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    La République et l’anarchie : réconcilier les irréconciliables

    Lien publiée le 26 mars 2019

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.marianne.net/debattons/billets/la-republique-et-l-anarchie-reconcilier-les-irreconciliables

    Harold Bernat

    Professeur de philosophie et auteur notamment de Vieux réac ! Faut-il s’adapter à tout ?(Flammarion, 2012) Le néant et la politique : Critique de l’avènement Macron (L'échappée, 2017).

    Alors que les anarchistes se sont souvent attaqués à la République, le philosophe Harold Bernat estime au contraire que c'est l'alliance des deux modèles qui nous permettra de nous libérer du marché.

    Qu’est-ce que la culture sans le peuple ? Une caste. Qu’est-ce que le peuple sans la République ? Le marché. J’ai longtemps cru que la révolte viendrait de la force individuelle. J’ai compris avec le temps que cette force, pour naître, devait être protégée par des institutions justes et droites. Pour faire des Nietzsche, il faut des Jaurès. Pour faire des artistes, il faut des éducateurs. Pour faire des maîtres, il faut des maîtres. Être anarchiste et défendre la République, nous en sommes bien là. Relisez Bakounine. L’idée est belle, la réalisation beaucoup moins. La destruction de l’État ? Nous y sommes. Est-ce l’intérêt des prolétaires ? Certainement pas. De Macron le petit ? Beaucoup plus. Nous devons repenser l’État, l’affranchir des parasites qui usent de la force publique pour aggraver la spoliation des peuples. Nous devons le défendre là où il flanche, là où il s’effondre, là où il est attaqué. De l’intérieur, nous devons l’étayer

    RENOUVELER L’ANALYSE

    L’État comme force de contrôle, usant des moyens tératologiques de l’information pour étendre son empire, n’a jamais été aussi fort. L’État comme République, visant une justice commune et une défense du peuple, n’a jamais été aussi faible. Dénonçant le premier, nous affaiblissons le second ; soutenant le second, nous affrontons le premier. "Big Brother" ou le "Contrat social", il vous faudra choisir. Les totalitarismes du siècle passé nous empêchent encore de poser clairement le problème. Nous fantasmons une révolution libertaire qui n’aura jamais lieu, nous délirons l’émancipation des individus et la liberté de penser alors que les lieux de formation de l’esprit et les pratiques effectives de nos libertés disparaissent uns à uns. Nous sommes hantés par des mythes d’un autre siècle. En un mot, nous nous trompons d’époque.

    Les anarchistes naissent dans les petits plis de la République ; les libertaires-libéraux dans les grandes surfaces de la consommation.

    Le marché pulvérisera tout car telle est sa logique, sa pulsion de destruction écrivait le défunt Bernard Maris avant d’être rattrapé par la lucidité de son analyse dans les locaux de Charlie Hebdo, assassiné par les produits déshumanisés d’un marché sans tête. Le marché aujourd’hui pille les symboles de la révolte, les recycle jusqu’à la nausée, abâtardit l’homme en lui volant les mots de sa colère, en contaminant son imaginaire, en le privant des moyens symboliques pour se dire. Il cannibalise tout ce sur quoi il peut extraire de la valeur et fera son dernier billet sur le cadavre de l’homme. Nous avons, justement en France, une tradition de pensée puissante et républicaine aujourd’hui attaquée de toute part. Les destructeurs du vide flattent le public en leur vendant une liberté formelle qui n’est que soumission. "En marche, émancipez-vous des vieux carcans", telle est leur devise. Devenez des zombies sans âmes, voilà leur réalisation. La République c’est avant tout un espace et une garantie. Espace préservé de la violence du marché, garantie d’un lieu qui s’extrait de la concurrence folle qui ruine les vies des plus faibles et balaye les vaincus. Je ne vois plus d’anarchistes mais des hommes dressés par une liberté factice ; je ne vois plus de républicains mais des apologues d’un monde sans limites. Le marché ne forme personne. Il produit des consommateurs car il en a besoin. Les anarchistes naissent dans les petits plis de la République ; les libertaires-libéraux dans les grandes surfaces de la consommation.

    Combien d’ordre, de discipline, d’ascèse, de maîtrise collective pour faire naître un authentique révolté ? Combien de démissions, de sottises, de laxismes imbéciles pour accoucher d’un démocrate de pacotille ? Nous vivons une période de vacuité et de malversation institutionnelle inédite. Ce tour de force est rendu possible par un effondrement à la fois intellectuel et moral. Effondrement intellectuel, à partir du moment où nous séparons la réflexion instruite de l’ordre politique, où la parole réfléchie est reléguée dans les limbes du spectacle, rendue invisible et marginale. Elle devrait être au contraire centrale.

    LA LIBERTÉ NULLE PART

    Effondrement moral, dans la mesure où l’indifférence à l’exigence de probité sous-tend un ordre de valeur renversé. Ce que l’on appelle aujourd’hui "débat d’idées" n’est le plus souvent qu’un jeu de défense positionnel. Pour preuve la démultiplication des anathèmes contre ceux qui font entendre une autre voix. Être du bon côté de la clôture symbolique, avec les "démocrates", les "progressistes", le reste n’aurait aucune espèce d’importance. Nullité de ces "fronts républicains" qui n’empêchent rien, bien au contraire. Profonde sottise de ces appels à la solidarité contre le mal ou la haine. Alibis pour ne pas penser, ne pas réfléchir, pour ne rien comprendre.

    Être anarchiste, c’est être souverain pour soi ; être républicain, c’est vouloir la souveraineté pour tous.

    Anarchie, République : la contradiction n’est qu’apparente. Le grand naufrage de la critique libertaire trouve ici ses racines. La République lui fait horreur. Ce sujet n’est pas porteur chez les anars de posture. La question de l’école est pourtant un nœud. Grande valeur de la gauche républicaine, elle a glissé aux mains des défenseurs de la nation du sang et des thuriféraires de la République. Les maurassiens revisitent Jules Ferry. Sans parler de Houellebecq, un sans force, un anémié de la modernité tardive, pour qui "la République n’est pas un absolu". Au fond, tout le monde s’accorde : la liberté est ailleurs.

    Elle sera donc nulle part. Pour ces hommes indifférents à l’intérêt collectif, l’autorité de l’État est un pis-aller qu’il faut limiter hormis dans ses fonctions de contrôle et de police. La liberté en préservant l’essentiel, la paix de leurs commerces. Être anarchiste, c’est être souverain pour soi ; être républicain, c’est vouloir la souveraineté pour tous. Transformer les inspecteurs de l’éducation nationale en gestionnaires des ressources humaines n’est un gain de liberté pour personne.

    Georges Canguilhem obligeait les professeurs de philosophie qu’il inspectait à donner le meilleur d’eux-mêmes. Il était du côté de l’exigence qui élève. Il protégeait l’école de l’ignorance du maître et rappelait au maître la dignité de sa fonction. C’est cela la République, le contraire du marché qui flatte pour exploiter, qui leurre pour vendre, qui égalise pour anéantir, qui triche pour soumettre, qui individualise les parcours pour renforcer les forts, qui ment pour dominer. La liquidation programmée des penseurs les plus critiques des cursus scolaires, au lycée, montre à quel point le principe anarchique n’est pas incompatible avec l’école républicaine qui préserve les pensées qui ne préservent rien. Bien au contraire. La liberté de l’esprit est antinomique avec celle du marché. Vous êtes libres, venez comme vous êtes, avec votre religion en bandoulière, vos préjugés indiscutables, vos expériences sacralisées, vos opinions du jour, votre connerie s’il vous plait : voilà ce que veulent les ennemis de la République. Ils ne veulent rien entendre de la formation aux hiérarchies de valeur, de la nature de l’humus qui fait naître les grandes âmes, celles qui aspirent à la souveraineté de tous pour vouloir leur propre souveraineté.