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Violences policières : les quartiers populaires savaient
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Un vieil homme sur un rond-point de Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime) rejoue ce moment où le tir de lanceur de balles de défense (LBD) l’a atteint à la jambe. Il se penche, la tête en arrière, pour s’assurer que l’on regarde. Ça le fait presque marrer au milieu de tous les autres gilets jaunes. A côté de lui, deux types, qui expliquent que ce genre d’intervention, très rude, dure dans le temps et touche des retraités incapables d’aller au front, quand bien même ils le voudraient.
Le premier, un ancien fonctionnaire à la barbe grise, s’estime en «guerre» contre les flics, alors qu’il était «dans leur camp jusqu’en décembre». Et puis, il y a eu les dispersions de force. Il n’a pas compris : n’y a-t-il pas plus doux comme méthode ? Le second, un ex-syndicaliste à la voix grave, raconte ce matin où les forces de l’ordre ont décidé d’évacuer cette place circulaire qu’ils occupent. Avec des copains, il s’est mis à cavaler dans un bois, derrière le Buffalo Grill, pour ne pas se faire alpaguer et terminer en garde à vue. Il s’est allongé entre des branches, pendant que des CRS cherchaient le plus excité de la bande. Il ne saisit pas non plus : les hommes en habit bleu ne sont pas fortunés et mériteraient bien plus, comme lui - pourquoi tapent-ils sur d’autres sacrifiés ? Il a soupiré : «D’ailleurs, on sait que des flics de Paris viennent manifester en civil avec les gilets jaunes à Rouen pour ne pas risquer d’être reconnus dans la capitale.»
Il déroule tout cela avec l’intonation du récit héroïque - avec des petites gouttes de pathos ici et là pour être sûr que le message passe - tandis que des policiers sont là, devant, à quelques mètres. L’ex-syndicaliste affirme que l’un d’eux a détruit la cabane du rond-point avec une pelle. De ses propres mains, alors qu’il a semble-t-il du galon. Il l’appelle par son prénom : c’est l’ennemi de proximité, le voisin qui ne vous veut surtout pas du bien, le fruit qui gâterait n’importe quoi en trente secondes passées dans une corbeille. En somme, le pousse-aux-amalgames - policier = brute épaisse.
Certes, il y a des casseurs, mais aussi des mères et des pères de familles sans histoire qui dégueulent quand le gaz lacrymogène fait miauler leur gorge. Du coup, ces briscards pensent que même des innocents finissent par s’exciter. Les gilets jaunes, quoi qu’on en pense sur le fond, poussent à l’introspection - que veut-on vraiment ? Des Français se regardent, réfléchissent, se chiffonnent et expérimentent ce qu’ils ont jusque-là ouï dire ou touché du doigt sans jamais y mettre les deux mains. Dont les violences policières, thématique trop cantonnée, dans l’imaginaire, aux jeunes les plus colorés issus des cités. Là-bas, des habitants compatissent à l’écoute des témoignages autant qu’ils savourent la couverture médiatique : ce n’est pas rien de voir ce sujet-là animer, chaque semaine, les fils déroulants des grandes chaînes de télévision - main arrachée, œil dégommé, mâchoires déglinguées.
Certains, dans les quartiers, le vivent ou l’observent à plein-temps depuis des lunes, au point de s’être résignés à appeler ça routine. C’est l’histoire habituelle du flic déviant et dépassé, qui débarque, gifle, insulte, embarque sans recul aucun et sans faire de tri. Qui tire au LBD dans le tas sans trop savoir où le coup atterrira et, au vrai, sans s’en soucier. Un oiseau étrange qui peut vous briser derrière un bloc de béton dans la nuit noire et vous appeler par votre prénom le lendemain, comme si vous étiez binômes et partenaires de jeu. Alors, on vous jure que même les innocents finissent par s’exciter. Des jeunes des quartiers en rigolent parce que leur seuil de tolérance, à la longue, s’est noyé profond, mais aussi parce que, parfois, le fonctionnaire affranchi du règlement juste en face leur ressemble. Il a grandi dans les mêmes tours (ou juste en face), maîtrise les codes et, parfois, l’argot le plus pointu et le plus blessant qui soit - alors pourquoi frappe-t-il aussi fort ?
Dès cet automne, des jeunes banlieusards réfractaires à l’idée de marcher le samedi étaient catégoriques : pas besoin de défiler, ils sont gilets jaunes depuis le berceau, ce qui englobe les rapports complexes et pervers avec la police. En filigrane, il y a le message suivant : c’est bien que le plus grand nombre s’initie à la violence pour comprendre. Ce qui fait interroger, aussi, ces jeunes-là quant à leur propre solitude : les fois où ils se sont levés pour dénoncer les bavures, les autres, ceux qui sont étrangers à ces territoires et qui se vêtissent désormais de jaune, sont restés assis. Le constat nourrit quelques fractures (pas insurmontables) autant qu’il sucre un peu plus la tarte à la crème ; quelque chose ne tourne définitivement pas rond dans une frange de la police.