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« Ils ont osé ! » L’expérience de l’école soviétique des années 1920

éducation

Lien publiée le 22 juin 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/ils-ont-ose-ecole-sovietique-1920/

En ce qui concerne l’éducation, on peut reprendre mot pour mot ce que disait Rosa Luxembourg à propos de la Révolution russe en général : « Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui aient montré l’exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puisent s’écrier avec Hutten : « J’ai osé ! ». Dans la Russie Soviétique d’avant Staline, une école révolutionnaire a été en place pendant plusieurs années. Ils et elles ont osé ! Elle concernait des millions d’élèves, ce qui donne une base de discussion à partir d’une expérience sans équivalent à l’échelle mondiale.

Mais cette expérience est mal connue[1], et quand elle l’est, c’est souvent à travers le prisme déformant que représentent « les colonies » de Anton Makarenko. Prototype même de « l’école totale », la colonie de Makarenko[2] est « la communauté saine », base de tout. Pour l’essentiel, la portée éducative de la colonie est de l’ordre de la socialisation, les aspects instructifs sont à peine abordés. Ce qui au total donne une vision passablement autoritaire au fonctionnement de ces colonies. On oublie au demeurant qu’il s’agit en l’occurrence de structures destinées à de jeunes délinquants dans la Russie socialement explosée du communisme de guerre et d’après la guerre civile. Si particulière, cette expérience éclaire en réalité très modérément les questions de fond posées.

Mais la réalité éducative des premières années de la République des Soviets est tout autre. Dès 1918, un immense espoir éclate d’en finir avec le despotisme de l’école tsariste, sa fabrication de la hiérarchie de classe, l’élitisme et le formatage. Chaque université est peu à peu dotée de « facultés ouvrières » accessibles même à des travailleurs de bas niveau scolaire (parfois à peine du niveau primaire). Les universités proprement dites seront accessibles aux étudiants issus de ces « facultés ouvrières », et peu à peu là aussi, les accès seront triés selon les « origines de classe », après le passage à l’école unique.

Cette « Ecole unique du travail » qui couvre toute la Russie et au-delà, et va fonctionner sans punition, sans examen ni classement. Elle est gratuite, mixte, basée sur un tronc commun de 8 à 17 ans, lui-même précédé d’un jardin d’enfants à partir de 6 ans. Un immense appel à l’éducation de la liberté de pensée et d’action. C’est de l’expérience de cette école dont il sera question ici.

Quels en sont les principes ? Quels liens avec la révolution dans son ensemble ? Quel bilan éducatif ? Comment ceci se lie t-il aux problèmes généraux de la transition au socialisme et de la démocratie ouvrière ? Et comment ce bilan éclaire t-il les questions scolaires dans une perspective actuelle d’émancipation ?

 

Une tâche prioritaire, l’alphabétisation

La Russie qui voit éclore cette école est une société paysanne, et particulièrement arriérée. Les statistiques sont peu affirmées pour cette époque, mais on estime que l’illettrisme touche un minimum de 50% de la population, et jusqu’à 80% pour d’autres sources. Impossible dans ces conditions d’imaginer une école révolutionnaire (pour les seules jeunes générations) dans un tel océan d’ignorance.

Dès 1918, un décret lançait un programme d’alphabétisation de toute la population entre huit et cinquante ans. Il s’adressait à toutes les Républiques de ce qui allait devenir l’URSS. Un programme mené à bien malgré les difficultés inouïes du temps, dont les effets de la guerre civile. Qui comportait des dizaines de milliers de centres dédiés, et aussi, peu à peu, un réseau presque aussi dense de bibliothèques. Programme tenu grâce à la mobilisation de tous ceux qui disposaient déjà des rudiments. Par décret, on ordonnait à ceux-là comme un devoir « d’instruire plusieurs illettrés ».

S’adressant aux jeunes communistes en 1920, Lénine donne une idée de cette tâche titanesque. Revenant sur le rôle central de l’instruction pour le régime révolutionnaire il affirme :

« Notre école doit donner à la jeunesse les bases de la connaissance, lui apprendre à élaborer elle-même les conceptions communistes, elle doit en faire des hommes cultivés. » Et plus : « Il faut l’apprendre soi-même, il faut l’apprendre à toute la génération montante des travailleurs. Telle est la tâche de tout communiste conscient, de tout jeune homme qui se considère comme communiste et qui se rend nettement compte qu’en adhérant à l’Union de la jeunesse communiste, il a pris l’engagement d’aider le Parti à bâtir le communisme et d’aider toute la jeune génération à créer la société communiste. II doit comprendre que cela n’est possible que sur la base de l’instruction moderne et que s’il ne possède pas cette instruction, le communisme ne restera qu’un simple vœu »[3].

Le roman du kirghize (antistalinien, ça a son importance) Tchinguiz Aïtmatov, décrit l’arrivée du « Premier Maître ». Paru en 1963, il est porté à l’écran deux ans plus tard par Andreï Kontchalovski. Il raconte l’arrivée en Kirghizie en 1923 d’un jeune soldat de l’Armée Rouge. Lui-même juste alphabétisé, il finit par convaincre enfants et parents de s’engager dans l’aventure scolaire, dans une geste héroïque.

En 1932, Trotski souligne l’importance de ce mouvement qui souleva les tréfonds de la société :

« Le seul fait que la Révolution d’Octobre ait enseigné au peuple russe, aux dizaines de peuples de la Russie tsariste, à lire et à écrire, se place incomparablement plus haut que toute la culture russe en serre d’autrefois »[4]

 

L’école unique en son principe

On parle bien ici du principe. Et comme toujours quand on discute de la Révolution russe, la réalité ne s’y conforme pas toujours. Mais les principes eux-mêmes sont plus qu’ambitieux, révolutionnaires au sens plein.

Voilà comment Boukharine et Préobrajenski présentent cette école dans « l’ABC du communisme » en 1923 :

« Cela signifie d’abord que la séparation des sexes doit être supprimée. Il faut écarter ensuite cette division des écoles en écoles supérieures, secondaires et primaires, dont les programmes ne sont point adaptés les uns aux autres. Il faut cesser également la distinction entre l’enseignement général et l’enseignement professionnel, la division en écoles accessibles à tous et en écoles réservées aux classes privilégiées. L’école unique doit constituer une échelle unique que tout élève de la République socialiste peut et doit gravir en commençant par l’échelon le plus bas : le jardin d’enfants, et en terminant par le plus haut : l’Université. L’enseignement général et la culture polytechnique seront obligatoires pour tous ».

Pas d’étude « du marxisme » (comme plus tard du « marxisme-léninisme »), mais au contraire (dans une lignée remontant à Condorcet – même si ce n’était certainement pas une référence pour ces révolutionnaires) le fier refus de tout endoctrinement. Et même si on s’imagine bien que pour les bolchevicks l’étude des questions de société est quelque part liée au « matérialisme historique », et celle de la nature au « matérialisme dialectique ».

L’autogestion est la règle, en liaison forte avec l’environnement social, y compris pour la définition des matières étudiées, dans le cadre de principes généraux communs. Les thèmes travaillés sont définis par les enseignants et les élèves (c’est la reprise d’une idée de John Dewey, un des inspirateurs de cette école). On travaille un projet à finalité productive (ou créatrice au sens plus large, puisqu’il peut concerner aussi la production artistique) : exposition de techniques agricoles, avancée de la lutte contre l’analphabétisme. Les connaissances des élèves sont mobilisées pour le conduire à bien, puis/et développées sur le plan théorique disciplinaire.

Enfin on impulse la « méthode des complexes », le thème retenu devant mettre en évidence l’organisation des relations des rapports sociaux et des relations à la nature, le travail spécialisé par matières ne venant que dans un second temps (s’il vient). Le point central qui relie ce système à la (maigre) pensée de Marx sur la question éducative est la liaison avec « la production ». Mais avec une différence capitale : la formation professionnelle à proprement parler est exclue de « l’école du travail », renvoyée à des instituts spécialisés, option explicitement reliée au refus de la spécialisation précoce, contre laquelle seule une « culture générale » appuyée et abondante peut se prémunir[5]. Ceci appuyé sur une volonté de pédagogie collective hostile à tout autoritarisme[6].

Les sources d’inspiration sont dites être celles de Marx. Mais la « pensée éducative » de celui-ci tient en deux pages en tout et pour tout, avec pas mal de banalités. En fait, la référence est paradoxalement plus celle du pragmatiste nord-américain John Dewey (et son rejet des apprentissages formels au profit du thème typiquement pragmatiste de l’ « investigation »). Lequel Dewey, étonné et même ébloui, viendra d’ailleurs vérifier comment ses idées pouvaient jeter les bases d’un enseignement de masse. Il en revint avec la ferme conviction que l’école dont il rêvait était impossible si le capitalisme lui-même n’était pas dépassé.

En fait, même si les termes sont proches, ce n’est pas tellement la théorie deweyenne de la place centrale à donner à cette « investigation » dans les apprentissages qui marquera son influence. C’est surtout que Dewey, au contraire des pédagogies individualistes en honneur à cette époque parmi les innovateurs en Occident[7] était fortement favorable à un principe coopératif (se rapprochant en cela des marxistes), sans pour autant abandonner une visée émancipatrice de chaque individu (rejoignant une préoccupation centrale de la pédagogie soviétique avant la stalinisation)[8] : une sorte de pédagogie collective anti autoritaire[9].

Le second point marquant (même s’il n’apparaissait pas aussi important à l’époque) est que Dewey (et ses émules soviétiques) ont la ferme conviction de la nécessité de séparer en partie l’école du reste de la société (de s’en protéger pour ainsi dire). L’éducation doit anthropologiquement se rapprocher des rapports humains généraux hors l’école (c’est le sens donné au terme soviétique de l’époque « d’occupation » fondamentale de l’humanité – cuisiner, coudre mais aussi danser et faire du théâtre). Mais elle doit demeurer une éducation distincte en son principe, n’ayant d’autre fin qu’elle même.

Mais pour penser tout ceci il y avait aussi des racines propres au progressisme pédagogique russe. L’ouvrage très influent de Kroupskaïa, Instruction Publique et démocratie[10] date de 1915 et il a donné la trame la plus proche de la politique éducative suivie. Elle y défend la chose suivante :

« L’objectif de cette école nouvelle doit être, d’assurer le plein épanouissement d’individus ayant une vision globale des choses, comprenant clairement la nature et la société qui les entourent, aptes, aussi bien en pratique qu’en théorie, à exercer toute forme de travail tant physique qu’intellectuel et capables de se forger une vie en société sensée, riche de contenu, pleine de joie et de beauté »[11].

Ceci avec l’appui de Lounatcharski, responsable de l’équivalent du Ministère de l’Instruction, le Narkompros, et en poste jusqu’en 1929.

Le choix, décisif, fut donc en fait de maintenir une spécificité de l’école, préoccupation directement issue de cette tradition pédagogique socialiste russe, même si des liens de mille types sont réclamés avec la société en général, Et cela est l’objet d’une bataille durable, frontale ou insidieuse, cent fois renouvelée, avec les partisans du thème du « dépérissement de l’école », prôné par « le gauchisme éducatif ». Pour ce dernier, à l’instar de la famille, de l’Etat, et comme toutes les institutions d’ancien régime, l’école doit disparaître, se fondre dans la société et le pouvoir prolétarien. Principe fortement défendu par les dirigeants du Komsomol[12], et des bolcheviks surtout à Moscou.

Il y eut, on le comprend, des liens entre la bataille qu’ils menaient et les thèmes généraux développés par « l’Opposition Ouvrière ». Mais tout en admettant le but à long terme, Lounarcharski, Krupskaia et Lénine lui-même (dont la pensée éducative fut incomparablement plus développée que celle de Marx et d’Engels) s’y opposèrent pas à pas, et de plus en plus quand les premiers bilans montrèrent que les promesses du nouveau système n’étaient pas toutes suivies d’effet.

Cette « séparation », condition d’une éducation individuelle autonome[13] et émancipatrice deviendra insupportable à la fin des années 1920, quand la contre-révolution stalinienne va commencer à attaquer ceci comme une déviation individualiste et petite-bourgeoise. On peut en tirer un enseignement majeur, celui de la nécessité de penser au plus près la spécificité de l’école dans la perspective d’une éducation d’émancipation.

 

La « bolchevisation » des maîtres, l’autogestion, la démocratie

Mais, pour reprendre la thèse de Marx sur Feuerbach, « qui éduquera les éducateurs ? ». Le corps enseignant hérité du tsarisme est un corps majoritairement hostile à la Révolution. Et quand il n’est pas purement réactionnaire, il est plutôt de tradition socialiste-révolutionnaire (SR). Dans ce cas précis, on va alors, une fois de plus, pouvoir vérifier les mécanismes qui mêlent la nécessité de destruction de l’ancien appareil mais aussi, souvent dans le même mouvement, l’installation de la direction directe du Parti Bolchevik devenu Parti communiste d’Union Soviétique (PCUS).

Déjà il fallait s’attaquer à l’emprise massive de l’Eglise Orthodoxe sur l’enseignement. 34 000 écoles paroissiales sont nationalisées dès le 11 décembre 1917. Le 15 décembre 1917, le Commissariat à l’instruction publique, le Narkompros, se voit confié par décret ces écoles religieuses, fermées du jour au lendemain comme l’avait fait la Commune de Paris. Plus tard, après le départ des troupes allemandes, entre 1920 et 1921, près de 9000 écoles primaires juives sont fermées.

La question religieuse étant ici centrale, puisque dès le début le Narkompros avait décidé que l’enseignement de l’école unique pouvait être prodigué dans la langue locale quelle qu’elle soit, et que l’autogestion était la règle ; mais dans un cadre public et non religieux. La suppression des signes religieux des établissements scolaires souleva plus de problèmes, Riazanov et Lounartchaski craignant les réactions négatives de la population paysanne. Pourtant, ce fut fait aussi en une seule année, courant 1918. Pour mémoire dans la France de la loi de 1905, ce processus dura en fait jusqu’aux années 1930…

La « destruction de l’Etat » a pris une forme très concrète dans le domaine éducatif. Purge presque complète au Ministère, dont l’écrasante majorité du personnel, acquise à l’ancien régime, refuse de collaborer avec le nouveau. On chasse les Inspecteurs au début des années 1920, et certaines fonctions comme celle des directeurs d’école sont supprimées dès la fin 1917. Plus de rectorats dès janvier 1918. Tout ceci est remplacé par un système soviétique, à tous les niveaux (cf. infra). Le Narkompros annonce ainsi « l’achèvement de la soviétisation » dans les provinces à l’été 1918.

Rien à redire d’un point de vue révolutionnaire. Mais on saisit déjà que certaines questions seront compliquées du point de vue démocratique. Dans des environnements paysans encore largement attachées à la religion, on peut être à peu près certains que les mesures de laïcisation rapides n’ont certainement pas été décidées « par en bas »…

Les écoles elles-mêmes fonctionnent au départ selon un système soviétique. Un quart du nombre des représentants enseignants et personnels pour les élèves de plus de 12 ans, un délégué extérieur issu du soviet local, le même nombre que les délégués des élèves pour les organisations ouvrières environnantes. La liaison avec « la société » est assurée par ces délégués extérieurs, qui sont censés donner un contenu précis à l’expression des besoins sociaux. En dehors des objectifs généraux communs à toutes les écoles, c’est de ce soviet que dépend en particulier le choix des « occupations » qui donneront matière aux entrées « complexes ».

Mais là encore cela suppose pour un fonctionnement optimal que la partie enseignante « joue le jeu ». Or elle est au contraire foncièrement réticente ; par conservatisme de métier pourrait-on dire, effrayée par la nouveauté radicale, mais aussi de par son ancienne place sociale, bien plus privilégiée relativement en ce temps que le corps professoral de nos jours. Et donc de part son attachement à l’ancien régime pour certains, son hostilité aux bolcheviks pour la grande majorité. Avec une incidente syndicale : l’ancien regroupement professionnel (plutôt proche des SR, en tout cas très hostile aux bolcheviks) est remplacé (après un débat du même ordre que celui qui oppose Lénine à Trostki et à Tomski au même moment quant à la « militarisation des syndicats ») par une « Union des travailleurs de l’instruction et de la culture socialiste », fondée sur une base léniniste, donc relativement inclusive.

On touche ici à la question générale de la démocratie sous Lénine, pas toujours évidente. Mais le plus souvent quand on en débat, on s’inquiète, à juste titre, de la manière dont les organes ouvriers sont peu à peu placés sous la dictature du parti. Là, si l’effet est le même, le problème de départ est un peu plus compliqué : comment laisser le pouvoir en matière scolaire à des populations rétrogrades ou à des agents qui sont, viscéralement pour les seconds, hostiles aux orientations progressistes ? Grave question, qui dépasse le cadre de ce texte, mais qui complexifie passablement le débat : il est absolument certain qu’aucune politique éducative révolutionnaire ne pouvait même se penser dans le cadre ancien.

C’est ce que dit Lénine en 1920 :

« Nous devons éduquer une nouvelle armée du personnel pédagogique enseignant, qui doit être étroitement lié avec le parti et ses idées, qui doit être imprégné de son esprit, qui doit s’attirer les masses ouvrières, les imprégner de l’esprit du communisme, les intéresser à ce que font les communistes ».[14]

Toujours est-il que le résultat de ces contradictions est que tous les soviets qui ne délibèrent pas « convenablement » sont dissous et remplacés. Jusqu’à ce qu’on aboutisse à la limitation drastique de l’autogestion en redonnant le pouvoir à des enseignants nommés, le soviet d’école gardant un temps une possibilité consultative (1923). Et, finalement, le pouvoir est donné aux « sections d’éducation » des soviets locaux. Eux-mêmes en voie de bureaucratisation accélérée.

 

Premiers bilans

Dès le début en réalité il s’est avéré que sans un minimum de distinction « disciplinaire » quant aux contenus, il serait difficile d’organiser les études. Ci-dessous la manière dont les objectifs étaient pourtant en réalité déjà un peu calibrés, à l’école élémentaire[15].

Nature Travail Société
1ère année Les saisons – éléments de géographie physique La vie de travail d’une famille au village ou en ville Constitution de la famille se rapportant à l’école
2ème année L’air – l’eau – le sol La vie de travail du village ou du quartier où vit l’enfant Institutions sociales du village ou de la ville
3ème année les plantes cultivées – Économie de la région Institutions sociales de la région (passé et présent)
4ème année Géographie physique et économique de l’URSS et des autres pays Économie de l’URSS et des autres pays Régime politique et social de l’URSS et des autres pays (présent et passé)

Les premiers bilans sont inégaux, différenciés certes, mais parfois très mauvais. Et, en même temps que la NEP, vient le moment d’une remise en cause sensible des modalités de mise en œuvre des principes de départ. En effet les niveaux atteints par les élèves sont souvent décevants. Sortants du Primaire, il se dit qu’une majorité des élèves maîtrise mal (voire pas du tout) les bases minimales de l’écrit et du calcul.

Comme pour tout le reste de la révolution à ce moment, les débats font rage. Pourquoi en est-on là ? Que faire ? Est-ce que ce sont les enseignants qui ne sont pas formés aux méthodes nouvelles ? C’est l’analyse de Lounatcharski. Et il peut y avoir de ça si on se réfère à la partie ci-dessus qui décrit comment en fait il a fallu se passer d’une bonne partie du corps enseignant (on l’estime parfois à plus de la moitié), et comme toujours dans ces mêmes problèmes du recours ou non aux « spécialistes bourgeois », sans que le niveau de formation des nouvelles recrues soit réellement satisfaisant.

Doit-on incriminer les moyens matériels (dont on imagine le niveau au lendemain de la guerre civile) ? Doit-on bouger sur la pédagogie et sur les contenus, l’un allant avec l’autre ? Doit-on au contraire donner raison aux gauchistes (pour lesquels les difficultés viennent de ce qu’on s’est arrêté à mi-chemin) en décrétant définitivement le « dépérissement de l’école » ?

Pour des raisons financières (mais aussi plus profondes peut-être), on restreint alors la plage de l’enseignement commun désormais limité à 7 ans, une partie des élèves étant ainsi plus tôt orientés vers des filières professionnelles (mais il faut tenir compte par ailleurs de la valorisation sociale majeure des activités ouvrières en ce temps). Surtout, sans renoncer en rien à l’ensemble du dispositif pédagogique, dont « la méthode des complexes », on en viendra peu à peu à augmenter le temps d’étude systématisé matière par matière, puis à une description des objectifs en termes plus classiquement disciplinaires. Il y a là une question de fond sur laquelle je reviendrai plus loin.

Mais ceci sans abandonner les autres racines dont on doit mesurer la nouveauté pour l’époque à sa juste valeur : école commune dans son principe, mixité filles et garçons (ce seul point pourrait à bon droit, justifier d’un bilan positif, surtout dans un pays si attardé en termes de mœurs). Plus généralement, si comme on l’a dit, l’éducation devait anthropologiquement se rapprocher des rapports humains généraux hors l’école, elle demeurait une fin en soi. Beaucoup de pédagogues bolcheviques, si ce ne fut pas le cas de tous, étendront la méfiance à l’égard de la société antérieure à une prise de distance à l’encontre de la société même qu’ils contribuaient à bâtir.

La contre-révolution éducative aura lieu à partir de 1929 quand tout ceci sera accusé de « déviation petite bourgeoise » (et alors la référence à Dewey jouera comme un argument jugé décisif en ce sens). Toute séparation de l’école et de la société, tout espace pour la construction personnelle et collective des savoirs est attaquée de front. On peut lire : « Feu sur les manuels scolaires ! », et « Le danger principal, c’est l’apolitisme ! ». La vie scolaire est enrégimentée, militarisée, idéologisée à l’extrême. Ce qui ne veut pas dire inefficacité globale.

Sous le nom de « polytechnisation » se mettra en place une machine apte à fournir la base professionnelle de l’industrialisation, en privilégiant tous les aspects pédagogiques les plus hiérarchiques et autoritaires. Par ses propres voies, l’école prend ainsi sa place dans la stalinisation générale de l’URSS.

Quelles leçons ?

Je m’en tiens ici aux seules réflexions éducatives, bien que, comme on l’a vu, il est difficile de les disjoindre des autres, plus générales. Pour juger de choix de scolarisation, il faut répondre à trois questions relativement autonomes. Qui on scolarise ? Qu’est-ce qu’on étudie (le choix des matières et des programmes d’enseignement) ? Et comment on étudie (la question pédagogique) ?

La question pédagogique (comment on enseigne) est une question politique au sens plein, pas une simple question technique. L’école stalinienne a réussi à former ses élèves en fonction des objectifs qu’elle se donnait. « L’école du travail » aussi, assez nettement, dans des conditions autrement difficiles et après de solides rectifications. Mais elles ne formaient pas les mêmes citoyen-ne-s ! Le choix de la coopération plutôt que de la concurrence individualiste, la limitation du rôle de l’enseignant à être un « directeur d’études » plus qu’un « maître » incontestable : les choix de l’école russe des années 1920 ont été poussés au maximum du côté collectif. Et, ne l’oublions jamais, pas juste comme une « expérience » limitée où le dévouement des initiateurs est une condition majeure du succès. Non, à l’échelle de dizaines de millions d’enfants…

Qui scolariser ? Une école démocratique, c’est d’abord une école pour tous. Et toutes ! Car indépendamment de tous les autres choix, la mixité sexuelle est une donnée capitale dans la perspective de la lutte pour l’égalité des genres (même si l’on sait aujourd’hui qu’elle n’est nullement suffisante). Voilà au moins une question dont la réponse devrait être d’évidence dans une perspective de gauche : la scolarisation doit être universelle et commune jusqu’à un âge à discuter. Dans la Russie au début des années 20, c’était 17 ans. Une des discussions majeures dans ce cadre est donc de décider jusqu’à quel point la scolarité sera commune. Ceci doit être compris au sens fort : non seulement être regroupés dans les mêmes bâtiments mais poursuivant les mêmes finalités (voire les mêmes programmes) dans des styles pédagogiques comparables.

« L’école du travail » reposait au départ sur une autonomie renforcée y compris vis-à-vis des programmes eux-mêmes (à part quelques finalités générales). Mais est-ce qu’ainsi on fabrique du commun ? On sait bien que « l’universel » peut masquer de puissants effets différentiateurs. Mais il y a là un problème complexe : laisser « libres » les choix de secteurs de la population par ailleurs en situation d’inégalité certaine peut tout aussi bien renforcer cette inégalité.

Les « combats de la vie » et la « méthode des complexes »

Une grande partie de la réflexion éducative historique de la gauche (Marx et Bakounine par exemple) est basée sur le fait de considérer que tout problème disparaît de lui-même si le « formalisme » des contenus est éliminé (entre autres par la fin de toute séparation avec la société et la production). C’est la racine du « gauchisme éducatif ». Car comment alors répondre à l’autre type de demande, résumée par Gramsci, d’avoir pour le prolétariat à tirer « tout le profit » du savoir humain en tant que tel ?

La réponse donnée dans la Russie révolutionnaire est intéressante avec la « méthode des complexes ». Celle-ci a un fondement philosophique (hégélien si l’on veut, de l’abstrait au concret, du complexe au simple et pas l’inverse), mais aussi une conséquence sur le choix des contenus. Il s’agit de partir de « vraies questions » (sociales, culturelles, productives) dont on peut penser qu’elles feront plus directement « sens » pour la masse du peuple. D’une certaine manière, on rejoint là une position constante de Jaurès. Comme dans un discours à la Chambre du 21 octobre 1886 :

« Je développe simplement cette pensée que, le jour où les programmes seraient contrôlés par l’expérience même des enfants du peuple, le jour où les travailleurs pourraient dire ce qui les a le plus soutenus dans les combats de la vie, ce jour là, nous aurions des programmes mieux adaptés aux exigences et nécessités de la vie quotidienne. Ainsi, vous inspirerez à l’éducation populaire, non pas la pensée captive et refroidie de quelques fonctionnaires enclins au repos, mais  l’âme ardente et libre du travail humain ».

Cela cependant ne règle pas si aisément la mise en relation de ces entrées « complexes » avec les approfondissements « disciplinaires » qui ne se laissent pas maîtriser à la demande, d’une manière éclatée, et sans une ligne d’étude autonome et durable propre à chaque matière (que l’on imagine celle des mathématiques). Très vite « l’école du travail » a buté sur cette question, qui apparaît comme la première et la principale que Lounatcharski et Kroupskaia ont demandé de rectifier.

On n’échappe donc pas aisément à la question suivante : les disciplines sont-elles un détour pour aborder les « vraies questions de la vie » ou bien alors les « complexes » sont-ils finalement des « prétextes », des entrées, pour donner sens… aux disciplines ? Du point de vue anthropologique, on peut aisément se convaincre que les « disciplines » ne sont finalement que des outils intellectuels pour aborder les problèmes de l’Humanité. Lesquels sont donc le véritable objectif, et non le savoir per se. Mais l’école constitue justement un pas de côté, un temps de la maîtrise des outils pour forger d’une manière plus approfondie la capacité de se confronter à ces problèmes humains.

Ceci sera d’autant plus vrai que l’on entre plus nettement dans la maîtrise souhaitée de ces techniques et outils. C’est la raison pour laquelle la contradiction n’apparaît avec force qu’avec la généralisation relativement récente de l’enseignement pour tous, et singulièrement de l’enseignement secondaire.

Si l’on admet une coupure quelconque entre la société en général et son institution scolaire, retrouvant ainsi le vieux sens que les Grecs donnaient à la skolè[16], on en vient inévitablement à ce que domine à l’école non le sens « social » direct des activités effectuées, mais celui de l’étude et de la maîtrise de savoirs et techniques où s’enracinent les « œuvres »[17] humaines.

On peut comprendre que, dans une société communiste, l’ouverture vers la société pose incomparablement moins de problèmes que si l’on « ouvre » vers une société d’exploitation. Mais la difficulté demeure. La question devient alors : comment combiner d’un côté une « ouverture » notable et indispensable, et de l’autre la spécificité de la fonction scolaire, celle de l’étude systématique ? Ceci à son tour a sa traduction dans la nécessité d’un débat politique dont il faut aménager les modalités quant aux choix des « œuvres » communes à mettre à l’étude, question bien plus profonde que la diversité absolument légitime voire nécessaire des « complexes » qui conduisent à fonder l’abord des dites œuvres.

Justement, pour toute cette discussion d’importance centrale, on peut partir du fait suivant : « Ils ont osé », et ainsi contribué à nous donner les bases d’une réflexion plus approfondie. Au fond, comme toute la Révolution d’Octobre.

Notes

[1] Garreta G., L’école en révolution. L’application des méthodes deweyennes en Russie soviétique, Colloque « La crise de la culture scolaire », Sorbonne, Paris, 4-6 septembre 2003.

[2] Gotovitch L., Makarenko pédagogue patricien, PUF, 1996.

[3] Les tâches des unions de la jeunesse. Discours prononcé au 3e Congrès de l’Union de la jeunesse communiste de Russie, 2 octobre 1920.

[4] Conférence à Copenhague, La Révolution russe, Novembre 1932.

[5] Nadedja Kroupsakia, « L’école polytechnique se distingue des établissements d’enseignement professionnel en ceci qu’elle vise essentiellement à faire comprendre les processus de production, à

développer la faculté d’allier la théorie à la pratique et à l’aptitude, à saisir l’interdépendance des phénomènes connus, tandis que l’enseignement professionnel se propose d’inculquer aux élèves la pratique d’un travail ». Œuvres Pédagogiques, vol. 4, Moscou, 1963.

[6] Dewey J. Logique, théorie de l’enquête. PUF; Collection. l’interrogation philosophique, 2000. Et Dewey J., Expérience et éducation, Bourrelier, 1947

[7] En particulier chez la grande majorité des partisans de « l’école nouvelle » : Pestalozzi, Montessori, Decroly, plus tard Rogers.

[8] Nadedja Kroupskaia, « …considérer ce qu’enseigne le travail sur le plan de l’expérience du travail collectif et ce qu’il offre sur le plan de l’organisation de celui-ci : la capacité de fixer des objectifs primordiaux, de déterminer l’étendue du travail, de le planifier et de le répartir judicieusement de manière à ce que chacun se voie attribuer le travail qui répond le mieux à ses capacités ; l’aptitude à venir en aide à ses camarades de travail, à prendre en considération le travail de chacun, les résultats de ce travail et l’efficacité de ces résultats », Œuvres Pédagogiques, vol. 10, Moscou, 1963.

[9] Dewey J., Démocratie et éducation, Armand Colin, 1975.

[10] Publié seulement en 1917 et qui a fait l’objet de plusieurs rééditions jusqu’en 1930.

[11] Œuvres Pédagogiques, vol. 2, Moscou, 1963.

[12] D’où les mises en garde de Lénine sur les nécessités de l’instruction générale.

[13] « Construire le socialisme » soulignait Kroupskaïa au cours d’une conversation avec Maxime Gorki, « cela ne signifie pas seulement construire de gigantesques fabriques et usines de céréales, condition nécessaire, mais non pas suffisante. L’homme doit encore développer son cœur et son esprit ».

[14] De l’éducation nationale. Articles et discours, Moscou, 1957.

[15] Tiré de Michel Violet, 2010, L’enseignement en URSS dans les années 20, Pédagogies alternatives, Les actes de lecture numéro 111.

[16] Au sens premier, « loisir », « temps libre ». Pour Bourdieu, c’est un pas de côté décisif. Dans les Méditations Pascaliennes, il saisit la raison d’être technique de cette séparation, de ce pas de côté : « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde ».

[17] Au sens d’Ignace Meyerson, Les Fonctions psychologiques et les œuvres, Albin Michel, 1995