[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Agenda militant

    Newsletter

    Ailleurs sur le Web [RSS]

    Lire plus...

    Twitter

    Lordon: Krach symbolique

    Lordon

    Lien publiée le 23 avril 2023

    Tweeter Facebook

    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Krach symbolique, par Frédéric Lordon (Les blogs du Diplo, 20 avril 2023) (mondediplo.net)

    JPEG - 157.8 ko

    Ferdinand Hodler. — « Le lac de Genève et les Alpes savoyardes », 1907.

    Un pilier de l’ordre symbolique tombe et c’est un grand fracas. Le mot interdit, ou plutôt le mot réservé — réservé à « eux », les « autres », le Hongrois, le Turc, le Russe – vient d’être dit en France, à propos de la France : illibéralisme.

    Catégorie inepte, créée par des journalistes à l’usage des journalistes, « illibéralisme » sert de boussole intellectuelle à tout l’éditorialisme français depuis des années. On voit aisément pourquoi : même à 7/20 comme pour le recrutement dans la police, « illibéralisme », on arrive à comprendre. Nous, LaDémocratie (1) : bien. Eux : pas bien. On notera la symétrie imparfaite et l’absence de terme intermédiaire, équivalent de LaDémocratie. C’est ce trou que devait remplir le signifiant flottant « illibéralisme » : on y mettait ce qu’on voulait, l’essentiel étant de produire de la différence — avec « nous ».

    « Illibéralisme » aura été une magnifique trouvaille pour le néolibéralisme, une espèce d’assurance symbolique multirisques, permettant d’approfondir la brutalisation capitaliste en temps de crise organique, mais adossé à Nous-LaDémocratie-Bien. « Illibéralisme » était le complément nécessaire de la postulation fondamentale du néolibéralisme autoritaire : chez nous, c’est LaDémocratie. Il fallait bien des « illibéraux » pour attester que nous étions « libéraux ». Le postulat une fois posé, en tout cas, il s’en suivait logiquement que tout ce qui se passait « chez nous » était démocratique.

    De la résistance des matériaux symboliques

    Malheureusement, comme en génie civil, il vaut mieux ne pas ignorer les contraintes de la résistance des matériaux symboliques. Avec ses limites d’élasticité, et ses points critiques. Si on s’appuie trop, ça flambe, ou bien si on tire trop, ça casse. Il y a nécessairement quelque part un seuil à ne pas dépasser pour éviter que la croyance ne ruine : un nombre d’images de violence policières, un nombre d’abus monarchiques grotesques, un nombre de provocations incendiaires, un nombre de censures variées. À l’évidence, le seuil, qui attendait depuis longtemps, a été franchi. Et ça a rompu.

    Interrogé sur Quotidien, officine du socialisme de droite, Pierre Rosanvallon contemple, consterné, la façon dont a tourné ce qu’il a si longtemps soutenu : « la crise démocratique la plus grave que la France ait connue depuis la guerre d’Algérie », lâche-t-il d’une voix blanche. On voit bien où gisait l’erreur-système : dans l’impossibilité de concevoir une tournure autoritaire du libéralisme avancé. Il n’en est pas encore à dire formellement « illibéralisme » mais c’est écrit : ça finira par sortir.

    Enhardi et se sachant couvert par une autorité indiscutable, Thomas Legrand, qui, lui, a fait les beaux jours du macronisme France Inter, se lance : « Macron sur la pente glissante de l’illibéralisme ». Voilà, c’est dit. À peine une ridule à la surface du dé à coudre, ou bien un événement considérable ?

    Peut-être les deux. Car il y a, concentrés dans le dé à coudre, des effets de levier objectivement puissants. Une brochette d’éditocrates travaille à façonner de la croyance pour le pays entier. Certes avec des succès tendanciellement évanouissants : depuis un moment déjà la population n’écoute plus, regarde ailleurs. Contrairement à ce qu’ils croient, les éditocrates ne parlent plus tant à la population qu’ils ne se parlent à eux-mêmes, ainsi qu’aux puissants auxquels ils s’identifient en imagination. Ces gens s’ambiancent. Se croyant au sommet du libre-arbitre, ils n’ont de pensée que grégaire. Ils sont donc toujours en proie au besoin de se monter le bourrichon entre eux — pour se rassurer à penser tous la même chose, ils se font collectivement leur atmosphère.

    Ça n’est pas rien cependant une atmosphère, même en dé à coudre. On sait ce que serait l’atmosphère sous une présidence Mélenchon : un ouragan « vénézuélien » permanent. On sait ce qu’elle est — a été ? — sous Macron : le lac de Genève. Ça n’est pas rien parce qu’à faits strictement équivalents, c’est l’atmosphère qui décide d’une signification globale ou bien de son exacte contraire.

    Par exemple : les services publics sont en ruine, on meurt sur des brancards aux urgences, des profs sont recrutés en 30 minutes, des fonctionnaires pour faire chauffeur de bus, des médicaments élémentaires manquent, la première ministre prie à l’automne pour que l’hiver ne soit pas trop rude et que le système électrique tienne le coup. Atmosphère « Lac de Genève » : des problèmes de gestion, on n’a pas assez réformé. Atmosphère « Venezuela » : voilà où conduit le communisme, à la ruine du pays, on vous l’avait bien dit. Un gouvernement Mélenchon n’aurait pas droit au centième de la colossale foirade macronienne pour être aussitôt déclaré banqueroutier. Presse bourgeoise, atmosphère bourgeoise. Ce qui sert la bourgeoisie a toutes les indulgences, ce qui la contrarie aucune.

    Atmosphères

    Question : si l’atmosphère est la consolidation mentale collective du dé à coudre, comment un changement de météo peut-il y survenir ? Réponse : soit parce que c’est allé trop loin et que même les manches à air ont du mal à suivre ; soit parce qu’une autre autorité met du clapotis dans les soupières. Ici : la presse internationale. Pour que l’éditocratie nationale change de disque, il faut qu’on le lui dise. Pas n’importe quel « on », évidemment. Le « on » de la grande presse du monde libre est adéquat. Au dehors comme ici, la presse nationale bourgeoise ne redevient un peu de la presse qu’à propos des gouvernements étrangers. Car les « atmosphères », soutenues par tous leurs intérêts de socialisation élitaires, sont d’abord nationales. N’ayant pas de dîners en ville à sauver, ni d’informateurs des coulisses à ménager, les journalistes étrangers peuvent dire ce qu’ils voient en France. Comme ce qu’il y a à voir crève les yeux, Macron ramasse.

    La presse allemande est très en forme –- et comme on sait, sa valeur de référence est considérable auprès d’un éditorialiste français. Qui sent sa mâchoire se décrocher en lisant « Un président au milieu des ruines » dans le Frankfürter Allgemeine Zeitung tout en allusions néroniennes, « Darmanin aussi agressif que Le Pen » dans Die Zeit, hebdomadaire de la bourgeoisie allemande (se croyant) progressiste, mais aussi « La main lourde de la police » et le récit des exploits de la BRAV-M à la « une » du New York Times. Des choses pareilles, on ne les avait jamais vues en terre barragiste, on ne croyait même pas qu’il soit possible de les penser. Dites par la petite troupe des médias indépendants, bien sûr elles étaient nulles et non avenues. Mais c’est autre chose si le Frankfürter et le Times tirent au canon sur le lac de Genève.

    Subprimes intellectuelles

    Seul un ébranlement extérieur pouvait déstabiliser la croyance soutenue jusqu’ici par la confirmation mutuelle des imbéciles. Avec alors, comme dans les marchés financiers, la possibilité que le suivisme se repolarise sur la croyance opposée dès lors que la précédente commence à s’effondrer. Il suffit qu’adossé aux autorités extérieures, l’un des ambianceurs repentis lâche du bout des lèvres « illibéralisme » pour qu’un ou deux autres, surmontant leur grand peur, lui emboîtent le pas et puis que, de proche en proche, parcourant le gradient des pleutres, le ralliement soit général — brutalité des rendements croissants de la croyance dans les mondes de l’opinion.

    Entre Rosanvallon qui n’ose pas encore le dire mais un peu quand même, et Legrand qui le lendemain ajoute les bretelles à la ceinture — car le titre complet est : «  Vu de l’étranger, Macron sur la pente glissante de l’illibéralisme », « Vu de l’étranger », n’est-ce pas, parce que, quant à lui, Legrand ne se prononce pas, n’a pas d’avis, se contente de rapporter honnêtement —, entre ces deux courageux transgresseurs, donc, il y a peut-être déjà assez pour que ça commence à flamber.

    « Illibéralisme » est donc le lieu d’un possible krach symbolique — un équivalent des subprimes dans la sphère du commentaire éditorial : on y croyait (LaDémocratie, LaPatrieDesDroitsDeL’homme), on n’y croit plus. Ça vient d’un coup. Comme pour les CDO ou les MBS. De « Triple-A » à « Toxic waste » en un clin d’œil.

    Quand une croyance directrice s’écroule, c’est tout le paysage qu’elle soutenait qui se trouve brutalement réordonné. Littéralement parlant, on ne voit plus les choses pareil. Et tout se met à faire sens à nouveau. En réalité, tout était déjà là. Mais il manquait l’essentiel : la croyance organisatrice. Celle qui fait tableau d’une multiplicité d’éléments épars en leur donnant une cohérence d’ensemble. « Illibéralisme » lâché, tout devient lisible : la conduite autocratique de la réforme évidemment, mais aussi la « république exemplaire » en fait corruption en bande organisée, les prévarications idéologiques de Schiappa (sur le dos de l’assassinat de Samuel Paty, admirable), le SNU (2) comme opérateur de fascisation grotesque, la répression effarante, encouragée par un pouvoir qui ne gouverne plus qu’à l’intimidation, les interpellations pour crime de lèse-majesté, la police envoyée contre des banderoles aux fenêtres ou des mots ayant déplu sur les réseaux sociaux, des interdictions préfectorales de rassemblements « casseroles », la Ligue des droits de l’homme menacée : c’est tout un. Mais il fallait poser « illibéralisme » pour le voir.

    En réalité, ça faisait très longtemps que la France macronienne multipliait des images difficilement distinguables à l’aveugle des régimes repoussoirs habituels. Mais, aux ambianceurs de la bourgeoisie, il fallait plus que des faits pour renverser une croyance. Il fallait une lecture venue du dehors. Le dehors de quelques intellectuels ébranlés — de leurs propres errements ; le dehors de la presse du monde libre quand elle se met à douter que la France sous Macron appartienne encore au monde libre.

    La nouvelle croyance est mûre pour produire tous ses effets de réordonnancement : tous les nouveaux éléments d’information vont venir s’y ranger pour y trouver leur liaison et leur lieu. Le SNU dégénère en violences sexuelles de chambrées ; un éditeur français est interpellé à Londres sous les motifs anti-terroristes les plus loufoques et par signalement de la police française ; un avocat est poursuivi par la préfecture pour diffamation ; un journaliste du service public somme Laurent Berger de s’excuser d’avoir seulement pensé « casser la baraque » (le syndicaliste flanelle s’exécute) ; le gouvernement fabrique une diversion ouvertement raciste à base « d’allocs » et « d’Arabes » pour se sortir du désastre des retraites ; Macron pousse la chansonnette avec une petite chorale fasciste ; le gouvernement adopte pour nouvelle devise « Travail, Ordre, Progrès » : tout ça devient cohérent, et tout ce qui viendra après n’en finira plus de confirmer, et de nourrir, cette cohérence. Ainsi fonctionne la croyance : c’est un ventre, elle avale tout, et recode tout dans ses coordonnées.

    Le bouclier et le tombeau

    Que fait l’éditorialisme avec ça ? N’ayant aucune pensée propre, il n’est que suivisme des autorités. Si ses autorités tournent casaque, il tourne casaque à son tour. Or, à l’évidence, elles sont en train. Mais l’éditorialisme a aussi des actionnaires. Et puis des directeurs. Qui ne laisseront pas dire n’importe quoi non plus. On voudrait bien savoir comment ça va se passer à Libération par exemple, publication dirigée par Denis Olivennes, intellectuel de pacotille par excellence et macronien fanatique, lui-même donc traversé par la contradiction du moment entre ses autorités qui l’abandonnent et sa fidélité viscérale au régime. S’en suivra-t-il que « l’illibéralisme » n’existera jamais que « vu de l’étranger » ?

    C’est une position qui va devenir difficile à tenir. Car le réel de l’action gouvernementale n’est pas près de cesser d’alimenter la nouvelle vue. Pauvres éditorialistes, écartelés entre le vœu de préservation à tout prix de l’ordre bourgeois et le point d’honneur intellectuel bourgeois, vigie-des-droits et grande-conscience-des-libertés. Avec des mots comme « illibéralisme », comme en bien d’autres circonstances, c’est le premier pas qui coûte. Mais le premier franchi appelle irrésistiblement les autres. À quoi l’éditorialisme bourgeois sera-t-il le plus fidèle ? À l’ordre social qui lui garantit sa position ou aux grandes idées qui lui garantissent son image de soi ? Il va falloir choisir parce que la contradiction est en train de devenir mordante. Quelle parfaite ironie si l’illibéralisme, pensé tout exprès pour être le bouclier du régime, pouvait en devenir le tombeau.

    Frédéric Lordon

    Notes

    (1) Pour rendre à qui de droit ce qui lui appartient : j’emprunte à Sandra Lucbert cette forme des « mots collés », créée pour restituer les syntagmes de la langue hégémonique.

    (2) Service national universel.