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"On a tellement endommagé le monde qu’on a la responsabilité de le réparer"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://reporterre.net/On-a-tellement-endommage-le-monde-qu-on-a-la-responsabilite-de-le-reparer
Pour la philosophe de l’environnement Virginie Maris, les humains ont la responsabilité de lutter contre la disparition des espèces menacées, y compris, en dernier recours, via des programmes d’élevage et de réintroduction. À condition de ne pas jouer les apprentis sorciers.
Reporterre a consacré une série d’articles à la conservation ex situ des animaux. Lisez le premier volet : Comment les zoos protègent les animaux menacés ; le deuxième : Élevées en captivité puis relâchées, quand les espèces menacées retrouvent la nature ; et le troisième, ci-dessous.
Virginie Maris est chercheuse en philosophie de l’environnement de l’unité biodiversité et conservation du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (Cefe), à Montpellier. Elle a écrit La Part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène (Éd. Seuil, 2018).
Reporterre — Que pensez-vous des programmes d’élevage ex situ – en dehors du milieu naturel – d’espèces sauvages menacées ?
Virginie Maris — Il faut voir la conservation, la reproduction ex situ et les programmes de réintroduction comme des échecs de la conservation. C’est l’échec de protéger les espèces dans leur habitat naturel qui oblige à trouver un plan B.
Ensuite, ces programmes ne font sens que dans la mesure où un véritable travail d’identification des causes de la disparition et de résolution du problème dans le milieu naturel est mené. C’est généralement le cas : il coûte trop cher d’élever des individus nés en captivité et de les lâcher si les causes de la disparition n’ont pas été supprimées.
Il existe de nombreux programmes, tels que ceux consacrés aux chevaux de Przewalski, qui risquaient une extinction globale et ceux consacrés aux vautours, menacés d’extinction en France. Ils constituent de moindres maux par rapport à la disparition irréversible d’une espèce, et il faut les saluer. Dans cette situation de crise de la biodiversité, on ne peut pas rejeter par principe les moyens d’éviter des extinctions qui seraient sinon inévitables. On est dans un monde qu’on a tellement endommagé, avec des méfaits sur la biodiversité tellement forts, qu’on a une certaine responsabilité active à réparer cela.
Néanmoins, il faut garder des points de vigilance. Jusqu’où se place-t-on dans cette situation de jardinier, où l’on installe un peu de tortue cistude par-ci, un peu d’outarde canepetière par-là ? Il y a quelque chose de très gestionnaire là-dedans, même si ce n’est pas très différent du niveau de gestion qu’on peut avoir en milieu naturel, en faisant des îlots artificiels ou en menant des campagnes d’éradication des prédateurs.
« Vu la crise de la biodiversité, on ne peut pas rejeter par principe les moyens d’éviter des extinctions qui seraient sinon inévitables. »
Il faut réfléchir aux finalités programme par programme. Un guide serait de se demander si la conservation ex situ et la réintroduction sont envisagées comme des coups de pouce, un soulagement temporaire d’une situation de crise parce qu’on a par ailleurs une marge de manœuvre et qu’on laissera ensuite le système reprendre sa trajectoire. Je ne partirai pas en croisade contre ces programmes. En revanche, certains s’annoncent à très long terme, soit parce que les pressions sur le milieu naturel ne sont pas gérées, soit parce que les réductions de population sont liées à des changements, comme le changement climatique, sur lesquels on a moins de marge de manœuvre. Pour ceux-là, il me semble que sans horizon clair, quelque chose ne fonctionne pas.
Que pensez-vous de cette approche de la conservation qui semble s’intéresser aux espèces, plus qu’aux cortèges d’espèces ou aux habitats ?
On peut considérer qu’il y a quelque chose d’arbitraire à cette entrée par l’espèce, dans la mesure où, d’un strict point de vue écologique, une espèce ne vient jamais seule.
Néanmoins, l’espèce est un indicateur facile à appréhender. Pour les macro-organismes, on peut assez facilement voir s’il y a des individus ou non et comment leur présence évolue dans le temps. Ensuite, chercher à conserver une espèce peut être un moyen d’approcher de manière pratique l’état des milieux : on ne peut pas sauver une espèce sans prêter attention à son milieu.
Nombreux sont ceux qui critiquent ce fétichisme de l’espèce, en considérant que la vie est plus complexe, composée de flux, d’interactions, etc. Mais l’espèce fait sens parce qu’elle dénote ce à quoi nous tenons. Quand je suis dans un milieu naturel, je ne vois pas des flux de nutriments mais des arbres et des oiseaux. La protection de la nature n’est pas simplement un enjeu scientifique, mais quelque chose qui s’est construit socialement sur la base de ce qu’on voit et de ce qu’on apprécie dans la nature.
« L’existence d’animaux élevés depuis plusieurs générations en captivité dans des parcs permet-elle de dire qu’une espèce n’est pas éteinte ? Je pense que non. »
Ensuite, cette entrée par espèce a une sorte de performance politique parce qu’on arrive bon an mal an à dresser des listes d’espèces avec leur statut de vulnérabilité et à mener des études d’impact. Souvent, ceux qui sont les plus assidus à critiquer l’entrée par espèce et promeuvent des entrées plus fonctionnalistes ou plus centrées sur les services écosystémiques, sont aussi ceux qui ont intérêt à pouvoir détruire les milieux naturels, quitte à les reconstruire et à les recomposer. Or, il est beaucoup plus difficile d’identifier et de quantifier les fonctions écologiques et les services écosystémiques impactés par un projet, que les espèces détruites.
Enfin, les espèces sont une unité fondamentale de l’évolution du vivant. Or, notre action sur le vivant devrait être pensée dans ce large tableau de l’évolution par sa diversification, sa complexification. Me dire qu’en quelques décennies, certaines sociétés humaines ont éradiqué des formes de vie qui avaient des millions d’années et s’étaient développées en traversant plusieurs grands changements climatiques, me trouble profondément. Via la disparition de nombreuses espèces, on produit une homogénéisation, une simplification du monde.
Pour moi, une espèce n’est pas une banque de gènes, ou une somme d’individus interféconds. Une espèce est intrinsèquement définie par les relations entre un certain nombre d’individus, les autres espèces et leur environnement. Dans ce cas, l’existence d’animaux nés et élevés depuis plusieurs générations en captivité dans des parcs zoologiques permet-elle de dire qu’une espèce n’est pas éteinte ? Je pense que non.
Vous avez parlé de « responsabilité active » des humains à essayer de sauver les espèces qu’ils détruisent. Pourquoi ?
Nous avons une responsabilité morale à agir indépendante de la responsabilité causale – je n’ai jamais personnellement dézingué de bonobo ! D’abord, le constat de destruction et d’appauvrissement du monde est pour beaucoup d’entre nous insupportable parce qu’on considère qu’un monde sans outardes canepetières, où les effectifs de populations s’effondrent, où la vie sauvage est presque annihilée, est moins beau, moins riche, moins désirable.
« Le constat de destruction du monde est pour beaucoup d’entre nous insupportable parce qu’on considère qu’un monde sans outardes canepetières est moins beau, moins riche, moins désirable. ».
La responsabilité se forme aussi vis-à-vis d’autrui, et notamment des générations futures. Il ne semble pas acceptable de se dire que dans trois ou quatre générations, les gens vivront probablement sans rossignols, sans rouges-gorges, sans outardes, alors qu’on a aujourd’hui des connaissances et des moyens d’agir.
La troisième grande direction morale très présente et très partagée au sein de la conservation est qu’au-delà de nos intérêts humains, les espèces et les milieux ont un intérêt propre à ne pas subir les assauts de la modernité. Mais plutôt que de se demander pourquoi il faudrait protéger la nature, la vraie question serait pourquoi on la détruit – et je ne trouve pas beaucoup de bonnes raisons à cela.
Que penser de la possibilité de ressusciter et réintroduire des espèces disparues ?
Si l’on pense qu’une espèce est réductible à la somme des individus qui la composent, il n’y a qu’un pas à penser que ces individus sont réductibles à la somme des gènes qui les composent. Dans ce cas-là, la forme ultime de la conservation ex situ est la banque génétique, avec clonage et reproduction de toutes pièces à partir de matériel génétique – y compris d’espèces déjà disparues. Ainsi, une équipe de scientifiques de l’université d’Harvard (États-Unis) travaille à la résurrection du mammouth laineux.
Dans ce cas, la conservation est un pas de plus vers la domestication du monde, où, avec toutes nos technologies, nos richesses et nos compétences, on reproduit ces mêmes espèces qu’on a poussées à l’extinction, voire en les améliorant et en les replaçant dans des milieux plus appropriés. Pour moi, de tels programmes font partie du problème, pas de la solution. Contrairement aux programmes de conservation ex situ qui sont un traitement d’urgence, humble et momentané, déployés avec un sentiment de plan B, en gardant au cœur que l’enjeu est de trouver une place pour les êtres humains qui ne soit pas celle de maître, de possesseur ou grand ingénieur, mais plutôt de colocataire pacifique et bienveillant.
- Propos recueillis par Émilie Massemin