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Pourquoi sommes-nous devenus des spécialistes de l’indignation ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Les philosophes Laurent de Sutter et Jérôme Lèbre analysent tous les deux les ressorts de l'indignation, sentiment le mieux partagé sur les réseaux sociaux.
"Vous êtes un citoyen quelconque d’un pays quelconque de l’Occident épuisé ; l’indignation est devenue votre lot quotidien – mais un lot qui vous écrase davantage que ce que vous n’êtes prêts à admettre ; vous êtes fatigués de l’indignation, au point de parfois en arriver à soutenir que seule elle, désormais, vous indigne encore", diagnostique Laurent de Sutter dans Indignation totale*. Un constat qu’il est difficile de réfuter à l’heure des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu. L’enchaînement des scandales et autres polémiques, plus ou moins légitimes, est l’un des traits les plus marquants de notre époque. Un constat que partage Jérôme Lèbre dans Scandales et démocratie**. Au point que "je m’indigne donc je suis", semble être devenu le mot d’ordre de notre société.
Neuf ans après Indignez-vous !, le best-seller de Stéphane Hessel, il semblerait que ce n’est plus le manque d’indignation, mais bien son excès qui pose problème. Il est alors important de se demander : comment sommes-nous devenus des Homo indignatus ?
DU SCANDALE À L’INDIGNATION
De #MeToo, à l’élection de Donald Trump, en passant par l’affaire Benalla, Jérôme Cahuzac ou la mort de migrants en pleine mer, la multiplication des scandales donnent de nombreuses occasions de s’indigner. Mot grec apparu dans la Bible, "skandalon" est un piège placé sur le chemin, un obstacle pour faire tombe "Malheur au monde à cause des scandales ! Car il est nécessaire qu'il arrive des scandales ; mais malheur à l'homme par qui le scandale arrive", prévenait Jésus-Christ (Matthieu 18, 7). Pour Laurent de Sutter, qui s’inspire autant des Évangiles que de René Girard, il s’agit de "quelque chose qui rompt, qui brise un certain état des choses, et est donc combattu afin de permettre la restauration de l’unité perdue". Mais contrairement à ce que nous pourrions penser, le scandale ne nous est pas si désagréable. Le philosophe perçoit même une forme de plaisir et d’addiction. Ainsi, "n’est pas scandaleux ce qui heurte ; est scandaleux ce qui fonde."
Le scandale ne doit néanmoins pas être confondu avec la provocation, prévient Jérôme Lèdre. "C’est en effet une transgression voulue, ou considérée comme voulue, qui appelle (ou semble appeler) d’elle-même les réaction qu’elle entraîne." "Le scandale se dissimule (…) avant de se manifester dans la clarté d’une évidence ; la provocation, en revanche, est d’emblée manifeste. Le scandale, quand il a éclaté, tente encore de s’étouffer ; la provocation ne vise qu’à scandaliser", relève le philosophe. Mais pourquoi ce duo provoque-t-il de l’indignation ? Les réponses des deux auteurs divergent partiellement.
UN DIAGNOSTIC, DEUX EXPLICATIONS
Jérôme Lèbre y perçoit un "désir de justice", au sein d’une société "hypersensible" et "bien peu "cartésienne"" et dans une démocratie qu’il voit non comme la recherche d’un vaste consensus mais comme "un espace public (…) où nous ne cessons de nous provoquer, de nous appeler". Se mêlent alors les sens et la raison "issus de la même émotion, de la même pulsion d’existence en chacun de nous." De son côté, Laurent de Sutter met en garde contre les analyses trop simplistes et les bouc-émissaires trop commodes : "le populisme, le néolibéralisme, les fanatiques de gauche et de droite, le patriarcat, le colonialisme, le déclin de la civilisation, la démocratisation, la consommation de masse, l’égoïsme, la cupidité, le narcissisme, la servitude volontaire."
Il part des cinq caractéristiques de l’indignation, qui "rassemble ceux qu’elle indigne dans un tout compact auquel est confère une identité propre" ; "disqualifie tout ce qui est étranger au groupe" ; "juge tout ce qui est de telle manière qu’elle puisse conclure à la raison à la raison de ses propres raisons" ; "procède suivant une logique d’opposition" ; «"conduit à une interdiction totale". Derrière elle se cache alors une question morale : dénoncer les coupables permet d’intégrer à moindre mal pour intégrer le camp du bien. A l’inverse, ne pas se scandaliser c’est prendre le risque d’apparaître comme un complice du mal. C’est pour cela qu’il incrimine la raison kantienne.
"L’histoire de l’indignation n’était nulle autre que l’histoire de la raison elle-même – ou, au moins, de la raison telle que nous l’avons héritée de la modernité." Le philosophe remarque que chez Kant, la raison est juridique et policière : "elle gère la circulation des choses dans les hiérarchies du savoir, tranche sur ce qui est vrai, beau ou bien et décrète la pertinence ou l’impertinence de tout en fonction des critères qu’elle s’est donnée à elle-même, dans un vaste mouvement qu’on pourrait à bon droit trouver narcissique." Selon lui, l’indignation est "la manière dont la raison héritée de la modernité se déploie à l’âge des réseaux sociaux et des médias de masse, c’est-à-dire à l’âge de la vascularisation nerveuse complète du monde." Pour sortir du cercle infernale de l’indignation, Laurent de Sutter plaide pour une rupture avec le projet kantien, avec une nouvelle "raison qui, toujours inquiète d’elle-même, toujours disjonctante, ferait du scrupule son seul article de foi. Une raison du peut-être. Une raison du "si" ."
*Laurent de Sutter, Indignation totale : Ce que notre addiction au scandale dit de nous, L’Observatoire, 142 pages, 15 euros
** Jérôme Lèbre, Scandales et Démocratie, Desclée de Brouwer, 212 page, 16,90 euros