à la RATP et la SNCF contre la réforme des retraites. Pris dans son ensemble, sans gommer les particularités de chaque cas, il est évident que ce qui est porté centralement, c’est la critique de la politique néolibérale planétaire et de sa nécessaire mise au tapis.
En France, les attaques brutales que nous subissons depuis 20 ans nous conduisent, notamment du fait de l’incapacité des forces syndicales et politiques de porter une alternative, à nous replier sur des revendications purement défensives. C’est un échec total. L’absence de perspectives victorieuses – corrélées aux défaites – entraîne à la fois une démoralisation – que les directions syndicales s’empressent de justifier par l’éternel « les travailleurs ne sont pas prêts » – et un repli corporatiste, incapable de soutenir le rapport de force quant il ne s’agit pas tout simplement d’un défaitisme intériorisé. Pourtant, la séquence qui s’est ouverte depuis 2016 met en évidence plusieurs choses : d’une part, la bourgeoisie en France est aujourd’hui contrainte de taper au cœur des acquis sociaux (retraites, assurance chômage, puis bientôt Sécurité Sociale, 35 heures, congés payés, etc.) l’obligeant à faire face à des phénomènes défensifs de masse et, d’autre part, a recours pour contrer cela à un durcissement autoritaire des pratiques de gouvernance (avec l’utilisation du 49.3, la militarisation de la police, l’hyper présidentialisation, etc.). Par ailleurs, nous savons depuis Naomi Klein9 à quel point les crises majeures sont aussi les espaces, ou les moments, dans lesquels la stratégie du choc10 devient une particularité de la gouvernance : ici les lois d’urgence qui permettent les attaques contre le Code du Travail et ailleurs à la dérogation de la Constitution11, comme cela à pu être le cas durant l’état d’urgence entre 2015 et 2017. La crise est donc aussi bénéfique pour les bourgeoisies. En 2016, Emmanuel Tood parlait du flash totalitaire12, flash pendant lequel il était impossible de se positionner publiquement contre non pas le discours gouvernemental mais bien la position politique gouvernementale du « Je suis Charlie » (on se souvient de la scène sur le perron de Matignon où Valls posait fièrement avec un exemplaire de Charlie Hebdo, les « nous sommes tous Charlie » sur le périph’, etc.).
Nous vivons une chose similaire aujourd’hui : lorsque Édouard Philippe déclare qu’il « ne laissera personne dire qu’il y a eu du retard sur la prise de décision s’agissant du confinement »13, il ne dit pas seulement qu’il considère avoir fait tout ce qu’il fallait, à temps. Il se place dans la continuité du discours militarisé de Macron14, insiste sur la nécessité de l’Union Nationale et, dès lors, se prépare à démasquer les traîtres. Ou plutôt à démasquer les dissident•e•s. On nous l’a assez répété : « l’heure n’est pas aux polémiques », elle est à l’unité, au bloc, derrière l’état-major gouvernemental. Par ailleurs, cela met en évidence que l’État apparaît comme le lieu d’organisation stratégique de la classe dominante contre la classe dominée : elle décide qui doit travailler, combien de temps, où et comment avec la possibilité de légiférer directement, elle décide qui va devoir payer les réparations.
La situation que nous vivons est donc double : union nationale d’un côté et « subjectivité antagonique » – malgré le confinement – de l’autre. Ou plutôt : union nationale contre subjectivité antagonique. Qu’entendons-nous par ce terme ? On constate une élévation de la conscience politique sans forcément une élévation de la conscience de classe, même si cette première est une condition nécessaire pour cette dernière. Les groupes politisés (étudiant·e·s, Gilets Jaunes, …) remettent ainsi en question l’État sans pour autant se considérer comme classe. En outre, la nature politique de l’État est en partie pensée, mais pas sa nature de classe. Le terme de « subjectivité antagonique » permet à la fois de souligner l’aspect individuel mais à vocation collective (et pas encore de classe) de la révolte, et sa nature essentiellement politique et pas encore sociale.
Depuis 2016, un basculement est apparu en France avec la lutte contre la Loi Travail, particulièrement avec l’apparition du cortège de tête et, dès lors, d’une forme de conflictualité accentuée dans et contre les formes traditionnelles de la manifestation. Depuis, nous avons vécu une période durant laquelle pas une année n’a été épargnée de combats sociaux puissants. Les « subjectivités politiques » qui se sont sédimentées au cours de ces quatre années nous permettent d’avancer d’abord que les formes de radicalité pratiques intériorisées par des franges de la jeunesse urbaine, ensuite largement réinventées et diffusées par les Gilets Jaunes, ont reçu un écho de masse. Mais aussi, à une échelle encore plus vaste, la volonté, si ce n’est de transformer la société en profondeur, d’en changer de nombreux aspects, malgré l’absence d’un horizon stratégique commun. Nous assistons donc à une séquence où jamais un gouvernement n’a été tant détesté mais aussi ciblé en tant que qu’ennemi de classe tout en se renfermant autour et sur la base d’un autoritarisme agressif. Dès lors, la question qui se pose est celle du programme politique qui serait susceptible de convaincre largement pour pouvoir le porter collectivement, afin d’ouvrir sur un avenir désirable. Nous vivons, de fait, le frein d’urgence benjaminien. Dans une perspective différente de celle de Marx, Walter Benjamin voyait dans la révolution le « frein d’urgence » d’un monde qui court à sa perte, plutôt que comme « locomotive de l’histoire mondiale ». Aujourd’hui, c’est le virus qui incarne en partie cette conception : le confinement impose un ralentissement, malgré la volonté farouche, des industriels notamment, de poursuivre leurs activités productives. Nous nous extrayons, même malgré nous, à la vitesse et au temps qui en découle. Suspendre le temps, c’est aussi gagner du temps, retenir l’effondrement et suspendre la fin ou la repousser. Nous n’avons d’autre choix aujourd’hui que celui d’ouvrir la voie d’(un) autre(s) monde(s) possible(s).
Cet horizon devrait être porté en deux temps, avec la volonté non pas d’abolir les différences mais bien les distances entre les membres qui seraient à même de le porter, d’assumer “l’unité tendancielle et nécessairement contradictoire des formations politiques et des mouvements”15. Aujourd’hui, quasiment toutes les organisations de gauche « radicale » et de gauche « révolutionnaire » ainsi que les organisations syndicales portent des éléments de programme d’urgence pour faire face à la situation16. Il est évident qu’aucune ne peut prétendre incarner et porter ce programme à elle seule, donc encore moins rendre possible son application. Abolir les distances reviendrait donc à centrer un tel programme sur un nombre de points qui peuvent être portés en commun, de rendre efficient le Front Unique au sein duquel peuvent frapper ensemble mais marcher séparément tant des réformistes que des révolutionnaires, qui permette d’unir notre classe. Agir ensemble contre un ennemi commun, en insistant notamment sur les réquisitions et la fin des activités non essentielles, tout en conservant l’indépendance politique et organisationnelle des forces révolutionnaires17. Marcher séparément implique de mettre en évidence qu’un programme d’urgence ne peut en aucun cas résoudre le problème structurel du capitalisme, système responsable de la situation. Il ne nous faudra pas un capitalisme plus « moral » ou moins « néolibéral » pas plus qu’espérer que Macron « tire les bilans plus tard », mais bien leur terrassement. Il faut donc, en parallèle, avancer sur la transition qui incarne l’alternative. S’il est évident – cela doit être souligné constamment – que l’ensemble des réformistes syndicaux ou politiques s’est jeté dans un premier temps sur l’appel à l’Union Nationale, nous devons malgré tout garder en tête un élément central : le France Insoumise, par exemple, apparaît toujours comme une opposition crédible face au gouvernement. Faire comme si cela n’était pas la réalité revient à se réfugier dans un sectarisme complètement déconnecté de la situation. Face à la classe adverse, nous devons être capable de mettre sur place un contre état-major qui sera à même non pas d’encaisser, mais de répliquer. Sortir de la négativité donc. Revendiquer en positif. Incarner l’alternative. Faire enfin une politique de masse et de classe.
La séquence que nous traversons va avoir des conséquences que nous sommes pour l’instant incapables de mesurer complètement. Outre les troubles psychologiques dus au confinement, des millions de travailleuses et travailleurs vont se retrouver au chômage, des centaines de milliers risquent de se voir expulser de leur logement faute de pouvoir payer les loyers. Sans compter le nombre de mort•e•s et les douleurs intimes que cela implique. Par ailleurs, les capitalistes chercheront nécessairement à faire payer la récession qui découlera de la crise : il faudra donc de nouveau se battre. L’après confinement pose dès aujourd’hui la question de nos pratiques de lutte (grèves, manifestations, …) tant nous aurons à faire face, directement, à la police et donc à la répression. Et nul doute que Macron et ses collègues internationaux l’anticipent déjà18. Il faut prendre nos responsabilités aujourd’hui car nous n’avons pas d’autre choix que de convaincre pour vaincre. Mais surtout, nous aurons conscience que si la situation est telle, les responsabilités sont claires. Ce ne sont pas les gauchistes qui le disent mais des infectiologues ou des urgentistes « Macron, Castaner, Philippe, vous êtes des salopards » et « vous devrez payer »19. Pour les faire payer, nous devrons nous organiser sérieusement, car nul doute qu’ils ne se laisseront pas déposséder gentiment. C’est pourquoi il nous semble plus que jamais urgent de poser la question d’une organisation en particulier, celle d’un parti révolutionnaire qui permettrait de coaguler les colères, et qui serait l’union d’un certain héritage du mouvement ouvrier comme des nouveaux secteurs de l’avant-garde. Ce parti est bien sûr encore à construire. Pour notre part, nous pensons qu’il ne pourra pas se faire sans le NPA et c’est pourquoi nous en appelons à une refondation de ce parti. En parallèle, nous sommes attentifs/ves au différentes formes qui peuvent émerger des décompositions/recompositions que nous vivons, tant des situations comme celles que nous traversons peuvent être porteuses d’alternatives insoupçonnées.
Crédit photo : Martin Noda (la photo en haut de l’article : http://www.martinnoda.com/?p=744)
Notes
1 http://revueperiode.net/vers-un-front-uni-integral-quelques-axes-strategiques-pour-un-laboratoire-du-communisme/
2 https://alt-rev.com/2020/04/02/rendre-le-pangolin-familier-pour-une-lecture-anticapitaliste-des-pandemies/
3 https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-malades-graves-soignants-touches-les-hopitaux-de-londres-face-un-tsunami-6792241
4 https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/24/new-york-c-ur-de-la-pandemie-aux-etats-unis-reclame-un-confinement-national_6034190_3210.html
5 https://www.20minutes.fr/societe/2747939-20200325-coronavirus-outre-mer-reunion-mayotte-stade-2-epidemie-professionnels-sonnent-alarme
6 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/26/coronavirus-regardons-ce-qui-se-passe-en-afrique_6034463_3232.html
7 https://orientxxi.info/magazine/dans-un-iran-fragilise-le-coronavirus-fait-des-ravages,3720
8 https://acta.zone/le-peuple-palestinien-entre-pandemie-harcelement-colonial-et-autodefense-sanitaire/
10 https://zintv.org/naomi-klein-comment-lelite-mondiale-va-tenter-dexploiter-la-pandemie/
11 https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/03/28/coronavirus-l-etat-d-urgence-sanitaire-ouvre-des-breches-dans-l-etat-de-droit_6034751_3224.html
12 https://www.humanite.fr/emmanuel-todd-les-socialistes-ont-fait-derailler-la-republique-574037
13 https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/edouard-philippe-je-ne-laisserai-personne-dire-qu-il-y-a-eu-du-retard-sur-la-prise-de-decision-s-agissant-du-confinement-1234506.html
14 https://lundi.am/La-guerre-et-l-armee-analyse-linguistique-du-discours-d-Emmanuel-Macron
15 http://revueperiode.net/vers-un-front-uni-integral-quelques-axes-strategiques-pour-un-laboratoire-du-communisme/
16 https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/tribune-plus-jamais-ca-18responsables-d-organisations-syndicales-associatives-et-environnementales-appellent-a-preparer-le-jour-dapres_3886345.html / https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/tribune-plus-jamais-ca-18responsables-d-organisations-syndicales-associatives-et-environnementales-appellent-a-preparer-le-jour-dapres_3886345.html / https://www.unioncommunistelibertaire.org/?Etat-d-urgence-sanitaire-imposons-aussi-l-etat-d-urgence-social / https://latribunedestravailleurs.fr/2020/04/02/requisition-rupture/ / https://lafranceinsoumise.fr/2020/03/20/coronavirus-11-mesures-durgence/ / https://npa2009.org/arguments/sante/un-plan-durgence-sanitaire-et-sociale-face-au-coronavirus
17 https://wikirouge.net/Front_unique
18 https://reporterre.net/Au-nom-du-coronavirus-l-Etat-met-en-place-la-societe-de-controle
19 https://blogs.mediapart.fr/avellino/blog/290320/coup-de-gueule-dun-soignant