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"Nous risquons d’entrer dans une ère post-démocratique" : entretien avec Epelboin sur les années 2020
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Pour fêter 2020, Marianne a interrogé différentes personnalités sur la décennie à venir. Voici l'entretien réalisé avec Fabrice Epelboin, entrepreneur, spécialiste des médias sociaux et du web social, enseignant dans la section Masters de l'Université de la Sorbonne CELSA ainsi qu'au Medialab de Sciences Po.
A quoi ressembleront la France et le monde des années 2020 ? Pour se faire une idée, Marianne a interrogé différentes personnalités reconnues pour leur expertise dans leur domaine (politique, climat, culture, égalité hommes-femmes…). Au programme, pas de boule de cristal, mais de vraies analyses sur notre futur collectif… Voici l'entretien réalisé avec Fabrice Epelboin, entrepreneur, spécialiste des médias sociaux et du web social, enseignant dans la section Masters de l'Université de la Sorbonne CELSA ainsi qu'au Medialab de Sciences Po.
Marianne : Caméras de surveillance, utilisation du Big Data, essor des algorithmes, la technologie de surveillance est de plus en plus présente dans nos vies. Comment voyez-vous la situation évoluer dans la décennie à venir ?
Fabrice Epelboin : Quand j’ai commencé à bosser sur Internet, vers 1993, et jusqu’à environ 2005, j’ai pensé que le net apporterait le bien et le progrès pour tous. Petit à petit, je me suis rendu à l’évidence : le web est devenu un outil de surveillance. La décennie écoulée le prouve, et celle à venir risque de l’illustrer aussi. Un exemple parmi d’autres ? Le ministère des Finances, qui est en train de se donner les moyens d’observer vos comportements via les réseaux sociaux. Déjà aujourd’hui, on traque les fraudeurs fiscaux sur Instagram.
Demain, des algorithmes seront chargés, en permanence, de traquer les fraudeurs sociaux, d’observer l’ensemble de vos agissements sur les réseaux, pour vérifier la conformité de vos déclarations, de votre situation, avec vos actes… Le développement de la reconnaissance faciale, couplée à un contexte sécuritaire et à une ignorance coupable des citoyens, nous conduit droit dans une société privative de liberté. Les caméras installées dans les grandes villes, ces fameuses « caméras intelligentes » censées assurer une protection, seront bientôt capables de nous verbaliser automatiquement au moindre mégot jeté ou passage piéton non respecté. Le programme européen INDECT réuni toutes les données des caméras européennes qui sont collectées par une dizaine d’universités du continent…
Ces Big Data permettront d’améliorer le fonctionnement de la reconnaissance faciale. Concrètement, c’est l’oeil de l’Etat. A terme, 100% de l’espace public sera contrôlé. C’est Big Brother au sens propre. Le but est d’avoir un algorithme prédictif, capable de vous dire que dans tel pâté de maisons il y a plus de risques de se passer un faits-divers. Cela existe déjà dans plusieurs villes américaines : les tournées des flics sont organisées en fonction des zones où la probabilité criminelles est plus élevée. C’est le même genre de technologies qui permet à Uber de placer sa flotte au bon endroit à Paris : il y a cinq fois moins d’Uber que de taxis dans dans la capitale, pourtant, le temps d’attente est le même.
"Big Brother" semble pourtant beaucoup plus présent dans d'autres régions du monde. On pense notamment au fameux "crédit social" chinois, qui doit permettre, à terme, de noter le comportement social des individus du pays. Où en est l'Europe ?
La France et l’Europe sont complètement à la ramasse en la matière. La Chine et les USA « possèdent » leur réseaux sociaux - les Gafa sont certes des sociétés privées, mais travaillent étroitement avec le gouvernement américain. Facebook, c’est un outil de soft power encore plus efficace qu’Hollywood. En terme de souveraineté numérique, nous sommes une colonie des Etats-Unis. Dans le domaine du renseignement, nous dépendons de Facebook, donc des Américains. L’Europe a raté sa révolution numérique, et cela aura des conséquences sur l’état de la démocratie, de nos libertés et du régime politique.
Pensez à la campagne de Donald Trump, qui a basculé grâce à la technologie de la société Cambridge Analytica. Cette entreprise, sorte de régie publicitaire pour parti politique, cible les indécis susceptibles de basculer dans le camp Trump en fonction de leurs goûts, de leurs like et de leur profil (angoissé, colérique, révolté…) et les bombarde de vidéos, post et messages pouvant les convaincre. Ce trolling massif à destination d’un pro-marron peut aussi en convaincre certains de s’abstenir. Aujourd’hui, une élection ne se joue plus vraiment dans les journaux, mais sur Internet. Qui achemine le bon contenu à la bonne personne ? Facebook. Exemple : le site « F de Souche », qui prend un article de Libération sur les sauvetages de l’Aquarius et le met dans sa revue de presse pour exciter ses lecteurs identitaires. Les journaux ont, en quelque sorte, perdu le monopole du marketing de leurs propres contenus. Les réseaux sociaux, et surtout Facebook, s’en chargent.
Dans ce cas, quelles en seront les conséquences ?
La fachosphère est extrêmement puissante et plus expérimentée que les autres militants politiques : les identitaires, minoritaires dans les médias traditionnels, se sont retrouvés sur le net il y a bien longtemps. Ils en maîtrisent les codes. D’autres part, qui a accès, en Europe, à la technologie Cambridge Analytica (SLC) ? Les populistes d’extrême-droite : Steve Bannon (grand promoteur de Cambridge Analytica) a implanté un bureau à Bruxelles, il y fait du lobbying et ne jure que par Marion Maréchal Le Pen. Il a même participé à la campagne de Bolsonaro. Bannon et Robert Mercer, hommes d’affaires ultra-conservateur pro-armes et actionnaire de SLC, offrent les services de ces technologies à l’extrême-droite européenne, et seulement à elle !
Donc je résume : vous avez d’un côté une fachosphère puissante et compétente sur le web et, de l’autre, une technologie comme SLC, capable de cibler des internautes et d’orienter leur vote, qui est « aux mains », d’hommes d’affaires populistes acquis à la cause du RN… Voilà pourquoi je pense qu’en 2022, ou en 2027, Le RN a des chances de l’emporter. Je ne suis pas très optimiste sur ces questions, c’est vrai. Ca fatigue un peu mon entourage d'ailleurs (rire). La lueur d’espoir passe par un sursaut citoyen : il faut espérer que ces privations de libertés finissent par réveiller les consciences !