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    Sida, anticapitalisme et fatalité : à propos d’un article de Rév permanente

    Lien publiée le 31 juillet 2015

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://spinozamonami.yagg.com/2015/07/30/sida-anticapitalisme-et-fatalite-a-propos-dun-article-de-revolution-permanente/

    Militant de la lutte contre le sida à Act Up-Paris entre 1998 et 2013pédé, séronégatif,cis, j’ai lu avec perplexité le texte « « Sida. Épidémie meurtrière du capitalisme » publié sur le site Révolution permanente. Sous prétexte d’une analyse de l’épidémie de sida d’un point de vue anti-capitaliste, et du fait d’erreurs factuelles ou de simplifications, on y stigmatise les travailleuses du sexe, relaie le discours de l’industrie pharmaceutique sur les médicaments génériques, invisibilise les luttes des personnes séropositives, notamment les femmes, passe sous silence la situation des trans ou les usagErEs de drogues, propage des approximations ou des contre-vérités sur les campagnes et les actions de prévention, de dépistage, sur l’épidémiologie ou sur le combat contre les brevets.

    La critique qui suit est un appel au respect des malades et des minorités touchées par l’épidémie, qui n’ont pas attendu que l’extrême-gauche s’intéresse à leur situation pour développer une critique du capitalisme. C’est aussi un appel à respecter leur combat et à ne pas tourner en dérision leur victoire.

    Ni la lutte contre le sida, ni la lutte contre le capitalisme – à plus forte raison si on pense comme moi que les deux combats sont liés – ne gagneront à des discours fondés sur une connaissance partielle de l’épidémie du VIH et des luttes que l’épidémie a engendrées. Bien au contraire, un discours de surplomb sur le VIH, sans prise avec les luttes concrètes menées ne peut qu’entretenir l’idée de fatalité, celle de l’épidémie, celle du capitalisme.

    « Faire entendre leur voix » aux victimes du capitalisme ?

    Commençons par les contradictions les plus flagrantes entre l’article et les objectifs du site. Dans sa page de présentation, Révolution Permanente indique vouloir : « permettre à ceux qu’on n’entend jamais ou presque, ceux que la société capitaliste actuelle exploite, opprime et cherche le plus à rendre invisibles, de faire entendre leur voix. ». Il se trouve que les personnes qui vivent avec le VIH font partie de ces personnes invisibilisées. Aucun de leur combat ne transparait dans le texte, où les séropos sont réduitEs à des victimes passives du capitalisme et/ou de l’épidémie. Plus de trente ans de colère, de combats, de discours par et pour les personnes concernées, où un élément central était le refus de se déclarer « victimes » ? Néant.

    C’est particulièrement frappant à propos des femmes vivant avec le VIH, qui représentent pourtant plus de la moitié des personnes séropositives. Il est paradoxal de publier un texte dans la rubrique « Genres et sexualités » d’un site anti-capitaliste, sans consacrer le moindre développement aux spécificités féminines de l’épidémie (rapports sociaux de sexe, sexisme de la recherche qui évalue les médicaments avant tout sur les hommes, laissant aux femmes le soin d’expérimenter dans leur corps les effets indésirables spécifiques lors de la mise sous le marché du traitement, limitation des études scientifiques sur les femmes aux femmes enceintes, etc.) et leur évolution, ou aux militantes, pourtant au premier front dans la lutte contre la maladie, notamment dans les pays les plus touchés.

    Cortège d'Act Up-Paris à la marche du 8 mars 2007

    Cortège d’Act Up-Paris à la marche du 8 mars 2007

    L’invisibilisation concerne aussi les trans qui, en dehors du T de l’acronyme LGBTI, ne sont pas mentionnéEs dans l’article – alors qu’ils et elles sont parmi les plus invisibles des personnes exposées à l’épidémie, notamment en France, et à ce titre les plus touchéEs.

    Les usagErEs de drogues ne sont pas non plus mentionnéEs. Et s’il est vrai que le taux de transmission du VIH via injection a baissé en France pour atteindre un taux très faible, il n’en est pas de même dans de nombreuses régions du monde, régions où les malades doivent se battre pour l’accès aux médicaments autant que contre les politiques de répression anti-tox. Sans compter la question des hépatites virales, où même en France, l’incidence et la prévalence1 chez les usagErEs de drogues restent élevée. L’article ne parle pas du VIH dans les départements français d’Amérique, où la prévalence explose. Il ne parle pas non plus du VIH et des hépatites virales en prison ; autant de situations où un point de vue anti-capitaliste serait pourtant bienvenue.

    Quant aux travailleuses du sexe, leur combat contre le sida, pour leurs droits, n’est pas évoqué2. On retiendra par contre que la prostitution, comme le viol, sont engendrés par les guerres, les famines et les déplacements de population, et que viol comme prostitution sont « vecteurs de la persistance de l’épidémie ».

    Pourtant, ce n’est pas la prostitution qui est vecteur de l’épidémie. Ce sont les conditions dans lesquelles elle peut être pratiquée, notamment dans des contextes de répression, de stigmatisation et de guerres, qui vulnérabilisent les sexworkers. L’objectif est donc de lutter contre la stigmatisation et les discriminations pour que les travailleuses du sexe soient des actrices à part entière de la lutte contre le sida (et bien sûr pour qu’elles vivent mieux, de façon générale). C’est ce sur quoi sont d’accord l’Organisation mondiale de la santé, l’ONU, le Conseil national du sida, les chercheurSEs dans les conférences internationales sur le VIH, les associations de prévention, et, bien sûr, les sex workers elles-mêmes, dont l’activisme a convaincu les institutions nationales et internationales.

    Ainsi donc, en matière de parole de personnes que le capitalisme réprime, les groupes parmi les plus concernés par le VIH restent invisibles, quand ils ne sont pas stigmatisés.

    Restent les étrangErEs et homos.

    Est-il homophobe de s’adresser aux gays? Est-il raciste de s’adresser aux personnes racisées ?

    Le point de départ de Camilla Ernst est un visuel de la dernière campagne de Aides « moi, le sida ». Le sida y parle et y tient des propos qui appellent réflexion quand on voit la signature : «  Moi, démodé ? Lol. Le sida » ; « Faites l’amour, pas la guerre. Le sida ».

    Sur le visuel dénoncé comme raciste et homophobe, on peut lire : « Moi, je ne suis ni raciste, ni homophobe. Le sida ». Selon elle, ce message entretient « l’idée encore trop répandue, et martelée à l’enclume dans la tête de nos médecins depuis leurs toutes premières années d’études, que le sida est une maladie qui touche préférentiellement les communautés homosexuelles et immigrées » .

    Or, dans le cas de ce visuel de Aides, il est assez inexplicable d’en venir à de telles conclusions. Faire dire au sida qu’il n’est ni raciste ni homophobe, c’est bien dire qu’il touche tout le monde tout en attirant l’attention sur des populations particulièrement exposées. Le message concilie de façon pertinente communication vers des groupes ciblés et communication vers d’autres personnes, tout en interrogeant les présupposés qui font le jeu de l’épidémie.

    Mais la campagne de Aides n’est qu’un point de départ de l’article, et, c’est, de fait, toute action ou message public ouvertement destiné aux gays ou aux étrangers qui suscite l’accusation d’homophobie ou de racisme. La question est loin d’être nouvelle.

    Rassemblement de plusiieurs associations devant la préfecture du 92 en soutien aux étrangErEs malades.

    Rassemblement de plusiieurs associations devant la préfecture du 92 en soutien aux étrangErEs malades.

    Dans les années 90, alors que le sida décimait les pédés et les tox, menaçait les femmes, les pouvoirs publics ont répondu à ce type de question en suivant les recommandations suggérées par Camilla Ernst et la Révolution Permanente aujourd’hui : surtout, ne nous adressons pas spécifiquement aux pédés, faisons des campagnes « grand public », avec des blancs, hétéros, jeunes, en bonne santé. Il a fallu attendre 1999 pour qu’un pédé soit au centre d’un message de prévention d’un clip de prévention qui passait à la télé, et cela uniquement grâce aux pressions associatives.

    Bien sûr, il existe des discours réduisant le sida aux pédés, aux tox, aux putes ou aux migrants qui sont stigmatisants, y compris certains qui se parent des vertus de messages de santé. C’est ainsi qu’en 2005, le MRAP avait dénoncé une campagne d’affichage des pouvoirs publics, indigné par le fait que seules des personnes de couleur se trouvaient sur les affiches3.

    Mais qualifier de raciste ou d’homophobe le principe même d’actions et de messages de prévention ciblées, c’est inverser l’effet et la cause des discriminations. Ce sont le racisme, l’homophobie et la sérophobie qui alimentent la stigmatisation et rendent honteux le fait de parler de sa sexualité ou de la vie avec le virus. Le fait d’en parler spécifiquement est un moyen de lutter contre cette stigmatisation. Or, c’est précisément la libération de cette parole que Révolution permanente qualifie de raciste et d’homophobe.

    Epidémiologie et dépistage : le grand n’importe quoi

    Mais l’article ne se contente pas de cette critique du ciblage des actions de prévention. C’est la part prépondérante des homos et des personnes nées à l’étranger qu’il remet en cause.

    Selon l’autrice, «les statistiques pour la période 2003-2013 sont très claires » : « en France plus de la moitié (55%) des personnes contaminées par le virus du sida l’ont été par des rapports de type hétérosexuel, et il s’agit en majorité de personnes nées en France. De quoi logiquement ébranler l’imaginaire collectif » et « 43% des rapports contaminants sont de type homosexuel masculin. »

    La source de telles données semble être l’étude actualisée sur le dépistage en Franceentre 2003 et 2013, publiée dans le bulletin épidémiologique hebdomadaire du 28 novembre 2014, et dont on peut trouver un résumé en diapositive sur cette page. Les données citées sont celles de 2013, et non de toute la période. On a donc bien affaire à des chiffres évoquant des résultats d’un test de dépistage4, et non un taux de « rapport contaminant » ou de « personnes contaminées ». Il peut se passer des années entre la contamination et le dépistage. Dès lors, la formulation exacte devrait être : «Selon l’INVS, 56 % (et non 55 5) des personnes dépistées séropositives au VIH en 2013 ont déclaré l’avoir été par des rapports hétérosexuels » et « 43 %des personnes dépistées séropositives au VIH en 2013 ont déclaré l’avoir été par des rapports homosexuels masculins »

    En apparence, cela ne change rien à l’argumentation de fond de Révolution permanente. Même reformulés, les chiffres montrent que les homos sont minoritaires. Mais d’une part, être précisE quant aux chiffres, aux sources, leur mode de production n’est jamais inutile, alors que leur usage non critique s’apparente plus à une massue idéologique qu’à un vrai travail d’argumentation. D’autre part, cette précision montre l’insuffisance du recours à une seule source pour analyser l’épidémie de VIH en terme de populations et/ou de types de rapports : il faut aussi citer les données de prévalence (part de personnes séropositives dans la population) ou d’incidence (dynamique de transmission du virus) pour décider si oui ou non, telle ou telle population est prioritaire / majoritaire pour tel ou tel type d’action de prévention, de dépistage, etc. Il faut aussi tenir compte de l’évolution, bref, intégrer les chiffres que l’on suit dans l’histoire.

    Diapositive de l'étude citée

    Diapositive de l’étude citée

    La référence précise aux données permet par ailleurs de montrer que sur les 56 % d’hétéros dépistéEs séropositifVEs en 2013, il y en avait 38 % néEs à l’étranger , contre 18 % néEs en France. C’est en totale contradiction avec ce qu’écrit Camilla Ernst quand elle parle des hétéros : «  et il s’agit en majorité de personnes nées en France ».

    Affirmer une part prépondérante des homos masculins ou des étrangErEs dans l’épidémie de sida n’est pas en soi homophobe ou raciste, bien au contraire. C’est l’explication qu’on donne à cette part prépondérante qui peut l’être : « ils l’ont bien cherché », « ils baisent comme des lapins », etc. Mais montrer qu’une épidémie touche de façon inégalitaire certaines personnes du fait du racisme ou de l’homophobie de la société, du système de santé, c’est bien au contraire renforcer la lutte contre l’homophobie et le racisme. Sans parler du sexisme, de la transphobie, de la putophobie, etc.

    Il est assez inexplicable que dans le cadre d’une analyse qui tend à faire du sida une simple illustration des méfaits du capitalisme, de son racisme, de son homophobie, la part prédominante des gays et des étrangErEs dans l’épidémie soit traitée non comme une illustration des méfaits du racisme et de l’homophobie, mais bien comme une conséquence de la lutte contre le sida elle-même.

    Cette contradiction est poussée à son paroxysme quand l’autrice reprend le chiffre de 43 % d’HSH6, et se sent bien obligée de préciser: « alors que la part d’hommes gays au sein de la population française est moindre ». Cette précision montre bien à quel point la part des HSH dans l’épidémie est énorme ! Camilla Ernst ne résoud cette contradiction qu’au prix d’une nouvelle inversion des causes et des conséquences : « 43% des rapports contaminants sont de type homosexuel masculin alors que la part d’hommes gays au sein de la population française est moindre, atteste d’un dépistage privilégié ciblant cette population, dont on imagine les conséquences psychologiques et le sentiment de mise à l’écart permanent pour ces personnes. »

    Après nous avoir dit que la lutte contre le sida était homophobe, on nous explique qu’il y a un « dépistage privilégié ciblant cette population ». On nous a dit trois paragraphes plus haut que la lutte contre le sida discriminait les homos ; on nous dit maintenant qu’elle les privilégie. Et la conclusion de tout ce « raisonnement », c’est que l’offre de dépistage ciblé fait du mal et stigmatise les personnes concernées.

    Donc, si on s’en tient à ce passage, il vaudrait mieux que les personnes ne sachent pas qu’elles sont séropositives et qu’elles attendent de développer une maladie grave pour le savoir. Là, les « conséquences psychologiques » et le « sentiment de mise à l’écart » seraient nulles, bien sûr. Tout cela est proféré au nom de la lutte contre le capitalisme, et de la lutte contre l’homophobie : « Jeune pédé séropo, attends de développer un Kaposi avant de te faire dépister, c’est tellement anti-homophobe et anti-capitaliste ! »

    Il se trouve précisément que, chez les pédés notamment, l’incitation à un dépistage précoce par des campagnes ciblées est une nécessité, car la dynamique de l’épidémie repose en grande partie sur les personnes qui ignorent leur séropositivité. Bien sûr, il ne s’agit pas de laisser croire que le VIH et le dépistage précoce ne concernent que les homos. Mais il s’agit de stopper la dynamique de l’épidémie dans les groupes où on sait qu’elle est très forte.

    Donc, ce qui est homophobe et raciste, ce n’est pas de s’adresser précisément aux personnes concernées pour leur dire de se protéger, de se faire dépister. C’est de laisser ces personnes dans la merde des discriminations racistes et homophobes qui traversent les sociétés, les systèmes de santé et qui se traduisent forcément dans une épidémie comme celle du VIH / sida. Et manipuler des chiffres pour prétendre le contraire ne peut servir aucune cause.

    Enthousiasme ou fatalité ?

    Camilla Ernst s’occupe ensuite de la situation mondiale. Elle cite le dernier rapport d’ONUSIDA, dont elle critique l’enthousiasme. Les données qu’elle convoque concernent les nouveaux cas de séropositivité dans le monde et l’accès aux traitements dont la critique lui sert à montrer les conséquences du colonialisme et du patriarcat et l’inégale répartition des progrès dans la lutte contre le sida.

    Qu’on critique l’enthousiasme d’un rapport officiel international ne me pose aucun problème, bien au contraire7. Qu’on laisse entendre que les progrès dans l’accès aux traitements et la prévention ne seraient rien me pose problème. Qu’on refuse de dire que les progrès incroyables constatés sont le fruit de la mobilisation des malades, et donc qu’on entretienne l’idée de fatalité du sida, cela me met en colère.

    Zap d'Act Up-Paris devant l'Elysée, 16 eptembre 2009. Photo de W. Hamon.

    Zap d’Act Up-Paris devant l’Elysée, 16 eptembre 2009. Photo de W. Hamon.

    Mais pour pouvoir imaginer qu’il y ait eu un progrès, il faudrait citer les chiffres dans leur histoire – ce que fait le rapport de l’ONU, qui montre ainsi les évolutions. Ce que ne fait pas Camilla Ernst.

    En 2000, 5 % des personnes vivant avec le VIH avaient, dans le monde, accès à un traitement. En 2015, ce taux est passé à plus de 40 %. Oui, il devrait être de 100 %, oui les inégalités dans l’accès sont criantes, mais non, cette évolution dans l’accès aux traitements n’est pas négligeable. Et non, des milliers de morts en moins par jour, en quelques années, non, ce n’est pas négligeable.

    Tous les progrès mesurés par le rapport d’ONUSIDA sont le fruit de combats par les malades, pour les malades. Des prises de risque, des engagements, des remises en cause des pouvoirs (médecins, labos, politique), des réunions, des sacrifices, des défaites, des victoires, des funérailles, des feux d’artifice, de l’attente, des rendez-vous de lobby, des occupations, de la prison, des interpellations publiques, etc.

    Les malades combattent les brevets

    Des combats pour l’accès aux traitements, Camilla Ernst n’en parle pas du tout. Elle nous parle du prix des médicaments, du monopole de l’industrie pharmaceutique, des brevets, mais des combats concrets contre ces réalités-là, elle ne dit rien et s’attache même à les compliquer.

    Ainsi, alors que la circulation des génériques dans le monde est une des causes principales de la baisse des prix des traitements, elle n’hésite pas à remettre en cause l’effectivité de ces médicaments, supposément moins fiables, pointant les inégalités « en France, entre ceux qui peuvent se permettre d’avancer les frais liés à l’achat d’un médicament non-générique, et ceux qui doivent se contenter du générique couvert par le tiers-payant, en dépit de ses effets néfastes pour l’organisme ».

    Or, cette phrase mélange plusieurs problèmes. D’une part, les brevets sont des droits territoriaux. Leur situation et l’accès aux génériques dépendent donc des législations nationales et des accords internationaux, qu’un pays peut avoir signés, ou non, ou pour lequel des délais différents peuvent être donnés pour en appliquer les clauses. Les législations de l’Inde, qui dispose d’une grande industrie pharmaceutique, et de l’Union européenne sont en la matière différentes. Un médicament contre le VIH produit en générique en Inde y sera légal, s’il est exporté au Mozambique, il y sera légal, mais s’il transite par l’Union européenne, il risque d’être assimilé à une contrefaçon. Si on entend faire des comparaisons, il faut le faire prudemment et sur la base de connaissances minimes des législations. Dès lors, il convient de manier les généralités avec précaution, et de s’intéresser a minima aux combats locaux des activistes.

    Juillet 2014, conférence sur le sida à Melbourne. Action contre le laboratoire Gilead

    Juillet 2014, conférence sur le sida à Melbourne. Action contre le laboratoire Gilead

    D’autre part, faire sauter les brevets de médicaments nouveaux devient de plus en plus difficile, du fait des pressions sur les états disposant de législations plus favorables aux génériques, et des accords internationaux renforçant les brevets et dénigrant les génériques. Dès lors, les copies moins chères de médicaments, notamment dans le cadre de l’infection à VIH, concernent les premières générations de traitements, plus lourds et moins efficaces, d’où une inégalité dans l’accès aux traitements dans de nombreux pays – là encore, en fonction des législations nationales. Cette inégalité n’est en aucun cas due aux génériques, comme le laisse entendre l’article ; mais bien à la défense et au renforcement des brevets par les pays les plus riches, véritable relais de Big Pharma.

    Depuis la fin des années 90, le combat principal pour faire baisser le prix des traitements anti-VIH dans le monde, a été la concurrence des génériques, prévu par les droits nationaux ou le droit international. Des malades du monde entier, de l’Inde au Maroc, de la Thaïlande au Brésil, de l’Argentine aux Etats-Unis, ont porté ce combat, fait de manifestations et d’expertises juridiques. Un des éléments clés de la propagande anti-génériques portée par Big Pharma et relayée par les pays riches, c’est la confusion entre médicaments génériques, médicaments sous-dosés et faux médicaments. Par son analyse simpliste, Révolution permanente apporte en une phrase lapidaire une caution à cette propagande.

    En France, Médecins du Monde a déposé un recours contre un brevet del’entreprise Gilead sur un traitement contre l’hépatite C dont le prix, fixé avec les pouvoirs publics dans des conditions d’opacité totale, est exorbitant. Pour la première fois dans l’histoire du système de santé français, des recommandations sanitaires sur la prescription d’un médicament (qui doit y avoir accès ? A quel niveau d’évolution de sa maladie?) sont dictées par des impératifs budgétaires, et non sanitaires : des personnes sont exclues des soins parce que cela coûterait trop cher et qu’on estime qu’elles ne sont pas « assez » malades. Les associations ont demandé au gouvernement, sans être entendu, l’émission d’une licence obligatoire, c’est-à-dire le droit de casser le brevet pour avoir recours à un générique. Contrairement à ce qu’affirme l’article, l’inégalité, ici, ne serait pas entre ceux qui ont recours à un médicament breveté et innovant, et les autres qui devraient se contenter de génériques moins performants ! Elle consiste à priver, non pour des raisons médicales, mais bien des raisons budgétaires, certains malades « pas assez » malades, d’un médicament très efficace. Et c’est bien au contraire le recours à un générique de ce nouveau médicament qui serait une solution.

    Dans ce contexte, il est assez paradoxal de voir que l’analyse « anti-capitaliste » de Révolution Permanente amène, par simplisme et erreurs, à faire la pub pour les médicaments de marque en les décrivant comme plus sûrs.

    Invisibiliser les combats, c’est anti-capitaliste ?

    Tous ces combats, ils se placent comment dans une analyse anti-capitaliste ?

    La question se pose : combats des séropos, des femmes, des droguéEs, trans, des personnes racisées, des migrantEs, des putes, des détenuEs ; combat pour la visibilité, pour des campagnes de prévention ciblées, pour les droits, pour l’accès aux soins, au dépistage à la prévention, pour baisser le prix des médicaments ; combat dans la rue, dans les bureaux, dans les tribunaux, dans les assemblées, dans les médias, dans les hôpitaux, etc.

    La plupart des combats de la lutte contre le sida ne se réclament pas de la lutte contre le capitalisme, et ce d’autant moins que cette lutte est multiple, et peut susciter des conflits internes. Comment s’articulent ces luttes minoritaires avec un combat global contre le capitalisme ? Un des premiers actes militants de personnes vivant avec le VIH et réunis à Denver a été de poser des principes d’un combat à mener face au pouvoir médical. Cette déclaration de Denver est selon moi un acte fondateur de nouveaux combats contre ce pouvoir et a eu un impact bien au-delà du VIH. Comment penser cet acte dans une analyse anti-capitaliste ? Est-ce dérisoire ? Est-ce un combat parallèle ? Est-ce un leurre ?

    Dans son dernier livre, La dynamique de la révolte, Eric Hazan écrit en introduction que sous l’influence des écrits de Foucault et Lyotard, « les culturalsubaltern et autrestudies ont répandu l’idée que seules comptent les luttes des minorités, des stigmatisés, des exilés de l’intérieur. Du coup, les révolutions passées, dont l’histoire ordinaire repose sur des catégories héritées du marxisme (« les masses », « les classes »…) se sont trouvées remisées au placard. »8 Il diagnostique donc une substitution des combats marxistes par les luttes minoritaires, ce qu’il estime dangereux. Est-ce si simple que cela ? Hazan au moins pose le débat.

    Dans le cas de l’article de Révolution permanente : la question ne se pose pas. Ces combats que nous avons menés, que d’autres mènent encore, n’existent pas. Pour le site, le sida n’est qu’une illustration des dégâts du capitalisme, jamais un enjeu concret de luttes réelles et pragmatiques. Et la lutte contre le sida serait elle-même cause de nombreux maux : racisme, homophobie, médicaments dangereux en circulation, etc.

    Cela poserait moins de problèmes si ce n’était au prix d’erreurs grossières. Mais même en les mettant de côté, il resterait une conclusion des plus problématiques : la fatalité. Puisque que les luttes ne valent pas la peine d’être évoquées, puisque les victoires ne sont que les signes de l’auto-satisfaction d’une institution à la solde du capitalisme, puisque la réalité de l’accès aux traitements dans sa globalité donne l’impression qu’aucune mobilisation ne changera quoi que ce soit, à quoi bon bouger ?

    Ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce texte, publié sur un site s’appelant Révolution permanente, que de suggérer à ces lecteurRICEs d’attendre sagement que le capitalisme soit vaincu pour en finir avec le sida.

    PS : j’ai envoyé une première version de cette réaction au mail de contact de Révolution permanente en leur proposant d’en discuter. Je n’ai pas eu de réaction.

    1L’incidence mesure la dynamique d’une épidémie (le nombre de nouveaux cas sur une période donnée). La prévalence mesure le taux de personnes vivant avec une infection à un moment donné.

    2Révolution permanente a publié un papier sur la mobilisation des Roses d’acier à Belleville.

    3Dans les faits, la campagne ciblait d’autres publics, mais sur des supports différents, ce qui légitime la réaction du MRAP.

    4Données qui excluent les résultats des tests de dépistage lors de dons du sang.

    5Voir la diapositive un peu plus loin dans l’article : en 2013, sur 100 personnes qui ont été dépistées séropositives au VIH, il y a eu 1 % d’usagErEs de drogues, 43 % d’hommes ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes ; 23 % des femmes hétéro nées à l’étranger ; 15 % des hommes hétéros nés à l’étranger ; 10 % des hommes hétéros nés en France ; 8 % des femmes hétéros nées en France.

    6L’acronyme HSH de la diapositive, Homme ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, montre ainsi la volonté d’englober les personnes qui ne se reconnaissant pas comme gay, des hétéros qui couchent avec un mec une ou deux fois, par exemple.

    7Encore faut-il que la critique soit pertinente. Or, même si, comme le montre Camilla Ernst, le rapport se répand un peu trop dans les avancées de ces dernières année, il pointe cependant des insuffisances, que reprend Camilla Ernst dans son article. Par exemple, page 4 : « Si les prix des médicaments de première intention ont baissé de manière significative, les prix des médicaments de la deuxième et nouvelle génération sont encore beaucoup trop élevés et doivent être négociés d’urgence pour être revus à la baisse. »

    8La dynamique de la révolte, Eric Hazan, La Fabrique, page 12.