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    Les surréalistes face aux mythes de la France coloniale (1919-1962)

    Lien publiée le 26 septembre 2018

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://dissidences.hypotheses.org/10143

    Un compte rendu de Frédéric Thomas

    Montrer tout à la fois la centralité, la singularité et les ambivalences de l’anticolonialisme surréaliste ; telle est l’ambition de ce livre. Commençons par valoriser l’originalité et la richesse de l’étude. Sophie Leclercq met en évidence les disparités du regard surréaliste sur les colonies. Si tous les surréalistes sont anticolonialistes, la question coloniale n’apparaît « majeure pour le mouvement » que pour certains d’entre eux : René Crevel, Louis Aragon, Paul éluard, Robert Desnos, André Breton, et, après la Seconde Guerre mondiale, André Breton à nouveau, Benjamin Péret, José Pierre, Jean Schuster et Gérard Legrand (p. 240 et 399). C’est plus particulièrement en s’appuyant sur les écrits de Crevel qu’elle développe sa thèse. De plus, l’intérêt surréaliste pour « l’art primitif » ne recoupe que très partiellement la géopolitique des luttes anti-coloniales qui les mobilisent ; ils sont fascinés surtout par l’art d’Océanie et des Amériques alors que les luttes qu’ils soutiennent se passent en Asie, à Haïti, au Brésil et bien sûr en Afrique du Nord. Enfin, l’auteur montre le degré de mobilisation variable des surréalistes et sa concentration autour d’événements majeurs : le soulèvement marocain en 1925 ; la révolte de Yen Bay en 1930 ; l’Exposition coloniale en 1931 ; Haïti, en 1946 ; et la guerre d’Algérie, à partir des années cinquante. En réinscrivant le surréalisme dans le contexte de l’époque et en le confrontant aux deux types d’opposition au colonialisme – « pragmatique » ou « idéologique », « de principe » – (p. 25-26), l’auteur dessine les contours de la pratique surréaliste. Radical et utopiste dans les années vingt-trente, sous la pression d’une inflexion interne (meilleure connaissance de la réalité du Sud) et surtout, après 1945, de « l’avènement des voix émanant des colonies » (p. 305) lié à une diffusion sensiblement plus large de l’anticolonialisme au sein de la société, l’anticolonialisme surréaliste s’assagirait quelque peu dans les années cinquante. Il prendrait alors une couleur plus « humaniste ». Mais restent intacts le refus de distinguer entre une bonne et mauvaise colonisation et la conception d’un anticolonialisme « global » (p. 225), liant dans un même rejet colonialisme, nationalisme, aliénation capitaliste et impérialisme soviétique, pour mettre en avant une révolution totale.

    L’auteur situe correctement à notre sens l’appel de l’Orient en 1925 aux yeux des surréalistes ; il agit comme une « antithèse » (p. 70), « un lieu mental, une représentation poétique qui s’est construite par opposition à l’Occident » (p. 120). Même intelligence pour comprendre les affinités entre Césaire et le surréalisme : le premier voyant dans le second principalement une arme, tandis que le Cahier du retour au pays natal constitue pour les surréalistes « l’alchimie entre le lyrisme et la revendication », correspondant « au grand projet surréaliste » (p. 277). Par ailleurs, les pages sur l’Exposition coloniale, l’attitude d’André Breton et de Pierre Mabille à Haïti, ainsi que les enjeux et tensions autour de la rédaction du Manifeste des 121 (notamment leur désaccord avec l’engagement sartrien et les débats sur le positionnement politique du FLN) sont particulièrement éclairantes à ce sujet.

    Mais sûrement est-ce dans la mise en évidence de l’orientation particulière de l’anticolonialisme surréaliste que réside l’intérêt majeur de ce livre. L’auteur confirme (en les citant) les propos de l’ancien surréaliste, André Thirion, qui écrivait dans ses mémoires : « l’attitude des surréalistes à l’égard de la pensée, de l’art des peuples « coloniaux », de l’oppression dont ceux-ci étaient victimes détermina une ligne de rupture avec la droite et avec la plupart des intellectuels de gauche et d’extrême gauche. Elle nous valut des hostilités militantes, mais elle était en soi une force plus cohérente et plus évidente que notre marxisme. Elle a résisté à l’épreuve du temps »1. Sophie Leclercq montre comment, des particularités même de l’anticolonialisme surréaliste, naissent à la fois des tensions et contradictions avec les communistes et une part d’incompréhension de certains aspects des luttes que les surréalistes soutiennent. Ainsi, l’anticléricalisme, le rejet du nationalisme, le refus du monothéisme entraînent une méconnaissance ou une sous-estimation du syncrétisme religieux (dans le vaudou et les religions africaines du Brésil), l’impossibilité de concevoir un christianisme révolutionnaire (telle la théologie de la libération qui devait pourtant dans les années soixante embraser tout le continent latino-américain et même au-delà). Surtout, ils mettent les surréalistes en porte-à-faux par rapport au nationalisme dont se revendiquaient les luttes anti-coloniales. L’auteur dégage bien les conséquences de cette appréhension à partir des difficultés concrètes du « soutien critique » envers le nationalisme algérien (p. 339). De plus, elle met en lumière la teneur de l’anticolonialisme des surréalistes : « celui-ci procède d’avantage d’une critique de la propagande coloniale française que d’une écoute attentive des colonisés. Il s’agit d’attaquer le colonialiste avant de soutenir le colonisé » (p. 212). (Dommage cependant qu’elle tende à y voir une forme d’ethnocentrisme plutôt qu’un angle d’attaque). Les surréalistes mobilisent en réalité la figure du colonisé – celle du fou, du poète et de l’enfant – tout à la fois comme opprimé et révolutionnaire dans le même temps, mettant l’accent sur le deuxième terme.

    Enfin, la critique « d’une acceptation au moins partielle du marché de l’art » (p. 101), liée à l’absence de « questionnement sur l’origine de ces objets [« objets primitifs » que les surréalistes achètent et revendent] et leur collecte dans un contexte avant tout colonial » (p. 101-103) est particulièrement pertinente. De manière générale, cette proximité ambiguë du surréalisme avec le marché de l’art fut source de tensions et de contradictions permanentes au sein du groupe parisien.

    Voilà pour les aspects positifs.Restent les limitations et faiblesses de l’ouvrage. Regrettons tout d’abord une série de manques et d’absences. Au niveau bibliographique, il est étonnant que l’auteur ne s’appuie pas, par rapport à Haïti, sur le livre de Gérald Bloncourt et Michaël Löwy,Messagers de la Tempête. Au niveau des outils théoriques, il est dommage qu’elle ne s’approprie ou ne discute de manière systématique le concept de romantisme révolutionnaire (et celui de mythe) développé par Michaël Löwy et Robert Sayre dans Révolte et mélancolieLe romantismeà contre-courant de la modernité (Payot, 1992) ; d’autant plus qu’ils ont appliqué ce concept au surréalisme et qu’en retour, le romantisme éclaire l’anticolonialisme surréaliste. Il n’est guère compréhensible qu’au croisement du surréalisme et de l’ethnologie, la revue Documents etL’Afrique fantôme de Michel Leiris soient à peine évoqués (p. 155-161). Enfin, le minimum aurait été de s’interroger sur les liens possibles entre la force de l’anticolonialisme de René Crevel, la place particulière qu’il occupe au sein du surréalisme, son homosexualité et son travail parmi les communistes.

    Plus important, l’objet d’étude est insuffisamment cerné. Le livre est ainsi quasi dépourvu de données sociologiques sur le groupe surréaliste. Cette carence est encore aggravée par un manque de rigueur dans la délimitation du groupe : l’auteur se base parfois pour étayer sa thèse sur des écrits d’anciens surréalistes (Philippe Soupault, Le Nègre), sur un groupe proche, LeGrand Jeu, sur le poème Front Rouge d’Aragon, qui n’a rien de surréaliste et constitua le catalyseur de sa rupture avec le groupe. Il aurait fallu d’abord interroger la permanence ou non des caractéristiques de l’anticolonialisme surréaliste au-delà de la stricte appartenance au groupe surréaliste, et aux seins des réseaux auxquels ils participent. Cette faible délimitation dans l’espace se double plus gravement d’une absence de périodisation de la vie du groupe dans les années vingt et trente. Alors que pour les années postérieures à la Seconde Guerre mondiale, l’auteur distingue trois périodes, scande leurs dynamiques propres, et tente de montrer le « re-jeu » du positionnement d’avant-guerre, il n’y a rien de tel pour la période précédente. Or, la continuité réelle du mouvement est semée de crises, d’orientations et d’accents divers, au croisement de l’art et de la politique, qu’il aurait fallu mettre en lumière, sous peine sinon de passer à côté de la dialectique interne au groupe. Ce que fait malheureusement Sophie Leclercq. Elle rate et nie le « saut politique » qui s’opère en 1925 avec le tract La révolution d’abord, et, toujours !, en mêlant des textes antérieurs et postérieurs à la prise de position politique. Or, en l’espace de quelques mois, on passe (schématiquement) de « Moscou-la-gâteuse » aux salutations à Lénine2. De même, pas un mot sur les crises et ruptures autour du Second manifeste, de l’Affaire Aragon, … Pourtant, chacune de ces crises est chargée d’une reformulation des rapports entre art et politique, et concrètement des liens avec les communistes, qui pouvait se répercuter dans leur anticolonialisme. Il aurait donc été nécessaire d’étudier de manière plus détaillée l’intensité de l’anticolonialisme surréaliste en fonction des liens avec le PCF : les plus engagés sur ce « front » sont-ils les plus proches des communistes au sein du surréalisme ? L’exposition coloniale, qui s’ouvre en mai 1931, marque à la fois la principale collaboration concrète des surréalistes et des communistes, et le dernier événement majeur avant l’Affaire Aragon où tous les surréalistes membres du Parti, sauf Crevel, rompent avec le surréalisme ; quel impact, quelles résonances par rapport au positionnement surréaliste face au colonialisme ?

    Ce défaut de regard porté sur la dynamique organique du groupe surréaliste est étroitement mêlé à l’importation de l’approche bourdieusienne (relayant l’analyse de Carole Reynaud Paligot,Parcours politique des surréalistes 1919-1969, Paris, CNRS, 1995), plaquée telle quelle sur le surréalisme. Dès lors, les surréalistes ne cesseraient d’assumer et revendiquer leur statut d’intellectuels, et leur rapprochement puis leur rupture avec le Parti seraient fonction de leur volonté de devenir les spécialistes de la production culturelle reconnus par le Parti, les « seuls détenteurs de l’« art révolutionnaire » » (p. 210, l’auteur cite Reynaud Paligot). Contre toute vraisemblance, Sophie Leclercq affirme ainsi qu’à partir de leur mobilisation autour du soulèvement d’Abd el-Krim au Maroc, les surréalistes se seraient définis « de manière récurrente dans les années 1920 » comme des « intellectuels » (p. 181 et 357). Or, l’auteur confond sciemment les tracts de L’Humanité et de la revue communisante Clarté, que les surréalistes signent, avec leurs propres tracts, qu’ils rédigent et où le terme « intellectuel » n’apparaîtra pas avant le tournant des années trente, sous la pression conjuguée justement du contexte politique et des communistes. Le terme est absent en tous les cas du tract La révolution d’abord, et, toujours ! comme dans la Lettre à Paul Claudel. L’auteur opère d’ailleurs un contre-sens en faisant de l’article d’Aragon, « Le prolétariat de l’esprit », la confirmation de sa thèse (p. 179) alors que ce titre a au contraire pour but de refuser le statut d’intellectuel et de lui substituer un positionnement aux confins de la poésie et de la politique. Malheureusement, cette erreur « ponctuelle » tend à se systématiser avec l’analyse bourdieusienne : incapable d’appréhender la complexité et l’intimité des liens entre art et politique au sein du surréalisme, elle les redistribue dans des champs artistique et politique, à partir de frontières et relations qui ne correspondent pas au surréalisme, et qu’il entendait au contraire bousculer, renverser. En conséquence, le caractère politique du surréalisme est en général minoré, faussé. C’est une nouvelle fois ce qui se passe ici.

    De manière générale d’ailleurs, l’essai pêche par une faible analyse politique. La théorie marxiste est expédiée en un paragraphe, comme participant des « théories évolutionnistes du XIXesiècle » – c’est largement vrai, mais c’est oublier aussi les quelques textes romantiques où Marx s’inscrit en rupture avec le progrès et l’évolutionnisme. De même, à part Daniel Guérin, il n’est rien dit des groupes d’extrême gauche (plus particulièrement ceux proches du surréalisme : La Critique sociale, les trotskystes, etc.) et de leur rapport au colonialisme. La conclusion du livre résume ses faiblesses et ambiguïtés. Sophie Leclercq y affirme, à la suite de Régis Debray (pourtant pas vraiment un spécialiste de la question) que, « face aux événements coloniaux concernant le Maghreb, les surréalistes se mobilisent politiquement, mais en adoptant un parti pris d’ordre presque esthétique qui est celui du « minoritaire » » (p. 408). Une page plus loin, le pas est franchi et l’auteur passe du « parti pris d’ordre presque esthétique » à : « la revendication des surréalistes est celle d’une esthétique de l’anticolonialisme » (p. 409). Et le livre de se conclure par cette hypothèse : « l’anticolonialisme surréaliste ne serait peut-être que cela : une icône » (p. 410)…

    Cette conclusion réductrice appauvrit le regard porté, fausse définitivement les points de jonctions et les liens complexes entre art et politique, anticolonialisme et révolte surréaliste, que l’auteur, durant plus de 400 pages, avait pourtant tenté de dégager. Mais, au bout du compte, l’approche bourdieusienne impose une violence symbolique où l’emporte nécessairement l’esthétique ; fourre-tout auquel est, dans cette optique, systématiquement réduit le surréalisme.

    1André Thirion, Révolutionnaires sans révolution, Paris, Robert Laffont, 1972, cité p. 245.

    2 Sur ce « saut politique », je me permets de renvoyer à mon article « La révolution d’abord, et, toujours ! » dans Dissidences, volume 3, Avant-gardes artistiques et politiques autour de la Première Guerre mondiale.