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    Gilets Jaunes, revenu et rapport à l’État

    Gilets-jaunes

    Lien publiée le 17 janvier 2019

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://dndf.org/?p=17556

    Notes sur le mouvement des Gilets Jaunes, autour de Noël 2018

    NB : ces notes ont été écrites fin décembre ; depuis, le mouvement a déjà en partie changé d’allure, et ce texte est à certains égards obsolète. Cependant je le propose à dndf tel quel, afin de susciter d’éventuelles discussions.

    La question centrale du mouvement, c’est je crois, celle de sa composition, plutôt que celle de son idéologie (facho, pas facho), celle-ci découlant au demeurant de celle-là. En l’analysant, cette composition, on doit analyser l’État et la forme qu’il a pris, en France, en s’introduisant partout, jusque dans les derniers recoins des rapports sociaux, en étant l’intermédiaire absolu de tout, et particulièrement en tant que pourvoyeur de revenu (direct ou indirect). Au fond si les gens s’en prennent à l’État c’est bien parce qu’il médie tous les rapports, et en particulier la répartition du surproduit social. On ne s’en prend pas à son patron (quand on en a un) parce qu’on se sent plus ou moins comme une sorte de « salarié » de l’État, comme sous sa dépendance.

    En apparence, on ne parle guère du travail. Mais ça n’est qu’une apparence. Que « la condition commune c’est le revenu » c’est déjà un indice. « Ras-le-bol de bosser pour faire le plein pour aller bosser » (entendu sur un rond-point) est un autre indice, sérieux celui-là, que derrière les revendications sur le salaire global est sans doute masqué le rejet du travail lui-même, qui n’est jamais très loin. Au demeurant chacun a été surpris de la disjonction entre des revendications en apparence mesurées (SMIC à 1 300 euros alors même que la CGT en exige 2 000) et des formes d’actions extrêmement radicales et immédiates.

    Que dire alors du fameux « capitaliste collectif en idée » (Engels) que serait l’État ? Cette définition (si c’en est une) serait-elle caduque ? En tous cas l’État semble à présent un monstre peut-être encore plus hideux, ce qui d’ailleurs ne veut en aucune façon dire qu’il n’est pas au service des capitalistes (il l’est). Mais les rapports État / capital se complexifient sans cesse, et dans cette complexification l’État devient une sorte d’intermédiaire entre les capitalistes et les travailleurs / acheteurs de marchandises. La question est alors la suivante : l’État fait-il écran entre les prolos et les capitalistes, en détournant sur lui-même la colère des premiers ? [On peut penser que nous ne sommes guère autre chose que des intermédiaires entre des marchandises, de simples étapes dans le cycle de la valorisation du capital : si « on » pouvait se passer de nous, « on » le ferait sans doute volontiers… c’est la contradiction basique du capitalisme. À cet égard il faut observer que la valorisation s’autonomise de l’activité humaine – mais pas totalement, et d’ailleurs comment le ferait-elle ?]

    Donc, la composition du mouvement.

    1 – l’interclassisme

    On a beaucoup dit, écrit, sur l’interclassisme des GJ, fusion (momentanée) de « petits patrons », d’artisans, et d’ « authentiques prolétaires », travailleurs ou non : on comprend que ce mouvement ait inquiété voire terrifié la gauche, qui ne veut en général voir la classe que « pure ».

    De fait la confusion idéologique est en apparente contradiction avec la radicalité des formes, qui, si elle ne touche pas (comme en général dans la période) aux secteurs productifs, n’a échappé à personne. Il faudrait dire un mot de l’invraisemblable sentiment de légitimité des gens, qui là aussi est sans doute à rapprocher de l’idéologie interclassiste (« nous contre l’État injuste »).

    Cet interclassisme fonctionne dans une large mesure avec les catégories du vingtième siècle, où les classes, fort étanches, fort conscientes d’elles-mêmes, ne se définissaient que par leur place dans les rapports de production, essentiellement autour du fait d’être salarié ou de ne l’être pas. Or il est vrai que l’évolution de la forme, du rôle, de la nature de l’État a rendu les choses nettement plus confuses. On a ainsi à présent (sur les rond-points, dans les émeutes) une sorte de grande catégorie aux contours flous définie par 1) sa pauvreté en terme de revenu et 2) sa dépendance à l’État quant à sa reproduction. En somme n’en sont exclus que les authentiques bourgeois et les catégories culturellement bourgeoises (par exemple personne n’a songé à demander le soutien des profs). Il s’opère donc, « grâce » à l’État, un phénomène de clarification apparente du rapport de classe, qui substitue à des dizaines de catégories opposables à la manière des CSP, une sorte de grand fourre-tout défini surtout par sa dépendance matérielle à l’État. Cette catégorie (les « gens ») ne se définit pas par sa place dans les rapports de production, sans quoi elle imploserait aussitôt. Il ne s’agit donc nullement d’une classe. Cette espèce de « conscience » d’une classe (les « gens ») qui n’en est pas une sera sans doute clarifiée par les faits.

    Il n’est au reste pas anodin que l’État, quand il fait des concessions, les fait en cherchant à enfoncer un coin précisément  dans cet interclassisme, en donnant aux uns (petits patrons, retraités) et pas ou presque pas aux autres (les travailleurs et les chômeurs). A-t-il raison, a-t-il tort, de faire ça, au risque de se retrouver aux prises avec un prolétariat furieux, trahi par la petite bourgeoisie, conscient de sa classe au sein d’un rapport clarifié ? Je ne sais pas.

    Et d’autre part il est significatif que les « gens » s’engueulent dès lors sur leur composition idéologique : facho, pas facho, voire « fachos et antifas ensemble » (entendu dans une assemblée générale). En admettant ce qui précède, la fusion de plusieurs classes en une confuse entité « gens », on comprend aisément que toutes les composantes, en se fondant, amènent avec elles leurs constructions idéologiques. Une fois fondues ou en fusion, chacun voit bien que toutes ces constructions ne peuvent que s’entrechoquer : aussi la première précaution sur nombre de rond-points c’est souvent de dire « on ne fait pas de politique ». Cette précaution ne vaut qu’un temps et dans de nombreuses villes il y a désormais les rond-points « de gauche » et les rond-points « de fachos ».

    2 – les revendications

    Jetons un œil sur les revendications qui ont circulé surtout sur internet au début du mouvement, qui ont fait parler d’elles car elles mélangeaient des positions dites « de gauche » avec des positions anti-immigrés etc.

    On peut les ranger en quelques grandes catégories : 1) le prix du travail doit augmenter (SMIC, retraites, indexation sur l’inflation…) ; 2) les allocations doivent augmenter (allocation handicapé, aide à la garde d’enfants…) et les impôts être plus justes (moins de TVA, plus d’ISF…) ; 3) le prix des marchandises doit baisser (baisse des loyers et « zéro SDF » pour ce qui est du logement ; gaz, élec, carburant…) ; 4) la démocratie doit être exemplaire (moralisation de la vie politique, RIC) ; 5) revendications confuses (immigration, petit commerce, etc.). [Au fond elles ne sont pas si confuses que ça, mais elles révèlent la confusion du mouvement : on y trouve des revendications de type poujadiste, par exemple sur le petit commerce, qui n’ont obtenu aucun succès ensuite. Concernant l’immigration, les revendications montrent peut-être que leurs rédacteurs ont compris que l’existence d’une sous-catégorie de travailleurs (les « immigrés ») était une cause du maintien de bas salaires : si on veut en effet « renvoyer » les immigrés non munis de papiers, les autres doivent bénéficier d’un « bon accueil », être « intégrés » à la nation, etc., en un mot être placés sur un pied d’égalité avec les autres travailleurs (« nationaux ») afin de ne plus exercer de pression à la baisse sur le prix du travail. Il va sans dire que de telles revendications portent tout de même la marque de l’extrême-droite nationaliste, et qu’elles doivent être combattues, etc.]

    Les trois premières catégories de revendications montrent bien 1) que l’enjeu est sur le plan de la distribution ; et 2) que le combat est entre l’État et les gens. On peut d’ailleurs fondre les catégories 1 et 2 en une catégorie « revenu », ce dernier étant dans une large part distribué par l’État lui-même, voir plus bas.

    3 – le rejet des instances représentatives

    Une chose frappe tout le monde, c’est le rejet des représentants. Les syndicats sont méprisés, les partis associés à l’État injuste, et chaque tentative de représentation effectuée par des petits groupes ou des individus isolés s’est traduite par un échec complet assorti de menaces de mort. L’absence de la grève est sans doute explicable (outre par le fait que les gens sont trop pauvres et trop précaires) aussi par l’absence totale des syndicats et par la bonne connaissance, sans doute, chez les prolétaires, du rôle que les syndicats jouent dans le capitalisme, d’où la défiance absolue ; par contrecoup, la grève devient difficile, puisque c’était le syndicat qui l’organisait[1].

    La fin du cortège comme forme visible de la prise de l’espace public est assez amusante. On la sentait à l’œuvre déjà pendant le mouvement contre la loi travail, où progressivement le cortège dit de tête a fini par constituer la totalité de la manifestation. À  présent, plus de cortège du tout, mais des « manifestations » erratiques, dépourvues (pour le moment ?) d’objectif, dont les flux et les scissions sont le plus souvent causés par les forces répressives elles-mêmes, et qui, il faut le dire, prennent tout de suite des formes émeutières (destructions, pillages) comme il n’y en a pas eu en France depuis longtemps. Le cortège comme monstration de la puissance de la classe ouvrière apparaît alors peut-être comme une forme caduque de l’histoire des luttes.

    Cette forme caduque de l’histoire des luttes apparaît aussi dans l’absence totale de médiation : à défaut de s’opposer directement aux capitalistes, les prolétaires s’opposent (avec quelques alliés plus ou moins de circonstance) directement à l’État. C’est cet aspect qu’il s’agit d’examiner.

    La question des représentants et de leur refus généralisé doit sans doute être comprise comme une défiance « de classe » vis-à-vis de « ceux qui se gavent ». Apparaissent des limites de la cinquième république : ce régime reposant beaucoup sur le plébiscite, quelle légitimité pour un président élu avec à peine 8 millions de voix, dans le cadre d’un jeu pipé par la sempiternelle figure repoussoir du FN ? La bourgeoisie, je crois, prend l’avertissement au sérieux, mais que peut-elle faire ? Le RIC ne changera pas grand-chose, probablement, à la défiance des masses envers elles. D’ailleurs, le RIC, une fois qu’on l’aura octroyé aux gens, on ne pourra plus le leur resservir : c’est un avantage.

    Face au refus total (violent) des représentants, les syndicats sont, de même que les partis, comme des punaises sur le dos, agitant leurs faibles pattes en tous sens, pour le moment sans résultat. À Toulouse par exemple, la première « AG des GJ » qui s’est tenue le 9 décembre a, après un débat paraît-il animé, décidé de « se structurer » (quoi que ça puisse signifier) mais surtout de ne pas avoir de représentants.

    L’autonomie de classe fantasmée par les gauchistes depuis si longtemps, là voilà ; à ceci près, cependant, que cette classe n’est pas « pure ».

    4 – un mouvement de pauvres

    Mais alors, qui sont ces « gens » ? On l’a dit, les rond-points regroupent des « prolétaires » au sens strict, aussi bien que des artisans et auto-entrepreneurs, des « petits » patrons, etc. Qu’est-ce qui les relie ? La conscience qu’ils ont d’eux mêmes, celle d’être le « peuple ». Mais une fois qu’on a dit ça on n’a pas dit grand-chose.

    Ce que j’ai compris, en parlant avec des gens, c’est aussi que ce mouvement permet une sorte d’auto-acceptation de soi en tant que pauvre. On raconte ses conditions d’existence très vite et facilement. On retrouve la dignité, du moins celle d’être pauvre. Et comme les autres le sont aussi, c’est ça qui nous relie, face à « ceux qui se gavent ». D’ailleurs, la polysémie du mot « peuple » fait qu’on passe facilement des « pauvres » à la nation.

    Donc, en somme, ce qui fait pour le moment l’unité du mouvement, c’est le revenu.

    5 – le revenu et la pauvreté

    Les gens se définissent donc comme 1) pauvres en terme de revenu et 2) dépendants absolument ou relativement de l’État pour leur reproduction. C’est sûr que par rapport aux catégories convenues du vingtième siècle, qui structuraient les luttes autour de l’opposition patron-ouvrier sur le salaire, le changement est d’importance. Il faut voir un peu la réalité de ce rapport de dépendance à l’État

    La DREES, officine du ministère du travail, a (et c’est significatif) mené une enquête, cette année 2018, intitulée « Des inégalités de niveau de vie plus marquées une fois les dépenses pré-engagées prises en compte ». Sans entrer dans le détail, cette étude montre tout le poids de ce qui est nommé « dépenses pré-engagées » : 30 % du revenu disponible moyen et surtout 61 % pour les ménages en dessous du seuil de pauvreté [dans le détail : loyer et charges (élec, gaz, eau…) s’élevant à 13 % du « revenu disponible » moyen, mais à 37 % de celui des gens « sous le seuil de pauvreté » (14,3 % population), téléphone (resp. 2 et 5 %), cantine scolaire, mutuelles, etc.].

    En tenant compte ensuite des dépenses alimentaires, l’étude montre que pour les 10 % les plus pauvres de la population, le revenu disponible mensuel est de 180 euros en moyenne, desquels il faut encore déduire l’habillement et le transport (carburant compris).

    On voit dès lors ce qui peut faire consensus, à travers les couches basses de la population, indépendamment du statut au regard des rapports de production. Et de fait, on se demande bien comment vit tout ce petit  monde, de travail non déclaré en débrouille quotidienne.

    6 – les « revenus de transfert »

    Les statistiques étatiques (INSEE ou DREES) ont des façons de compter les choses destinées à faire en général valoir les intérêts de leur maître, c’est une chose entendue. L’INSEE, ainsi, écarte les revenus des allocations chômage et des pensions de retraite de ses calculs des « prestations sociales » qu’il nomme « non contributives » : il ne reste donc que les aides au logement, le RSA et autre « minima sociaux », les aides à la garde d’enfant etc. Même avec ce mode de calcul on arrive à la proportion de 42 % des ménages qui touchent ces allocations. Une étude sur la Picardie (2015) a montré encore que cette proportion pouvait atteindre 49 % de la population totale dans les centres urbains.

    Concernant les ménages les plus pauvres (les 10 % ayant le plus faible niveau de vie), ces prestations sociales constituent 45 % du revenu disponible (revenu disponible = revenus – impôts directs + prestations sociales), en 2013, soit grosso modo autant que la part des revenus du travail.

    Ces statistiques permettent de voir l’importance, dans le revenu des gens, particulièrement des plus pauvres bien sûr, de l’argent versé directement par l’État : la moitié du revenu des pauvres, en moyenne. Et encore, rappelons qu’il n’est pas tenu compte des prestations dites contributives (chômage et retraite), qui elles aussi sont versées directement par l’État.

    Il n’est dès lors que fort logique qu’une communauté de vécu s’établissent autour de cette dépendance aux revenus étatiques, et contre l’État.

    7 – l’impôt

    La question de l’impôt ne peut être passée purement et simplement sous silence. C’est un thème assez tabou des luttes de classe, en France, du moins depuis 36. On y est en effet attaché traditionnellement à un État répartissant avec justice (justesse) la plus-value collective : beaucoup d’impôt égale beaucoup de welfare. C’est le fond sur lequel a prospéré la gauche pendant cent ans.

    Or ces impôts sont essentiellement iniques : la TVA représente la moitié des recettes fiscales quand l’impôt sur le revenu en représente moins du quart. Ailleurs en Europe, en Grèce, en Espagne, au Portugal, les luttes anti-austérité avaient pris un caractère anti-fiscal (on se souvient du mouvement de retraités grecs brûlant leurs feuilles d’impôts).

    Il est vrai qu’une contradiction est apparente ; le salaire indirect, dont la part est toujours croissante dans le revenu des gens (voir juste au-dessus), est financé par l’impôt, que les gens refuseraient de payer. Il s’agit – bien entendu – d’une fausse contradiction : en réalité les gens sont sans doute encore très attachés à une « juste répartition » puisque par exemple ils réclament à cors et à cris la remise en œuvre de l’ISF. D’autre part, il faut bien reconnaître que leur opinion a été bien travaillée ces derniers temps, d’affaire Cahuzac en Panama Papers, etc. ; il est donc assez logique qu’ils aient le sentiment d’être les seuls à devoir financer (toujours plus) des dépenses publiques qui leurs sont toujours moins destinées (fermeture des services publics, diminution des allocations…), quand les « cadeaux aux entreprises » se multiplient sous leurs yeux. En outre, le matraquage sur les « petits patrons écrasés par les charges » a fini par se retourner contre ses promoteurs, puisque ce discours est repris par les salariés de ces « petits patrons » qui ont fini par être convaincus eux-mêmes que c’est pour cette raison qu’ils étaient mal payés. Ici, la clarification des intérêts et des antagonismes sera sans nul doute fort difficile.

    8 – l’État et la gestion de la reproduction des prolétaires

    Ainsi du RMI au RSA, à la prime d’activité, aux APL, etc., l’État constitue la clef du fonctionnement du capitalisme (du moins en Europe) : il permet de maintenir les salaires bas voire de les baisser ; il permet d’augmenter les loyers et donc d’accroître la rente foncière ; il permet aux surnuméraires d’avoir des moyens de subsistance, de consommer des marchandises, et in fine d’exister et de se reproduire en tant qu’armée de réserve ; il permet aussi d’accroître la part du profit que les capitalistes conservent (suppression de l’ISF, exonérations de charges, et tout le reste).

    De plus en plus, l’État se place comme exploiteur direct ou indirect d’une partie de la population, indépendamment du statut formel. À cet égard, l’exemple de l’agriculture est je crois fort parlant. On fait passer les agriculteurs, à leurs propres yeux comme à ceux de tous, pour des « exploitants agricoles » c’est-à-dire pour des sortes de petits patrons jouissant de la rente foncière et du respectable fruit de leur travail ; or qu’en est-il ? Les agriculteurs (à part sans doute le modèle du céréalier géant de la Beauce, authentique capitaliste rentier) : 1) sont payés dans une très large mesure par l’État sous forme de subventions ; 2) ne décident pas – ou presque – de la nature de leur production ; 3) ne décident pas – du tout – de la forme de leur travail ; 4) ne décident pas – du tout – du prix des marchandises qu’ils produisent et 5) ne possèdent pas leurs moyens de production, qu’ils leurs soient affermés ou payés par leur endettement. Comment, dès lors, ne pas les considérer comme des travailleurs de l’État, prolétaires producteurs de nourriture, intégrés à des circuits capitalistes agro-industriels, n’ayant rien d’autre que leur force de travail pour vivre ?

    Il en va de même, d’une manière sans doute moins caricaturale, de la plupart des autres catégories de travailleurs « non-salariés ».

    La reproduction des travailleurs est de moins en moins entre les mains des capitalistes et de plus en plus entre celles de l’État. Il est dès lors assez prévisible que les « gens » finissent par se soulever vivement contre le responsable immédiat de leurs maux, et c’est l’État. À cet égard il est assez juste de dire que l’État fait écran au conflit de classe « normal » capitaliste-prolo.

    9 – les gens et l’État

    Mais l’État, s’il fait effectivement écran entre les gens et leurs supposés adversaires (les capitalistes eux-mêmes), ne fait pas totalement écran. Ceci peut s’observer, cette fois encore, dans les formes de la lutte, dans ses cibles : si l’État est visé (quoique souvent dans une manière ambiguë où on scande « la police avec nous » dans le même temps qu’on lui jette des bouteilles), les symboles capitalistes sont aussi ciblés (œuvre des totos sans doute), des magasins sont pillés (on a vu des barricades de mannequins habillés de costumes de luxe)… Je pense que la fusion de l’État et du capital est intuitivement saisie par les gens ; c’est face à cette fusion (aussi) qu’ils se soulèvent, certes encore au nom du modèle idéologique précédent, largement fantasmé, dans lequel l’État eût réparti justement le surproduit social, etc. Reste à voir si, à la place de ce modèle, qui correspond en fait à la forme précédente du rapport d’exploitation, les « gens » (et surtout les prolétaires !) pourraient entrevoir autre chose (c’est ça, « l’écart », je crois ?).

    – conclusion provisoire

    Les gens de Théorie Communiste, dans TC25, « Une séquence particulière », nous disent que la conception selon quoi tout est question de revenus est, au fond, quelque chose qui masque la réalité des rapports de production, à commencer par le fait que le salaire s’oppose aux autres formes de revenus, rente, intérêt, profit. D’accord, et plutôt deux fois qu’une, mais c’est faire peu de cas des « revenus de transfert » : en effet leur importance objective dans les revenus des « gens » est grande (sans rapport mécanique avec la place dans les rapports de production) et croissante. On ne peut pas tenir ces revenus de transfert comme simple redistribution par l’État du surproduit (ce qui est certes le cas) : il faut aussi voir ce qu’ils sont dans le cadre de la reproduction de la force de travail (« au niveau des prolétaires ») : ils permettent de ne pas augmenter les salaires, en fait de les baisser (en terme de salaires réels) ; donc on est tout de même bien ici dans la sphère de la production (de l’autre côté de la « paroi de verre », disons), et en tous cas dans la contradiction centrale du capitalisme : l’échange de force de travail à un certain prix et l’extraction de plus-value.

    On est donc face à un mouvement dans lequel un magma interclassiste s’auto-définit et affronte l’État (et non le capitalisme). Ce faisant, il s’auto-valide et valide l’État comme interlocuteur-adversaire. L’État, face à ça, aurait en quelque sorte le choix entre valider cet interlocuteur-adversaire informe et interclassiste, au risque d’un conflit durable et compliqué, avec des enjeux sans cesse mouvants ; ou bien l’invalider en en dévoilant les contradictions, au risque d’avoir face à lui un prolétariat « clarifié » (au sens du beurre clarifié), auto-conscient, et menaçant de s’en prendre à son « vrai » adversaire : les capitalistes. Dans l’un et l’autre cas il est vraisemblable que les forces répressives ont un rôle à jouer qui fait les cheveux se dresser sur la tête. Mais il ne faut pas oublier que ce sont les gens eux-mêmes qui font l’histoire.

    Contact : lacanaille@riseup.net

    [1]« La question centrale demeure celle du travail. Comme, pour eux [les GJ], le canal classique de la revendication collective, organisée sur les lieux de travail, est bouché, ça a débordé ailleurs : ils ont en quelque sorte contourné cette impossibilité en s’organisant en dehors des heures de travail, sur des barrages et des places, en occupant l’espace public. Du coup, ce n’est pas le patron qui est interpellé mais l’État, qui est jugé comme ayant une responsabilité en matière salariale et se retrouve à devoir gérer ces revendications. C’est tout à fait nouveau et c’est un défi pour lui. », Yann Le Lann dans Le Monde du 25/12/2018. Ce sociologue a effectué une enquête sur internet auprès de 526 personnes appartenant à des groupes facebook ; autant dire que ça ne vaut pas un clou.