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La mémoire d’une utopie révolutionnaire juive : on a lu "Histoire générale du Bund"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La mémoire d’une utopie révolutionnaire juive : on a lu "Histoire générale du Bund" (marianne.net)
C’est portée par ce millénarisme laïque à base de marxisme qu’est née, à la fin du XIXe siècle, cette « union », ce Bund dont l’auteur nous rappelle que ses dirigeants osaient affirmer que le sionisme – l’établissement d’un État juif en Palestine – ne pouvait en rien être un remède à l’antisémitisme.
Il y a des défaites qui laissent des traces qu’on ne se lasse pas de revisiter. Ces occasions manquées sont des terreaux de nostalgie. C’est ce sentiment que suscite la lecture de la réédition bienvenue de l'« Histoire générale du Bund. Un mouvement révolutionnaire juif » (l'Échappée) d'Henri Minczeles.
L’Europe de l’Est, avec ses empires russe ou austro-hongrois aux frontières mouvantes, fut pendant des siècles le cœur du monde juif. Au sein des ghettos des villes ou des shtetls des campagnes vivaient, à la fin du XIXe siècle, une population estimée à 6 millions d’âmes dont la vie quotidienne était régulièrement rythmée par des pogroms. Dans Histoire générale du Bund. Un mouvement révolutionnaire juif (l’Échappée, 2022), Henri Minczeles rappelle que la misère dominait un peuple juif composé de quelques paysans, d’une classe ouvrière naissante, d’artisans à la peine, et d’une « masse d’individus sans perspective autre que celle d’essayer de survivre ».
Cette détresse juive a donné naissance à plusieurs formes de résistances : l’émigration vers l’Amérique, le sionisme, et l’espérance dans une révolution européenne capable d’émanciper les juifs en même temps que la classe ouvrière. C’est portée par ce millénarisme laïque à base de marxisme qu’est née, à la fin du XIXe siècle, cette « union », ce Bund dont l’auteur nous rappelle que ses dirigeants osaient affirmer que le sionisme – l’établissement d’un État juif en Palestine – ne pouvait en rien être un remède à l’antisémitisme. On ne peut comprendre l’audace de cette position sans le rappel historique, la contextualisation à la laquelle se livre avec brio Henri Minczeles qui, après avoir pris rang très jeune dans les dernières générations militantes du Bund, devint un spécialiste des communautés juives d’Europe orientale.
TRAHISONS
La mémoire de ce courant aussi singulier que le yiddish, ce judéo-allemand écrit en caractère hébraïque qui était l’idiome de onze millions de personnes à la veille de la Seconde Guerre mondiale, est ainsi réactivée. Comme ce qui fut leur pari, celui de cristalliser une autonomie nationale et culturelle à un peuple en diaspora sans pour autant se séparer des autres peuples, refusant de s’enfermer dans une construction étatique. Le succès fut au rendez-vous au point un temps d’être plus populaire que celui des partisans d’un « retour à Sion ». Mais le Bund n’a pas survécu, victime à la fois des trahisons de ses partenaires en révolution, et des massacres. La brutale irruption du mal avec son cortège de défaites a détruit méthodiquement l’espérance selon laquelle, malgré tout, même là où les juifs sont persécutés, un monde meilleur peut éclore.
Il y eut la trahison du pouvoir bolchevik qui « ne s’embarrassa d’aucun scrupule », liquida la branche russe du Bund qualifiée de mouvement « séparatiste, menchevik, petit-bourgeois ». La « lumière de l’Est », selon la formule de Romain Rolland, évolua d’abord en cauchemar bureaucratique puis en terreur stalinienne n’épargnant pas les « nationalistes bundistes ». Minczeles propose aussi le récit détaillé de ce que fut la vague antisémite dans l’Ukraine révolutionnaire où les pogroms étaient perpétrés autant par des hordes de Russes blancs que des anarchistes antisémites et des nationalistes ukrainiens, sous le regard complice de socialistes anti « judéo-bolcheviks ». Ce qui est décrit, c’est la violence qui balaya la branche ukrainienne du Bund dont les organisations d’autodéfense n’arrivèrent pas à défendre des juifs qui n’eurent pour ultime secours que l’Armée rouge.
Et pour finir, de la mer Baltique à la mer Noire, les armées nazies achevèrent Yiddishland, malgré la résistance héroïque de ses derniers militants lors de l’insurrection du ghetto de Varsovie préférant « mourir en combattant » plutôt que de se rendre. Minczeles rappelle « qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, 93 % du monde juif avait disparu ». Les tentatives de reconstituer en Pologne le Bund dès la libération se heurtèrent à de nouveaux pogroms. « Le chant du cygne » pour Minczeles. Il ne restait pour les rescapés que l’exil aux États-Unis ou en Israël. Il fut vécu comme la tragique sanction d’une expérience intellectuelle et militante en tout point passionnante que cette lecture sort de l’oubli.
Henri Minczeles, Histoire générale du Bund. Un mouvement révolutionnaire juif l’Échappé, 476 pages, 22 euros.