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Décès du philosophe François Matheron
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Spécialiste de Louis Althusser dont il a édité une partie de l’oeuvre posthume, traducteur d’Antonio Negri, animateur de la revue Multitudes, François Matheron est décédé samedi 3 avril des suites du Covid-19. Victime en 2005 d’un accident vasculaire cérébral dont il ne s’était jamais totalement remis, le philosophe racontait, dans L’Homme qui ne savait plus écrire (La Découverte, coll. Zones, 2018), son combat pour se réapproprier le langage, pour réapprendre à penser. Notre journaliste Octave Larmagnac-Matheron, son neveu, lui rend un hommage personnel et philosophique.
« Je ne connaissais pas bien mon oncle, François. J’avais douze ans lorsqu’il a été victime d’un accident vasculaire cérébral, qui l’a laissé très amoindri. Il n’a jamais récupéré pleinement l’usage de la parole et de la pensée. Je ne peux qu’imaginer la souffrance que représente cette perte, d’autant plus lorsque l’on a voué sa vie à la philosophie – ce qui, je crois, était son cas. C’est en tout cas l’image que je garde, lorsque je plonge dans les souvenirs fragmentaires qui me restent d’avant l’accident : celle de la fierté du penseur, qui croit en l’importance des choses de l’esprit. J’y crois aussi, à ma manière. Et, si je ne me suis jamais intéressé aux penseurs qui ont été les maîtres de mon oncle – Spinoza, et surtout Althusser –, je lui dois certainement, avec d’autres, de m’avoir donné l’indice qu’une vie dans les idées était possible. Possible mais fragile.
Nous n’avons jamais parlé ensemble de philosophie, malheureusement. (Je me demande bien ce que ça aurait pu donner !) Je n’ai pas essayé, à vrai dire : je n’ai, je crois, jamais pu me défaire de l’idée que le vrai François était toujours là quelque part, identique à lui-même, mais que son corps brisé barrait désormais le chemin jusqu’à lui. Il y a quelque chose de réconfortant dans cette idée que le corps n’est qu’un médiateur silencieux qui, s’il peut bien dérailler et entraver l’âme, laisse pourtant indemne qui nous sommes au fond. Je me serais sûrement cramponné à cette idée si je m’étais retrouvé dans la même situation. François a eu plus de courage : accepter qu’il avait changé, qu’il était devenu un autre, en même temps que son corps défaillant. Courage parfaitement spinoziste, d’ailleurs – “L’esprit et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous l’attribut de l’étendue”, écrit le philosophe.
Une autre idée de Spinoza a aiguillonné le courage de mon oncle : la conviction que le corps possède des “puissances inconnues de nous”. J’aime à croire, en tous cas, que même dans la nuit du désespoir, de l’angoisse et de l’abandon, il est resté fidèle à cette conviction que son corps abîmé gardait en réserve des possibilités insoupçonnées, qu’il pouvait non pas redevenir ce qu’il était mais qu’il pouvait, peut-être, ouvrir des portes dérobées pour la pensée. C’est peut-être ce qui lui a donné la force, dont je me sentirais incapable, de surmonter tant bien que mal l’aphasie pour raconter l’épreuve qui a déterminé le reste de sa vie. La force d’explorer cet espace inquiétant du langage en deçà du langage, du sens sans les mots, qui est devenu son monde un jour de 2005.
Je n’ai pas lu L’Homme qui ne savait plus écrire. Seulement quelques bribes. Je crains, sans doute, d’y retrouver mes plus grandes peurs : être exilé du seul monde où je me sens à ma place, celui des idées ; être enfermé en moi-même, privé du lien le plus élémentaires aux autres, le langage. Je me rends pourtant compte, en écrivant ces quelques lignes, combien quelqu’un comme mon oncle, qui a traversé ces épreuves, en revient chargé d’un témoignage précieux : tant que continue la vie, la pensée insiste, et trouve de nouveaux chemins ; tant que le corps tient debout, si bancal soit-il, il nous maintient auprès des autres. Nous n’avions jamais perdu François : il était là, différent, à même cette chair accidentée qui semblait faire obstacle. Son AVC ne nous a pas empêché de tisser des liens, certes précaires, avec lui pendant des années. Sa mort interpose désormais entre lui et nous la seule distance qui soit vraiment infranchissable : celle de l’absence du corps.
Sans doute les morts continuent-ils leur route parmi les vivants, présents sous la forme de l’absence dans la mémoire endeuillée. Sans doute François était-il, de son côté, souvent absent, ailleurs, alors qu’il était là parmi nous – plus que le commun des gens. Ces deux absences n’ont rien, pourtant, de comparable. L’absence du corps laisse un vide qui n’était pas là avant. Elle bouleverse toutes les relations dont celui-ci était un chaînon. C’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit lorsque j’ai appris la mort de mon oncle samedi : bouleversé. À nous, sa famille, de faire corps pour partager le poids de cette absence. »