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Chroniques de la Blanchisserie I : Interview de W., ouvrier précaire
W., ouvrier dans une entreprise publique de blanchisserie, a accepté de répondre à nos questions. Cet entretien est le premier d'une série de reportages sur les conditions de travail, les expériences et l'état d'esprit des ouvrier/ère-s dans cette boîte qui a la particularité d'employer de nombreux-ses travailleur-e-s handicapé-e-s, de recourir fréquemment à des contrats aidés qui lui permettent de réduire le coût du travail, et de se trouver à la frontière de l'industrie d'État et de l'industrie privée. Une plongée dans un secteur du capitalisme où les travailleur-e-s, malgré leurs divisions, ont déjà conscience de leur capacité à organiser eux-mêmes la production...
Bienvenue à la Blanchisserie...
Que produit ton entreprise ou quels services vend-elle ?
Je bosse dans une blanchisserie qui nettoie le linge pour les établissements hospitaliers de la région (hôpitaux et maisons de retraite publics). Le linge est facturé au poids aux établissements hospitaliers. Par exemple, 1kg de drap est facturé environ 1€30.
Il y a d'autres boîtes du même secteur dans la région ?
Non, il n'existe pas d'autre blanchisserie inter-hospitalière (BIH) dans la région, parce que la mienne travaille à elle seule pour plus de 30 établissements dans la région et que les plus grands hôpitaux qui ne dépendent pas d'elle ont leur propre blanchisserie.
Combien de salariés travaillent dans ton entreprise ? Quelle est la proportion d'hommes et de femmes, de Français et d'immigrés ?
Plus de 70 personnes travaillent à la BIH (hors intérimaires). La proportion de femmes est de 80%. Celle des immigrés est quasi nulle, hormis parmi les intérimaires (il y a une dizaine d'intérimaires qui travaillent épisodiquement pour la BIH). Mais la BIH travaille également en sous traitance avec un ESAT qui « fournit » environ 40 travailleurs handicapés.
Combien y a-t-il d'intérimaires, de salariés à temps partiel et à plein temps ?
Il y a une dizaine de CUI (contrats uniques d'insertion) à 75%, soit 26h/semaine ; une dizaine d'intérimaires (leurs nombres d'heures varient toutes les semaines puisqu'ils sont sollicités au coup par coup, au jour le jour même en fonction des besoins liés aux abscences des salariés etc.) ; et 3 CDD (à temps plein).
La direction utilise quels critères pour l'embauche ?
Il n'y a pas de critères d'embauche. Il y a une période d'essai d'1 mois. Si on convient on est gardé, sinon on part.
Ton entreprise reçoit-elle des subventions de la région ou de l'Etat ?
La blanchisserie travaille pour les établissements hospitaliers publics. Elle est donc dépendante de l'argent public. Mais elle vend son linge, ses prestations aux établissements. Elle fonctionne donc comme une entreprise privée qui doit faire du profit.
Depuis combien de temps travailles-tu dans cette entreprise ? Depuis combien de temps existe-t-elle ? Quelle est la pyramide des âges dans la boîte ?
Je suis en CUI depuis janvier 2015. La BIH existe depuis 30 ans. Je ne connais pas la pyramide des âges dans le détail. Mais la moyenne d'âge se situe autour de 40 ans.
As-tu déjà travaillé dans une entreprise de la même branche ? Qu'en est-il de tes collègues ? Quels métiers as-tu exercés auparavant ? Quels métiers ont exercés tes collègues ?
Je n'avais jamais travaillé dans une entreprise comme celle-ci. Certains collègues ont presque toujours travaillé à la BIH. Beaucoup sont des ouvriers qui ont travaillé en usine auparavant et ont subi un licenciement. D'autres, comme moi, viennent d'horizons complètement différents et variés.
Pourquoi as-tu choisi cette entreprise ?
En fait, j'ai choisi un CUI. A 52 ans, je pouvais prétendre à un CUI. Je voulais un temps partiel parce que j'ai d'autres activités à côté. Je voulais un boulot qui ne demande pas de qualification. J'ai des compétences dans d'autres métiers, mais ne souhaite plus exercer ces métiers. J'ai donc cherché un CUI qui pouvait me correspondre. En choisissant celui-ci je pensais qu'il y aurait plus de logistique à faire et que mes compétences en informatique auraient pu me servir. Mais en fait, il s'agissait d'un boulot d'ouvrier de production. Il a fallu que je m'adapte.
Qu'est-ce que tu apprécies, de façon générale, dans ton travail, et qu'est-ce que tu détestes ?
J'apprécie le fait que ce soit un travail utile : sans ce travail, les établissements hospitaliers n'auraient tout simplement pas de linge... Le fait qu'il soit physique mais pas trop (à mon avis). Le fait que je puisse être autonome et tranquille à mon poste, car j'ai réussi un instaurer un bon climat de confiance avec les chefs d'ateliers et autres référents. Je déteste les cadres, leur organisation et leur incompétence. Je déteste le fait que les ouvriers ne puissent pas travailler sans cette équipe de direction alors qu'ils ont toutes les capacités pour le faire.
L'organisation du travail
Comment le travail est-il organisé au niveau du temps : horaires administratifs, travail en équipes, etc. ?
La BIH travaille en 2/8 (5h30-12h30 – 12h30-19h30) et en journée (8h30-16h). Il y a donc 3 équipes qui travaillent dans l'entreprise.
Dans quel atelier ou service travailles-tu ?
Dans l'atelier de production.
Quelles sont les opérations que tu effectues à ton poste ?
Je travaille au secteur « Grand Plat ». C'est-à-dire le secteur qui traite les grands linges : les draps, les alèses et les grands draps double place. Mon travail, à la base, consiste à « engager » le linge dans une machine qui va ensuite les sécher, les plier, les empiler puis les filmer par paquets de 10. Il faut donc engager le linge dans une première machine qui « aspire » le drap sur des sortes de tapis. Il faut donc engager un maximum de linge (on doit pouvoir engager environ 300 draps par personne et par heure). Mais il faut aussi surveiller la machine tout le temps. Des bourrages sont très fréquents. Il faut aussi trier le linge, car il y a d'autres catégories de linges qui arrivent mélangés aux draps et alèses. Il faut donc gérer des chariots que l'on remplit en permanence avec d'autres linges. Il faut nettoyer régulièrement le poste de travail. Il faut également ranger les paquets de linge (un paquet de drap pèse environ 7kg). Il faut les ranger dans des navettes que l'on remplit avec 20 paquets et que l'on déplace dans l'atelier de distribution. Il faut également remplir des navettes pour les employés de la distribution (la distribution gère les commandes des établissements et prépare les navettes qui seront chargées dans les camions).
Quelles sont les compétences requises pour exercer ton métier ?
Il faut être résistant. Organisé. Prudent. Savoir anticiper. Apprendre le fonctionnement des machines. Plus on fait tout ça, plus le travail est intéressant.
Qui est ton supérieur hiérarchique direct ?
Le chef d'atelier. Le chef d'atelier est le référent de tous les secteurs. Le grand plat n'a pas de référent spécifique, alors que la distribution a un référent propre par exemple.
Selon toi, qui organise le travail dans ton atelier, ton département, ton entreprise ?
Il y a un responsable d'entreprise, un directeur de production assisté de 2 responsables de production (équipe de cadres) et de 2 chefs d'atelier ainsi que de référents par secteur (lavage, vêtement professionnels, etc.). Il y également un responsable de la sécurité au travail. L'équipe de maintenance est composée de 5 « mécanos » dont un responsable.
L'organisation du boulot est-elle cohérente, chaotique ou absurde ? Pourquoi ?
L'organisation est cohérente sauf pour les postes de responsable de production et directeur de production. C'est-à-dire qu'elle est cohérente au niveau des chefs d'ateliers et de secteurs car ce sont tous des ouvriers qui travaillent réellement. Au-dessus, les personnes ne savent pas du tout comment faire fonctionner l'entreprise.
Alors, pourquoi y a-t-il des directeurs, des contremaîtres et des cadres ?
La question reste posée. Les ouvriers se la posent tous les jours.
Quels sont les problèmes les plus fréquents dans l'organisation du travail ?
Des problèmes liés aux absences de personnels. Ces absences sont toujours mal gérées. Problème d'emploi du temps affiché seulement une semaine à l'avance ! Problème de management. Problèmes aussi liés à la maintenance des machines. Elles tombent souvent en panne parce que les mécanos font plus de l'entretien que de la prévention. Ils interviennent au coup par coup. La gestion des commandes de pièces est nulle.
Est-ce que tu as l'impression de bien maîtriser le fonctionnement des machines du « grand plat » ? Tu aimes bien travailler avec ces machines ?
Oui, au « grand plat », je suis devenu autonome. Et sur d'autres postes également. Ça ne me dérange pas de travailler avec ces machines, mais certaines me paraissent inutiles ou mal adaptées.
Qui contrôle ton boulot ? comment ? pourquoi ?
Les chefs d'ateliers et le directeur de production.
Quels sont les critères d'évaluation de ta productivité ?
On doit produire une certaine de quantité de linge par jour, en moyenne. Il faut s'y tenir. Si à la fin de la semaine il n'y a pas le quotas de linge (si les établissements ne sont pas suffisamment livrés), la direction demande, sur la base du volontariat, aux salariés de venir travailler le samedi. Normalement tout rentre dans l'ordre toutes les semaines. Mais c'est toujours à flux tendu en fait.
Que se passe-t-il quand tu commets des erreurs ou que tu n'obéis pas aux ordres ?
Je peux être convoqué par le directeur. Ça m'est arrivé, mais pas pour des erreurs, mais pour des histoires de relations avec des collègues qui me cherchaient des embrouilles.
Tu arrives à contourner les contrôles ?
Je n'en ai pas vraiment besoin. Tant que je fais mon boulot, on me fiche la paix. Donc, je fais mon boulot correctement et je suis tranquille et le temps passe plus vite et je peux discuter davantage avec mes collègues.
Souhaites-tu y travailler longtemps ? Qu'en est-il de tes collègues ?
Je souhaite pouvoir reconduire mon CUI si possible déjà. Après, on verra. Tous les collègues souhaitent y rester. C'est tellement difficile de trouver un boulot aujourd'hui. C'est ce qu'ils me disent.
Qualification et salaire
Quelles étaient ta formation professionnelle et tes qualifications avant d'entrer dans l'entreprise ?
J'ai exercé de nombreux métiers qui n'ont aucun rapport avec ce boulot. Comme je l'a dit, il me fallait un boulot. Le CUI était une des seules possibilités pour moi, compte tenu de mon âge.
Disposais-tu de la qualification requise pour ton boulot ou as-tu appris sur le tas ?
J'ai appris sur le tas. Comme tout le monde en fait. La formation ne vient qu'après, en interne.
Y a-t-il une formation maison pour qualifier les salariés et combien de temps dure-t-elle ?
Il est possible de passer le CAP en blanchisserie industrielle, qui ne sert absolument à rien puisqu'il ne permet même pas d'obtenir un échelon sur la grille de salaire. C'est plus pour pouvoir faire faire certaines tâches à ceux qui l'obtiennent. Mais certains employés, même après plus de 10 ans de boîte ne l'ont pas et font toutes les tâches dans l'entreprise.
Combien gagnes-tu ?
Je suis au SMIC à 75%. Donc, je touche moins de 900€/mois pour 26h/semaine.
Tous tes collègues touchent-ils le même salaire ?
Tous les collègues commencent au SMIC. L'ancienneté fait varier les salaires, ainsi que quelques postes plus pénibles qui font gagner quelques euros par mois en plus.
Existe-t-il une grille des salaires ? Comment sont-ils fixés ?
Oui, c'est la grille de salaire fixée par la convention collective des établissements publics hospitaliers.
Quels sont les moyens d'obtenir une augmentation dans l'entreprise ?
Aucun, à part l'ancienneté.
Ton salaire dépend-il de ta productivité ?
Non.
Reçois-tu une rémunération supplémentaire pour certains horaires (de nuit, le week-end, etc..) ?
Oui, la demie-heure de 5h30 à 6h du matin est comptée en heure de nuit.
Que pensent tes collègues des salaires dans l'entreprise ?
Tout le monde s'en contente, sans plus. Tout le monde pense qu'il pourrait être plus payé.
L'entraide et la coopération dans le travail
Travailles-tu en coopération avec d'autres salariés ? Comment se déroule cette coopération ?
Oui. Nous sommes 3 ou 4 au même poste. Nous devons tout gérer au « Grand plat » par exemple de l'engagement des draps au rangement des paquets, en passant par la surveillances des machines. Tout se fait ensemble. On s'organise. En fonction des collègues c'est plus ou moins facile. Mais dans l'ensemble, ça se passe bien. Comme je suis quelqu'un qui aime prendre des initiatives, pour rendre le boulot plus intéressant et moins rébarbatif, on me fiche la paix plus facilement et je me débrouille.
As-tu des contacts avec d'autres ateliers ou départements de l'entreprise ?
Oui, tout le temps.
Ces contacts sont-ils importants pour ton activité ?
Oui, ils permettent de bien comprendre l'ensemble du fonctionnement de l'entreprise. Et ils permettent aussi de ne pas s'isoler. De toutes façons, tout le monde tourne sur les différents postes. C'est une des règles de l'entreprise.
Comment trouves-tu les informations nécessaires pour ton travail ?
En parlant avec les collègues. En demandant. En essayant et en me plantant. Comme tout le monde. Il n'y a aucune formation à proprement parler.
C'est la bonne ambiance, dis-donc, dans ta boîte...
Il y a aussi des problèmes de rapports de personnes. Les conflits sont fréquents entre ouvriers. Jalousie, querelles mesquines et rien n'est fait pour arranger les choses. Pas de discussions. Beaucoup d'engueulades.
Qu'est-ce qui détermine les cadences ? Quels sont les facteurs qui t'obligent à travailler plus vite ?
L'approvisionnement des établissements en linge. Les établissements hospitaliers « passent commande » tous le sjours à la BIH, service par service. La BIH doit donc produire le linge propre nécessaire, demandé.
Il peut y avoir des « coups de bourre ». Par exemple, une machine tombée en panne peut retarder le travail et il faut donc « récupérer » le temps perdu. Des absences de salariés pour cause de maladie ou autre obligent à produire la même quantité de linge avec un nombre plus petit d'ouvriers.
As-tu le temps de discuter avec tes collègues pendant le boulot ?
Oui. Il est possible de travailler en discutant. Rien ne l'interdit formellement, tant que le travail est fait. Le bruit, même assez important, n'empêche pas de parler.
Comment rends-tu ton boulot moins pénible et comment t'aménages-tu des pauses non programmées par le patron ?
En discutant avec les collègues le temps passe plus vite et l'ambiance est plus agréable. On peut aller aux toilettes et du coup s'accorder des petites pauses. On peut également se déplacer dans les ateliers tout en travaillant, par exemple en déplaçant des chariots etc., ce qui permet de casser la monotonie d'un poste répétitif.
Ton travail est-il stressant et pourquoi ? Comment te sens-tu à la fin de la journée ?
Le travail n'est pas stressant en lui même. C'ets plutôt l'ambiance qui peut l'être. En fonction des équipes, des personnels plus ou moins sympas etc. A la fin de la journée je ressens surtout une grande fatigue physique. Le boulot est physique. Sept heures d'affilée, c'est long.
Existe-t-il un comité d'entreprise ou un Comité hygiène et sécurité ? Que font-ils ?
Oui. Ils vérifient la dangerosité des machines, la pénibilité des postes de travail.
Quels sont les syndicats présents dans l'entreprise ? Que font-ils ?
Il n'y en a pas. Normalement ce sont les syndicats hospitaliers qui devraient intervenir. Mais ils ne le font pas et dans l'entreprise personne ne veut prendre cette responsabilité.
Que penses-tu et que pensent tes collègues des syndicats et du comité d'entreprise ?
Ils pensent qu'ils ne servent à rien. Ils préfèrent tous se débrouiller individuellement. Ils pensent que c'est la meilleure solution, même s'ils savent que ça ne suffit pas. Ils ne savent pas vraiment quoi faire d'autre.
Qu'attends-tu des délégués du personnel, du CHS et du comité d'entreprise ?
Les responsables du personnel sont 1 responsable de production et 1 responsable de secteur. Ils ne font rien pour les ouvriers eux-mêmes en fait. Ils sont plus proches de la direction qu'autre chose. Bref, d'un point de vue militant, tout reste à faire et c'est bien ce qu'on va essayer...
Pour toi, militant révolutionnaire, comment conçois-tu ton intervention dans ta boîte aujourd'hui ?
Depuis des mois mon intervention se résume à discuter. Discuter pour se faire accepter d'abord, créer un climat de confiance (toute discussion est compliquée dès qu'elle sort des cadres habituels : télévision, famille, petits tracas du quotidien etc.) ; discuter pour comprendre les motivations, les centres d'intérêts, les aspirations et le parcours de chacun-e ; discuter pour essayer de connaître l'analyse que chacun-e a de la situation de l'entreprise et ce qu'il serait possible de faire pour la changer.
Dans une telle entreprise, où il y n'y ni syndicat, ni réel comité d'entreprise et où la conscience de classe et politique est au degré zéro, selon moi, la seule possibilité est que les ouvriers puissent s'auto-organiser et remettre en cause l'autorité des cadres et des dirigeants. Au-delà d'une simple critique verbale, au-delà du simple fait de râler.
Ca n'est pas simple, car il ne faut ni passer pour un donneur de leçon, ni juste pour un perturbateur ou un agitateur, ni créer de faux espoirs. Il faut laisser venir les gens à une prise de conscience de leur situation et de leur potentiel.
C'est pourquoi je souhaite parler dans les prochains épisodes de cette chronique, des témoignages que j'ai pu recueillir après avoir pu discuter avec tel ou tel ouvrier. Ca demande du temps, beaucoup de temps. Petit à petit les gens se livrent et il devient possible alors d'envisager des discussions plus avancées sur le « que faire ? ». Mais, cela n'a de sens que dans le cadre d'une menace pour les emplois. Dans un très proche futur (fin 2016), une partie des emplois de la blanchisserie est menacée. Et à moyen terme, la question de la privatisation sera posée. Les discussions engagées aujourd'hui pourront servir pour les mois à venir donc.