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    Lordon: Sortir les parasols

    Lordon

    Lien publiée le 7 février 2018

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://lundi.am/Sortir-les-parasols

    Samedi 27 janvier se tenaient les rencontres « Tout le monde déteste le travail » à la bourse du travail de Paris puis au Clos Sauvage d’Aubervilliers. Les débats et interventions seront publiés en vidéo sur lundimatin à partir de la semaine prochaine. En attendant, nous publions la retranscription de l’intervention de Frédéric Lordon.

    Ceci est, presque à l’identique, le texte de l’intervention à la journée « Tout le monde déteste le travail… » du 27 janvier 2018, à peine augmentée pour y faire part de quelques scrupules intellectuels retenus sur le moment, et corrigée pour une citation honteusement écorchée dans la version prononcée.

    Il serait difficile de commencer ici quelque intervention que ce soit sans rendre l’hommage et la gratitude qu’ils méritent à tous ceux qui ont travaillé pour rendre possible, entre autres choses, que certains s’expriment sur le travail. C’est qu’il y a fallu des réunions, du jus de crâne, des heures de graphisme – je voudrais avoir un mot particulier à l’endroit des graphistes, également des réalisateurs des teasers, qui ont été d’une patience d’ange face aux mille bons conseils contradictoires d’une mailing list en furie, furie créatrice sans doute, mais enfin tout de même –, et puis aussi des preneurs d’image qui se démultiplient aujourd’hui, du tractage, de la logistique, enfin tout ce qu’il y a là, qui fait que nous sommes là, et sans quoi nous ne pourrions pas être là.

    Mais rendre hommage à tout ce travail, c’est immédiatement poser la question préjudicielle qui nous conduit au cœur du sujet de notre journée : s’agissait-il à proprement parler de travail ? Je ne crois pas briser quelque secret d’organisation en révélant que certains n’étaient pas d’accord pour que le titre en soit « Tout le monde déteste le travail ». C’était à l’évidence que nous n’avions pas tous la même idée de ce qu’il faut entendre par « travail ».

    J’indique donc dès maintenant ma propre convention, non pas pour clore la discussion, mais au moins pour éviter tout malentendu : j’appelle travail l’activité humaine ressaisie dans les rapports sociaux du capitalisme. Exactement de la même manière qu’une chose ne devient marchandise, ou un équipement ne devient capital, que par ce même genre de ressaisie. Ce sont les rapports sociaux marchands-capitalistes qui donnent aux choses la qualité marchande-capitaliste – qu’elles ne possèdent pas à l’état natif.

    Ayant posé ceci, je voudrais indiquer quelles sont les trois idées que je me propose de développer maintenant :

    • Le travail est une affaire d’affects.
    • Le travail est une affaire de politique.
    • Le travail est une affaire de morale – ou plus exactement, en sortir, c’est cesser d’en faire une affaire de morale… mais alors sans manquer à voir que ça devient du coup une affaire anthropologique de désir, ou plus précisément une affaire de régime de désir. Ce qui ne rend pas les choses plus simples.
      Que le travail soit une affaire d’affects, c’est ce qui a été longtemps méconnu du marxisme – il est vrai que désirs et affects sont l’angle mort de l’anthropologie marxiste, pour autant d’ailleurs qu’il en existe une autrement qu’à l’état lacunaire. Je ne vais pas m’appesantir sur ce sujet sinon pour rappeler une ou deux choses peut-être abstraites, peut-être utiles, nous verrons. Ce qui, à mes yeux en tout cas, rend le marxisme indépassable en général, quoique discutable dans le détail de toutes ses thèses, c’est qu’il nous force à prendre sur le capitalisme une vue structuraliste : le capitalisme est une structure, une structure de rapports sociaux contradictoires et de domination. Le problème de cette remarquable abstraction, c’est qu’elle est incomplète (et qu’elle a été laissée telle par le marxisme après Marx). Car toute la question est de savoir par quelles voies les structures opèrent concrètement, comment elles ont concrètement prise sur les individus. Or, ce ne peut être que par voie d’affects et de désirs, puisque désirs et affects sont les forces concrètes qui mettent les corps en mouvement – et ce sont bien là les termes manquants de l’anthropologie marxienne.

    S’ils manquent, qu’à cela ne tienne : rajoutons les. Et si le capitalisme n’existe qu’en ses formes historiques successives, disons ceci : les structures du régime d’accumulation sont doublées par celles d’un certain régime de désirs et d’affects. On pourrait même dire : le régime d’accumulation s’exprime dans un régime de désir et d’affects, qui est en quelque sorte son dual.

    À chacun des trois régimes d’accumulation observables depuis la fin du XIXe siècle correspondent donc trois régimes d’affects de la mobilisation salariale. D’un point de vue analytique, le plus important, c’est le premier : le régime de la mobilisation par les peurs basales, les peurs de ne simplement pas pouvoir survivre – l’aiguillon de la faim, disait Marx. Ce régime n’est pas un régime avant d’autres régimes, et comme les autres régimes. C’est le régime fondement de tous les régimes, le régime qui dit l’essence, la vérité ultime du rapport salarial comme rapport de chantage à la survie même. S’employer ou crever : les capitalistes ont longtemps poursuivi de ramener la donnée du travail telle qu’elle se présente aux individus à la pureté, à l’exclusivité, de cette alternative. Et comme ils n’y sont jamais complètement parvenus, ils ont été conduits à emprunter d’autres voies passionnelles, en apparence tout à fait contraires – en apparence seulement.

    Il ne faut donc pas se tromper quant à la véritable nature du régime d’accumulation fordien, qui a étendu le paysage passionnel du rapport salarial aux affects joyeux extrinsèques de la consommation de masse. Ni quant à celle du régime d’accumulation néolibéral, qui pense avoir fait de même mais supérieurement : par les affects joyeux intrinsèques du travail supposément devenu désirable pour lui-même, occasion de réalisation de soi, et d’une vie pleine de sens, comme dirait le premier DRH venu. Ces extensions existent, elles ont été opératoires, elles les sont encore, il serait absurde de le nier. Mais elles n’ont jamais été des substitutions : elles n’ont jamais effacé les peurs basales du premier rapport salarial, les données du chantage essentiel. Elles n’en ont été que des recouvrements, par adjonction de strates passionnelles supplémentaires.

    S’ils ne le savent dès le début, les salariés apprennent tôt ou tard ce qu’il en est des promesses du salariat collaboratif et réconcilié. Vienne la première crise, et le montage entier vole en éclats. C’est le fond du rapport salarial, son fond inaltérable de chantage, de menace et de peur qui fait aussitôt résurgence. Comme souvent donc, il faut l’épreuve de la crise pour faire réapparaître une vérité institutionnelle fondamentale, recouverte par des histoires enchantées que tous sont incités à se raconter, mais qui ne tiennent debout que par beau temps.

    Dans le pipeline de la pensée managériale, qui crache du bullshit à jet continu, la dernière trouvaille à la con a pour nom la « holacratie ». Comme les penseurs du management sont pressés et ne regardent pas trop au détail, ils ont cru pouvoir décalquer à l’identique, et à leur propre usage, la holarchie d’Arthur Koestler, mais sans voir que le mot procédait par contraction pour éviter le hiatus holo-archie – le pouvoir (archie) du tout (holon). Dans l’entreprise holocrate (et non holacrate – il ne s’agit pas du pouvoir de la holà...), il n’y a supposément plus de pouvoir central, car le pouvoir appartient à tous : plus de de hiérarchie, plus de commandement, autonomie partout. Les plus idiots se sont empressés de conclure qu’on avait enfin trouvé la formule vraie du capitalisme à visage humain. Il faudrait leur demander d’imaginer ce qui se passera au moment où un retournement de conjoncture enverra l’entreprise dans le rouge, et où et comment les actionnaires, et le dirigeant nommé par eux, suggéreront aux salariés de s’administrer la holocratie.

    Entre temps, la manipulation des affects et des imaginations continue d’aller bon train. Dans une enquête récemment parue, on trouve ce témoignage pathétique, mais au sens littéral du terme, de salariés de SFR massacrés par la rationalisation au knout des sbires de Drahi, et en proie à un vif sentiment de voir trahie ce qui était leur « fierté d’être SFR ». C’est peut-être dans des cas semblables que le capitalisme contemporain se montre le plus misérable : quand il parvient à faire marcher les gens (et en tous les sens du terme) à coup d’affects pareils, quand il arrive à les rendre « fiers d’être SFR ». Dans ce qui apparaît comme une sorte d’abus de condition humaine, on aura compris que ce qu’il y a lieu de mettre en cause est le système de la manipulation et non les manipulés eux-mêmes – les fiertés des bagnes contemporains des services sont l’équivalent de celles des bagnes usiniers de jadis, car les individus, même dans les pires situations, toujours s’efforcent à la recherche de leurs joies. Mais c’est d’exploiter sans vergogne ce ressort passionnel à ses propres fins qui rend le capitalisme d’aujourd’hui spécialement répugnant.

    Il est pourtant possible qu’on n’ait encore rien vu. Dans une démonstration rayonnante de ce que peut être une science imbécile, un chercheur de l’Institut Pasteur se propose de contribuer au développement du neuro-management, et notamment de ce qu’il appelle – c’est sa petite trouvaille à lui – le management « neuro-amical ». Par dégradations successives du mot, cette neuro-amitié managériale pourrait presque faire passer la forme Facebook de l’amitié pour un sommet d’authenticité – elle a en tout cas de quoi glacer l’échine d’à peu près n’importe qui. À peu près seulement, puisque la journaliste du Monde qui rapporte ces hauts faits sur un ton d’une neutralité quasi-robotique, ne manque pas de conclure : « Ainsi les neurosciences peuvent accompagner les manageurs face aux défis et aux transformations du monde du travail » [1].

    On pouvait pourtant trouver, et de longue date, de quoi nous prévenir de cette épouvante en marche, et plus généralement des prétentions contemporaines de l’entreprise de fonctionner à la joie, à l’amour et à la concorde. On peut ainsi lire ceci dans les Pensées de Pascal : « Es-tu moins esclave pour être aimé et flatté de ton maître ? Tu as bien du bien esclave, ton maître te flatte. Il te battra tantôt ».

    Plus près de nous, voici ce que Marguerite Yourcenar met dans la bouche d’un de ses personnages antiques dans Les mémoires d’Hadrien : « Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l’esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d’imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machine stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exception des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. À cette servitude de l’esprit ou de l’imagination humaine, je préfère encore notre esclavage de fait ».

    On ne dira jamais assez ce que la figure du salarié auto-mobile, du salarié qui, sans qu’on ait à le lui ordonner, se meut tout seul au service du capital, mais persuadé d’œuvrer d’abord à sa propre réalisation existentielle, on ne dira jamais assez, donc, ce que cette figure doit à la présupposition, et à la conviction, d’être un être de libre-arbitre. Et c’est à ce moment, pensant au salariat néolibéral, qu’on trouve une profondeur plus grande encore au Kafka des Réflexions sur le péché : « la bête arrache le fouet au maître et se fouette elle-même pour devenir maître, et elle ne sait pas que cela n’est qu’une illusion engendrée par un nouveau nœud à la lanière du fouet du maître » [2].

    Ce que cette illusion a pour fonction de recouvrir, nous le savons assez. D’abord donc la réalité omniprésente du chantage basal, ce fond d’ultimatum et de peur que le premier conflit sérieux fait immanquablement revenir à la surface. Ensuite un violent déni : le déni de la politique. S’il y a une crête intellectuelle que les idéologues du capital défendront jusqu’au bout, c’est l’idée de la séparation de l’« économie » et de la « politique ». Dans cette vue, la « politique » consiste en des députés irresponsables, heureusement rachetés par des conseillers ministériels à l’écoute ; quant à l’« économie », c’est la réalité, la seule, la vraie, celle des chiffres et des états comptables, celle que les patrons connaissent de première main. Ainsi, il n’y a pas d’offense plus insupportable pour un patron que de s’entendre dire qu’il y a de la politique dans son entreprise, qu’il y fait de la politique. Ici, la compréhension crasse de la politique – en gros, la politique comprise par le Journal Télévisé – a pour propriété d’interdire d’accéder à une compréhension un peu plus profonde, mais qui rendrait impossible le déni des rapports de pouvoir dans l’entreprise.

    Il faut impérativement maintenir le rapport salarial dans la fiction de son statut purement « économique », contractuel, bilatéral, a-politique, pour qu’à aucun moment n’y soient questionnées les asymétries et la domination, qui alors en feraient un objet de discussion politique. Et ceci, d’une part contre toute la construction intellectuelle du droit du travail lui-même, qui reconnaît à la relation salariale le caractère d’un « rapport de subordination hiérarchique », c’est-à-dire d’obéissance – mais que peut être l’obéissance, sinon une catégorie politique ? Et d’autre part contre l’idée absolument générale que toute communauté humaine, quelle que soit sa taille et quel que soit son objet, revêt ipso facto, en tant que communauté, un caractère politique, depuis la dernière association de joueurs de pétanque jusqu’à la politeia entière, sans bien sûr qu’on puisse en excepter ces communautés particulières que sont les communautés de production.

    Je dis que les intellectuels organiques du capital se battront jusqu’au bout sur cette ligne de crête car, cèderaient-ils sur ce point, ce serait ne plus rien pouvoir opposer à la déduction des conséquences. C’est qu’en effet, posée la prémisse de son caractère politique, la communauté productive apparaît aussitôt, et sans objection possible, relever des procédés ordinaires qui organisent toutes les communautés politiques. Or, dans l’époque où nous sommes, et au moins sur le papier, ces procédés sont sous la gouverne du principe démocratique – pourvu qu’il soit adéquatement compris comme le principe de la souveraineté des concernés, le principe de la souveraineté des intéressés, c’est-à-dire leur droit d’égale participation à l’auto-détermination de leur destin collectif.

    On sait assez tous les usages fallacieux qui ont été faits du thème de la « démocratie », et tout ce qui l’a rendu réellement solidaire de l’ordre capitaliste. Pour autant, il y a dans le mot un reste qu’aucune visée de pouvoir ne parviendra jamais à maîtriser complètement. Les pouvoirs dits « démocratiques » en sont d’ailleurs constamment tourmentés, qui travaillent en permanence à réprimer les potentialités du mot dont ils se prévalent par abus. Mais pour leur malheur, ce mot plus grand qu’eux est là, et son idée avec. Et, le mot accordé, il devient impossible d’objecter à tout ce qui s’en déduit – impossible du moins en pleine lumière et dans le plan des idées rationnellement enchaînées (c’est bien pourquoi, d’ailleurs, l’inhibition des potentialités démocratiques par les pouvoirs dits « démocratiques » ne peut être qu’une pratique, une pratique obscure, une pratique de basses manœuvres, qui voue fatalement l’Etat faussement démocratique à la dégénérescence policière).

    On peut donc avoir toutes les réserves du monde avec les usages communs du thème démocratique, et pourtant ne pas manquer à voir sa force propre, et surtout son pouvoir de subversion dans l’ordre social présent, pouvoir de subversion qui lui vient précisément de prendre cet ordre social au mot, de retourner contre lui son propre mot. Il y a ainsi de quoi rire beaucoup à l’expérience de pensée qui imagine Laurent Joffrin ou l’éditorialiste du Monde, dont les suites de mots ne sont qu’un long gargarisme sur le thème de la « démocratie », sommés de se prononcer sur ce fait étonnant que, dans la société de leur gargarisme, les hommes passent la moitié de leur temps éveillé sous des rapports d’obéissance, et puis, ceci aperçu, qui leur demanderait ce qu’ils pensent d’un projet politique, somme toute logique, d’extension réelle de la pratique démocratique à toutes les sphères de la vie commune – y compris, donc, la sphère de la production.

    On entend souvent dire que la gauche souffre de n’avoir que des rejets ou des colères, sans la perspective d’un point d’espoir, minimalement explicitée dans la positivité d’une alternative. Ça n’est sans doute pas entièrement faux, mais j’ai toujours trouvé qu’il y avait là quand même une plainte étrange pour ce qui concerne les formes collectives de la reproduction matérielle : car, une idée, nous en avons une, et de longue date. Nous n’avons donc rien à inventer, juste une idée à relever : l’idée de la souveraineté des producteurs dans la disposition de l’égalité politique.

    Quitte à y insister, je ne lui trouve que de bonnes propriétés tactiques. Elle est en principe sans réplique depuis la grammaire idéologique contemporaine puisqu’elle en est issue. Mais, plus encore, sa réalisation pratique échappe à l’alternative du tout ou rien, le rien du statu quo vs. le tout de la pleine réalisation qui, en effet, suppose l’abolition révolutionnaire du droit de propriété sur les moyens de production – c’est-à-dire leur complète décapitalisation. Or ici, au contraire, il y a pas mal à gagner, et à faire croître, depuis les interstices. On peut, par exemple, imaginer, dans l’état actuel des structures politiques (et moyennant bien sûr les conditions de majorité appropriées), une disposition législative simple et peu coûteuse, qui établirait un droit de préemption des salariés sur leur entreprise en cas de dépôt de bilan, ou sur leur site en cas de fermeture. La propriété privée des moyens de production, dont le capital se déclare désintéressé par la fermeture même, est aussitôt convertie en propriété d’usage, à la disposition du collectif des salariés – ou plutôt des ex-salariés puisque, précisément, la production reprend, mais sous de tout autres rapports sociaux que ceux du capitalisme.

    Outre qu’il y a là une possibilité à portée de mains, en tout cas qui ne suppose pas une révolution accomplie – laquelle l’est moins… –, cette idée a surtout pour avantage, dans la situation actuelle, que les capitalistes eux-mêmes ne cessent de lui offrir du terrain à gagner : c’est qu’ils ferment à tour de bras ! Il faudrait prendre le temps de montrer comment il entre dans la logique profonde du régime d’accumulation présent qu’ils ferment ainsi. Mais le point important pour nous est autre : il est que les capitalistes, se déclarant incapables, ou indésireux, de valoriser le capital, ces fractions du capital que les capitalistes voudraient abandonner au déclassement se trouveraient aussitôt offertes à la mise en œuvre de rapports post-capitalistes. En somme, le capitalisme nous abandonnerait du terrain à proportion de ses propres démissions, lesquelles ont la double propriété d’être objectivement nombreuses mais de couler selon un flux relativement insensible – et, partant, de ne pas donner à ces conquêtes le caractère d’une grandiose lutte terminale sur la propriété. Si la révolution qui abat tout d’un coup est hors de portée, le goutte-à-goutte des fermetures, lui, est bien réel, continu, et il peut être le support d’un début d’alternative anti-capitaliste qui, pour ainsi dire, cheminerait en creusant le capitalisme de l’intérieur. Si on veut, on pourrait appeler ça aussi : baiser le capital dans son sommeil.

    Alors sans doute ceci ne donne-t-il pas le fin mot de ce qu’il y a à entendre quand on parle d’émancipation à propos du travail. Pour s’en rapprocher, on ne fera pas l’économie d’un retour à des questions assez fondamentales, abstraites même, dont les plus névralgiques ont à voir avec la connexion qui s’établit entre le travail et la valeur, avec tous les implicites et les inquestionnés que cette connexion n’en finit pas de charrier, notamment en matière de morale. Car il y a, c’est évident, une charge morale du discours sur le travail, si pénétrante d’ailleurs qu’elle imprègne jusqu’aux plus critiques de ces discours, comme celui de la théorie marxiste par exemple.

    Cela, je crois, et je voudrais ici lui rendre particulièrement hommage, nul ne nous l’a mieux fait voir, en tout cas, parlant pour mon propre compte, nul ne me l’a mieux fait connaître, que Bernard Friot, sur les travaux duquel je vais maintenant m’appuyer, de sorte que l’essentiel de ce que je vais dire maintenant peu ou prou lui appartient. Si elle est encore à l’état de chantier, si bon nombre de questions demeurent pendantes, et de difficultés irrésolues, la proposition de Friot tient dans le geste décisif qui est de contester la convention capitaliste de la valeur économique – et d’en refaire une autre à la place, proprement révolutionnaire.

    La convention capitaliste de la valeur économique, si profondément entrée dans nos esprits qu’elle s’y est installée comme une évidence, tient que ne reçoit le caractère de valeur économique que ce qui a été sanctionné par une transaction monétaire sur un marché, le plus souvent après avoir été produit dans les formes du salariat capitaliste. Ici Friot use d’un cas aussi simple qu’il est éloquent. Un grand-père garde sa petite-fille : valeur économique zéro. La petite fille est gardée par une entreprise de service dûment rémunérée : de la valeur économique est attestée, à hauteur du prix monétaire de la transaction. Même petite fille, mêmes jouets, même après-midi. Mais de la valeur économique est reconnue dans un cas, pas dans l’autre. Et ceci parce que le marché capitaliste s’est approprié le monopole, symbolique et politique, de déclarer la valeur économique, le monopole de la véridiction de ce qui est valeur économique et de ce qui ne l’est pas.

    C’est l’édifice de ce monopole que Friot fait voler en éclats et, au moins dans l’énoncé des principes, il ne fait pas les choses à moitié. Son idée du « salaire à vie » – appellation sans doute particulièrement malheureuse puisqu’elle désigne précisément la sortie du salariat capitaliste, et n’en finit pas d’ailleurs de donner lieu à toutes sortes de malentendus… –, son idée du salaire à vie, donc, opère un double déplacement. D’abord, elle déplace l’imputation de la valeur, qui passe des choses faites aux individus qui les font. Pour, aussitôt, épouser un principe d’inconditionnalité. Le salaire à vie, dont Friot, pour donner une idée, fixe le tout premier échelon à 1500 euros, soit au-dessus du SMIC actuel, est octroyé, à sa majorité, à toute personne, quel que soit son statut, quel que soit son état d’activité, et jusqu’à la fin de ses jours.

    Dire ainsi que chacun mérite par soi, sans aucune considération pour ses œuvres, de recevoir de la société une allocation suffisante à sa vie matérielle, c’est le geste décisif qui fait rompre avec la logique du mérite. Mériter par soi, et non plus par ses travaux, c’est précisément se situer par-delà le mérite et le démérite. C’est cesser de vivre dans le problème du mérite. C’est dire que le seul état d’existence vaut reconnaissance d’une valeur générale, qui est celle de la contribution à l’existence collective nécessairement emportée par toute existence individuelle – quoi qu’elle fasse. Et ceci pour deux raisons assez profondes.

    La première, qui relève presque d’une justification onto-anthropologique, considère que être, c’est nécessairement s’activer, que l’être est activité, et que l’être humain est une puissance d’agir qui, nécessairement, se donne quelque effectuation – donc qui, toujours, fait quelque chose. J’espère que vous voudrez bien m’en pardonner, mais il m’était impossible ici de ne pas songer à cette proposition qui clôt en apothéose la première partie de l’Ethique et qui dit ceci : « Rien n’existe dont la nature n’entraîne quelque effet ». Même libérés de toute contrainte, les hommes produiront toujours des effets.

    Or, et c’est la deuxième raison, personne, jamais, ne pourra mesurer objectivement la portée des effets, qui deviendront pour d’autres des cause, génératrices à leur tour d’effets, et ainsi de proche en proche à perte de vue – même lorsque l’activité de départ semble insignifiante. Nul ne sait ce que peut un corps, disait Spinoza, mais nul ne sait non plus ce qui peut sortir d’une bonne sieste. Peut-être une idée géniale. Ou le départ d’un très bon morceau de musique. Ou tout simplement un individu reposé. Qui contribuera à rendre plus heureux, ou plus détendu, son entourage familial, ou amical, à lui offrir une meilleure chance de conversations riches à tous, dont sortiront… etc.

    Si, contrairement à ce que croient dur comme fer les théories substantialistes et objectivistes de la valeur, la mesure des effets est en fait rigoureusement impossible, alors il faut trancher tout autrement : en considérant que, personne ne sachant exactement où est la valeur, il est très préférable de présupposer qu’elle est partout, et par conséquent de la reconnaître a priori et inconditionnellement à tous.

    La mesure des effets impossible : c’est là la plus solide raison de sortir de la pensée contributiviste et méritologique, la plus solide raison de démoraliser la valeur économique, donc le travail toutes les fois qu’on en fait le principe de la valeur. Faire quoi que ce soit, c’est contribuer à la valeur sociale générale – énoncé sans doute paradoxal puisqu’à la fois il donne à l’idée de contribution sa plus grande extension et, par-là même, finit par l’abolir : tout est contribution, donc plus rien n’appelle d’être regardé comme contribution. Et nous sortons de la morale de la contribution.

    Je ne sais pas si Friot se reconnaîtrait parfaitement dans la lecture que je fais de sa pensée, mais je sais que cette lecture (que je ne crois pas trop infidèle) lui confère une portée révolutionnaire. Bien sûr l’intendance ne suit pas aussi facilement. Il y a certainement dans les propositions institutionnelles de Friot des retraits par rapport à son geste théorique premier, et sans doute du fait que celui-ci n’est pas complet. L’une des objections qui me vient systématiquement à le lire est celle de la division sociale du travail : si, contre le spasme réflexe de la pensée conservatrice qui voit des feignants partout, on peut être certain que les individus s’activeront – car le conatus est onto-anthropologiquement une force d’activité, un effort pour faire quelque chose –, nul ne peut cependant garantir (on peut même être à peu près sûr du contraire) que les individus laissés libres de leur activité viendront spontanément occuper toutes les cases de la division du travail, du moins telles qu’elles sont actuellement déterminées par les habitudes de nos vies matérielles, par les normes implicites de nos désirs matériels.

    Si désajustement il y a, il se réglera par deux voies, et deux seulement. Soit l’orientation incitative, ou peut-être coercitive, de forces d’activité individuelles vers les segments délaissés de la division sociale du travail – mais les forces de qui ? par quels moyens ? et ne serait-ce pas là, comme disait Marx, retomber dans la même vieille gadoue ? Soit l’ajustement du côté de nos désirs matériels. Mais, de cela, nul ne possède l’ingénierie politique, supposé seulement qu’il y en ait une – ce dont il y a en fait tout lieu de douter.

    Voilà pourquoi, disais-je en commençant, et dis-je en terminant, sortir de la morale laborante a pour condition de possibilité la réfection de tout un régime de désir regardant les satisfactions matérielles. Et ça n’est pas là une petite affaire. Qui, en cette matière, est prêt à se déplacer ? De combien ? Et à quelle vitesse ? Ce sont là des questions décisives. Des questions dont les réponses sont terriblement incertaines. Au vrai, c’est un nœud de redoutables problèmes qui pèse sur la sortie de la pensée méritologique et de la morale contributiviste, problèmes que j’évite ici avec un parfait flou artistique, me portant d’ailleurs sans doute à en dire plus que je ne suis réellement en état de soutenir. On ne rompt pas décisoirement, par exemple, avec le schème du free riding, présent aussi bien du côté de ceux qui sont tentés de s’y laisser aller que du côté de ceux qui auront à y faire face, dont on ne peut pas exclure qu’il se trouve dans leur complexion morale un pli très profond, d’où sortira, comme un réflexe, la réaction exaspérée. Mais il y aurait énormément à dire à propos de ces choses dont à la fois aucune n’a de caractère anthropologique essentiel quoique toutes soient communément à l’œuvre dans l’anthropologie historique d’aujourd’hui – celle de l’individualisme. Et que nous aurons à composer avec.

    Mais la difficulté de ces questions offre peut-être la raison même de commencer à les poser, et à les poser avec insistance, comme le seul moyen de hâter quelque chose qui nous ferait échapper à cette fulgurante prédiction, qui ne sort pas de quelque traité théorique mais d’un ouvrage d’un tout autre genre, célébrant à sa manière la préscience, pour ne pas dire les vertus oraculaires, du Côtes du Rhône, je veux bien sûr parler des Brèves de Comptoir, dans le millésime 1995 desquelles on trouve ceci : « On finira qu’on nous dira de nous torcher le cul les uns les autres, et ils diront on leur a donné du boulot ». 1995… Et qui ne voit que nous y sommes quasiment. Car, logiquement, en prolongeant la série : après Uber Drive et Uber Eat devraient venir Uber Poop ou Uber Wipe. Heureusement, ce tome 1995, particulièrement riche, ne nous laisse pas complètement désespéré, puisqu’on peut aussi y lire ceci : « À partir de dix millions de chômeurs, je crois qu’on peut sortir le soleil et les parasols ». L’idée générale, donc, ce serait bien ça : qu’on n’ait pas à attendre d’en arriver là pour sortir les parasols.

    [1] Gaëlle Picut, « Les manageurs découvrent les neurosciences », Le Monde, 8 janvier 2018.

    [2] Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, traduction Bernard Pautrat, Rivages Poche, 2001.