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L’effondrement de la dictature de Bachar al-Assad est une immense victoire pour le peuple syrien, mais la prise de pouvoir des islamistes radicaux empêche la possibilité d’établir un régime progressiste et démocratique.
L’effondrement du régime de Damas et la fuite de Bachar al-Assad à Moscou marquent la fin du règne de terreur qui s’abat sur la population syrienne depuis 50 ans, dont le point culminant a commencé avec la répression du soulèvement populaire syrien à partir de 2011. Les treize dernières années ont été celles du recours à la violence de masse et à la torture généralisée pour assurer le maintien du régime de Bachar al-Assad. Cette chute est une immense victoire pour le peuple syrien, dont plus de 13 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur ou en dehors de la Syrie1.
Ce renversement s’inscrit dans le cadre plus large de l’offensive israélienne (soutenue directement par les États-Unis) contre « l’Axe de la résistance »2 iranien, déclenchée à partir du 8 octobre 2023, en réponse aux attaques du Hamas et d’autres organisations palestiniennes3 contre Israël la veille, avec comme résultat aujourd'hui l'affaiblissement sans précédent des alliés de l'Iran (Hamas, Hezbollah et régime syrien). Si l’on élargit la focale, on peut relier cet événement au contexte plus général de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, qui mobilise l’ensemble de l’attention militaire russe, ce qui a limité les capacités d'intervention russes en faveur de Bachar al-Assad. De plus, la Turquie a joué un rôle majeur, sans doute le plus important d'un point de vue militaire, en soutenant une partie des rebelles islamistes contre le régime syrien (et bien sûr contre les Kurdes du Rojava). Par ailleurs, la situation inattendue ouverte par la défaite de Bachar al-Assad et la victoire des islamistes radicaux va conduire à une reconfiguration du Proche-Orient dans laquelle les impérialistes vont tout faire pour imposer leurs intérêts, regagner du terrain contre les influences russe et iraniennes et refermer la page de leurs débâcles au Moyen-Orient et en Afrique (Irak, Afghanistan, Libye, Sahel...). Dès lors, la situation est particulièrement instable avec le risque de nouveaux conflits, de nouvelles guerres, voire d'un dépeçage de la Syrie.
Se battre contre notre propre impérialisme signifie d’abord s’organiser ici pour apporter notre soutien aux processus révolutionnaires qui éclatent dans le monde et aux guerres de libération que mènent les peuples opprimés. Parfois, ces processus ou ces guerres reçoivent le soutien des puissances impérialistes dominantes ou celui des puissances impérialistes secondaires, en fonction de leurs intérêts propres. Notre orientation ne doit pas être de soutenir les puissances impérialistes secondaires au motif que leur succès serait un recul de celle des puissances impérialistes dominantes. Au contraire, il s’agit de conserver une indépendance de classe, qui tranche contre les intérêts régionaux et nationaux. Dès lors, on se doit de considérer d’abord ce qui est nécessaire pour les processus révolutionnaires ou les guerres de libération, y compris en termes de moyens militaires. Cependant, cela ne signifie pas un soutien politique au camp impérialiste donné. Il s’agit à l’inverse d’un soutien à la lutte politique révolutionnaire et/ou décoloniale qui devra nécessairement, si elle veut aboutir, rompre avec l’impérialisme et rejoindre la lutte internationaliste.
L’internationalisme révolutionnaire nous place du côté des peuples et des intérêts supérieurs du prolétariat : nous nous réjouissons donc de la chute d’al-Assad qui, avant le basculement du rapport de forces militaire dû aux facteurs que nous avons mentionnés, est avant tout le produit de la mobilisation d'une partie du peuple syrien dans la guerre civile menée depuis 13 ans contre le bourreau de Damas. Même si cette guerre a été dirigée avant tout par des islamistes, il s'agit bien d’une longue lutte de résistance populaire. Sa victoire ouvre la perspective d’un changement de régime en Syrie, dont la nature sera dictée non par la seule volonté des dirigeants islamistes, mais par les rapports de forces entre les classes syriennes et les pressions des impérialistes.
Même s'ils essaient de faire bonne figure pour obtenir le soutien des Occidentaux, aucune confiance aux islamistes du HTC !
Le parcours politique du leader de HTC, Abou Mohammed al-Joulani, est largement documenté : issu de l’islamisme radical et combattant au sein du Front al-Nostra, il a opportunément évolué politiquement pour apparaître comme une alternative crédible à Bachar al-Assad. Sa victoire militaire rapide (12 jours), pour se pérenniser, doit se conjuguer à une victoire politique tout aussi rapide, du fait même de l’hétérogénéité de son organisation. L’expérience de l’auto-administration de la ville d’Idlib apparaît de plus en plus comme une preuve concrète de la volonté d’al-Joulani de construire un État au régime alternatif à celui de Bachar, que les Occidentaux pourraient soutenir. Cependant, le risque est grand de voir la Syrie dépecée par la voracité de ses voisins et ses crises internes : chaque partie impliquée dans le soutien à l’offensive de HTC espère tirer profit de la défaite du dictateur. La Turquie, qui héberge jusqu’à aujourd’hui 3,5 millions de Syriens et qui est en guerre ouverte contre les Kurdes, met tout son poids dans les contours du changement de régime afin de contrer l’influence iranienne. Israël et les États-Unis4 n’hésitent pas à intensifier les bombardements sur le territoire syrien5 afin d’affermir leur domination et d'empêcher la Syrie de pouvoir leur nuire, au cas où ils n’arriveraient pas à se mettre d'accord avec le nouveau régime.
Il est évident que, parce qu'il est une organisation islamiste radicale, HTC ne peut en aucun cas être une solution pérenne pour le peuple syrien martyrisé pendant 13 ans par une dictature absolue. Dans l’immédiat, la préservation de l'État et des institutions de l'ancien régime est sa priorité. Pour y parvenir et obtenir des soutiens, notamment occidentaux, il s'efforce de faire bonne figure. Les journalistes bourgeois ainsi que les analystes stratégiques accueillent positivement les déclarations et les réalisations en acte d’al-Joulani : amnistie des militaires, renoncement à la doctrine du djihad international et donc cadre de pensée national, ouverture des prisons, pluralité religieuse – en particulier à l’égard des chrétiens – et pragmatisme militaire – en discutant autant avec les alliés qu’avec les ennemis6. Qu’ils se réjouissent de la sorte ne doit pas nous empêcher de considérer ces actions comme des actes incontestablement positifs. En même temps, l’évolution idéologique d’al-Joulani vers une sorte de charia light7 pourrait le rendre acceptable par le bloc occidental. Personne ne peut prédire l’avenir, mais seule la pression de la lutte des classes et l’issue du rapport de force décidera du sort final : les nouveaux maîtres de Damas peuvent faire régner une nouvelle dictature, cette fois islamiste-radicale, les impérialistes peuvent décider de la soutenir ou attiser les conflits internes, voire dépecer la Syrie, mais l’aspiration du peuple à la liberté, à la démocratie et à une vie décente, après 50 ans de dictature et 13 ans de guerre civile, peut très bien conduire aussi à une véritable révolution.
Seule la mobilisation populaire permettra l’instauration d'un indispensable régime démocratique
La lutte du peuple syrien est loin d’être terminée et le soutien des internationalistes et des anti-impérialistes doit être constante, car il est seul à même de décider ce qu'il souhaite pour son avenir. Nous n’accordons aucun soutien au cartel d’organisations islamistes, soutenues par l’impérialisme occidental, pour gouverner dans les intérêts du peuple syrien, mais nous soutenons la mobilisation populaire qui se poursuit. Il faut compter sur l’émergence d’une force progressiste soutenue par l’ensemble des travailleur/euse-s et des paysan·ne·s qui soit en capacité de s’organiser pour obtenir, dans l’immédiat, que justice soit rendue pour les crimes du régime et que la reconstruction du pays permette au plus vite des conditions de vie décentes et des droits garantis – en particulier des droits d’organisation, d’expression et d’auto-défense. Cette force pourra s’enrichir du retour de millions de réfugié·e·s, qui vont irriguer la société de leurs expériences riches et variées. Il faut aussi que les bombardements israéliens et états-unien en Syrie cessent immédiatement, et qu’Israël retire ses forces d’occupation du territoire syrien (plateau du Golan). Enfin, il est indispensable de soutenir et défendre la révolution kurde au Rojava8 qui sera, de nouveau, en première ligne des conflits, en particulier face à la Turquie. Tout cela converge dans l’exigence que soit mis en place immédiatement un régime démocratique, à commencer par des élections libres pour une Constituante qui décidera de la forme et du contenu du nouveau régime.
Notes
1 Près de 5 millions de Syrien-ne-s sont réfugié-e-s dans les pays voisins. Voir https://data.unhcr.org/fr/situations/syria
2 Pour plus d’informations, voir l’article de K. Thiévon pour l’IFRI, https://www.ifri.org/fr/articles/politique-etrangere/laxe-de-la-resistance-les-proxys-de-liran-depuis-le-7-octobre-2023
3 S’il s’agit certes d’une attaque dirigée et menée en très grande partie par le Hamas et les brigades Al-Qasam, sa branche armée, d’autres branches armées palestiniennes y ont pris part, dont la branche armée du Jihad islamique palestinien, les Brigades Qods ; la branche armée du Front démocratique de libération de la Palestine, les Brigades de résistance nationale ou les Forces Omar al-Qasim ; la branche armée du Front populaire de libération de la Palestine, les Brigades du martyr Abu Ali Mustafa ; et les Brigades des martyrs d'Aqsa, anciennement liées à la faction politique du Fatah. https://www.hrw.org/fr/news/2024/07/17/questions-et-reponses-lassaut-du-7-octobre-commis-par-des-groupes-armes#_Toc172018805
4 Voir ici : https://www.lorientlejour.com/article/1439126/pourquoi-les-etats-unis-ont-massivement-bombarde-lei-en-syrie-apres-la-chute-dassad.html
5 Sous prétexte de viser uniquement des stocks de munitions, d’armes chimiques et des territoires sous contrôle de l’État Islamique.
6 Voir ici l’entretien mené avec Wassim Nasr, journaliste à France 24 et spécialiste des mouvements djihadistes, qui fait le point sur la situation de HTC. Il met en évidence les contradictions multiples auxquelles sont confrontés le cartel HTC et par extension tout groupe qui souhaiterait changer le régime syrien (https://lerubicon.org/collimateur-10-12/)
7 Deux éléments principaux servent à nourrir le narratif politique et médiatique contre les républiques islamiques et le djihad international, tous adeptes de la charia : le sort des femmes (instrumentalisé au profit d’une lecture raciste des sociétés musulmanes qu’il faudrait civiliser) et le caractère internationaliste du projet (c’est-à-dire une politique de conquête). Al-Joulani semble renoncer à ces deux doctrines et préférer un régime islamique « modéré » et national.
8 La Tendance Claire soutient depuis toujours la lutte du peuple kurde pour son indépendance et son droit à disposer de lui-même https://tendanceclaire.org/article.php?id=669