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    Les "fonds salariaux" : une idée socialiste à retenir ?

    Lien publiée le 18 novembre 2023

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Les fonds salariaux, une idée socialiste pour le XXIe siècle (1/3)

    En entonnant une vibrante Internationale après l’adoption du projet des fonds salariaux, les membres du plus grand syndicat ouvrier suédois, LO, ne s’y trompaient pas. Le syndicat, lié au parti social-démocrate, avait en effet formulé une proposition qui s’attaquait au cœur même du capitalisme, à savoir la propriété privée des moyens de production. L’idée était de socialiser en douceur l’économie via un système de transfert des actions des entreprises vers un fond détenu par les salariés. Bien que l’idée ne fût finalement pas adoptée, son concepteur, Rudolf Meidner, nous a laissé un travail précieux et une réflexion de premier ordre sur la façon dont les fonds salariaux devaient être conçus.


    LA SUÈDE D’APRÈS-GUERRE

    La Suède, démocratie libérale, fut gouvernée par les sociaux-démocrates sans discontinuation entre 1932 et 1976. Fondé originellement sur des principes marxistes, le parti social-démocrate suédois des travailleurs (SAP) a par la suite oscillé entre socialisme et libéralisme, et entre keynésianisme et laissez-faire. Dès son accession au pouvoir et son premier gouvernement dans les années 20, les principes marxistes furent mis de côté. Le parti enterra son programme de nationalisation en mettant plutôt l’accent sur la construction de l’Etat-providence et sur une politique redistributive. Ce paradigme changea avec la guerre. La Suède, non-belligérante mais encerclée par les forces nazies, introduisit une économie de guerre planifiée incluant des régulations, des rationnements, un contrôle des prix et des investissements.

    Cette expérience, qui élimina le fort taux de chômage de la période précédente, convainquit les dirigeants sociaux-démocrates de poursuivre une politique de forte intervention étatique dans l’économie. Ainsi, les années d’après-guerre furent marquées par la nationalisation de diverses industries et de banques. Le gouvernement prit une position centrale dans le développement économique et opéra une planification des investissements. Le plein-emploi, intégré dans les objectifs, fut maintenu de façon constante. Un « temps des récoltes socialistes » selon le mot de Myrdal, dans une Suède épargnée par la guerre qui profitait pleinement de la demande de biens d’une Europe en reconstruction. Cette période de forte croissance, de hausse des salaires, de balance commerciale excédentaire et de plein-emploi constant paracheva la transformation du pays en quelques décennies d’une nation agricole en une riche nation industrielle.

    Cette expérience, qui élimina le fort taux de chômage de la période précédente, convainquit les dirigeants sociaux-démocrates de poursuivre une politique de forte intervention étatique dans l’économie.

    RUDOLF MEIDNER, LE CONCEPTEUR DES FONDS SALARIAUX

    Rudolf Meidner (1914-2005) est né dans une famille de la bourgeoisie juive de Breslau, au sein de l’empire allemand (aujourd’hui Wroclaw en Pologne). Dès son adolescence, lecteur de Marx, Bebel et Kautsky, il développa une sympathie pour le socialisme, qu’il ne reniera jamais. Toutefois, il fut choqué par l’attitude des socialistes allemands de son époque, trop proches de la bourgeoisie. Le parti social-démocrate avait notamment interdit puis réprimé les manifestations du 1er mai 1929 à Berlin, faisant 13 victimes. La nature anti-démocratique de l’Union soviétique le repoussait de même, ce qui faisait de Meidner de ce temps-là un orphelin politique. Alors étudiant à Berlin, la montée du nazisme le poussa à fuir son pays en 1933, suite à l’ascension d’Hitler à la chancellerie et l’incendie du Reichstag. Après avoir hésité un temps à se rendre au Canada, il jeta son dévolu sur la Suède.

    Là-bas, il commença des études en économie où il eût notamment comme professeur Gunnar Myrdal, considéré comme un grand économiste pré-keynésien. Il obtint la nationalité suédoise en 1943 puis fut embauché deux ans plus tard au sein de la confédération syndicale LO (LandsOrganisationen) en tant que directeur de la recherche économique. Il avait enfin une position pour s’épanouir pleinement, intellectuellement et politiquement. En 1951, il présente avec son ancien élève et désormais co-directeur de la section de recherche de LO, Gustav Rehn, le rapport Le mouvement syndical et le plein-emploi. Rapport qui donna naissance au modèle Rehn-Meidner, considéré comme étant plus globalement la base du modèle suédois.

    LE MODÈLE SUÉDOIS

    L’inflation avait accompagné le développement du pays. Du point de vue des dirigeants syndicaux et sociaux-démocrates, elle risquait en se développant de saper la base de tous les efforts accomplis. Selon Meidner, l’inflation était causée par une hausse supérieure des salaires à la hausse de la productivité. Il fallait trouver une formule permettant de conjuguer le plein-emploi à la stabilité des prix. Ainsi, la proposition résultait en un « keynésianisme modifié » dans lequel la demande globale, à travers les mesures fiscales et monétaires, devait être stimulée à un niveau élevé mais tout juste inférieur à celui du plein-emploi, de façon à ne pas générer d’inflation. Les îlots de chômage restants devaient être ensuite éliminés par des politiques ciblées telles que des mesures de reconversion, de mobilité, de formation, des subventions pour les travailleurs handicapés ou âgés, etc.

    Le modèle suédois se caractérisait par deux piliers : le développement de l’Etat-providence, conduit par le parti social-démocrate, et la politique salariale égalitaire, conduite par le mouvement syndical. Sur le premier point, la Suède s’est distinguée par sa politique sociale généreuse correspondant à un niveau de dépenses publiques élevées, et à un niveau de taxe correspondant. Selon Meidner, l’argument selon lequel l’aide sociale universelle pouvait exercer une influence négative sur la productivité et la croissance pouvait être remis en question. Les aides sociales étant un investissement dans du capital humain, elles sont par conséquent hautement productives. Son jugement était toutefois plus sévère à l’égard de l’expansion du secteur public, qui représentait le tiers de la population active dans les années 80.

    Le second pilier du modèle suédois, sa politique salariale de solidarité, était fondé originellement sur le principe syndical du « à travail égal, salaire égal » indépendamment de la rentabilité de l’entreprise, de sa taille ou de sa localisation. Ce principe évoluera au cours des années 60 pour être remplacé par « salaire égal pour des emplois différents ». L’idée était de réduire l’écart de rémunération entre les différents secteurs de production en faveur des travailleurs à faibles revenus.

    La politique salariale était conduite à travers des cycles de négociation centralisés, mis en place à partir des accords de Saltsjöbaden en 1938 entre LO et la confédération patronale SAF. La particularité du modèle était que les deux organisations négociaient entre elles et établissaient un accord d’importance national, sans l’intermédiaire ou le chapeautage de l’Etat. Chose qui serait certainement inimaginable en France. Dans les années 50, les deux organisations affichaient des relations « pacifiques, presque amicales », ce qui étonnait les observateurs étrangers. Les relations entre les deux organisations se sont par la suite détériorées avec l’adoption du projet des fonds salariaux par LO.

    Hotel Saltsjobaden

    L’Hôtel où furent signés les accords, dans la localité touristique de Saltsjöbaden.

    Le modèle suédois eut un succès indéniable et remplit les objectifs qu’il s’était fixé. Le plein-emploi a été maintenu toute la période. Le taux d’activité – rapport entre le nombre d’actifs et l’ensemble de la population – a atteint un niveau record en Europe notamment grâce à une intégration des femmes bien plus rapide que sur le reste du continent. Le système avait assuré une hausse générale des salaires et de la productivité. Le système universel de protection sociale est devenu pour chaque individu « un réseau qui répondait à tous les besoins sociaux, du berceau à la tombe ». La Suède présentait la structure salariale la plus égalitaire des pays occidentaux, permettant notamment une forte réduction des inégalités salariales entre les sexes.

    Le modèle suédois se caractérisait par deux piliers : le développement de l’Etat-providence, conduit par le parti social-démocrate, et la politique salariale égalitaire, conduite par le mouvement syndical.

    Enfin, le pays s’affichait dans les premières places de toutes les études internationales en termes de qualité de vie et de bien-être. Ce qui est toujours plus ou moins le cas aujourd’hui, malgré quelques décennies de néo-libéralisme. Tous ces éléments donnaient à penser à Meidner que la Suède fut probablement le pays « le plus proche de l’idéal de la société sans classe ». Ce dernier a analysé les raisons profondes de la fin du modèle dans un texte bilan « Pourquoi le modèle suédois a-t-il échoué ? » (1993).

    Le modèle suédois possédait des caractéristiques particulières qui le rendent certainement intransposable. La Suède est un petit pays, de culture libérale mais avec une forte composante égalitaire. Toutefois, la proposition des fonds salariaux, qui, elle, a une portée universelle, a été à l’origine conçue comme une extension de la politique de solidarité salariale.

    L’IDÉE DES FONDS SALARIAUX

    La politique salariale de la Suède, qui visait à lier la rémunération à la nature du travail effectué et non pas à la capacité de payer de l’employeur, engendrait un effet pervers. D’un côté, les salariés des entreprises les plus rentables devaient pratiquer une modération de leurs revendications salariales. De l’autre côté, la rémunération des salariés des entreprises les moins rentables était favorisée, de façon à tendre vers la moyenne. La situation créait un manque-à-gagner pour les salariés des entreprises les plus rentables. Un « potentiel inutilisé d’augmentation des salaires » qui revenait in fine aux propriétaires du capital sous forme de profits supplémentaires. C’est au départ dans le but de régler le problème de ce « surprofit » que fut mis en place par LO en 1973 un groupe de travail présidé par Meidner, qui rendit son rapport pour le Congrès trois ans plus tard.

    Publié après d’intenses séances de débat syndical, le rapport, dont on peut consulter la version finale, envisageait la création de fonds salariaux afin de répondre à trois objectifs :

    1. Compléter la politique salariale de solidarité afin que la modération salariale des salariés des entreprises très rentables ne profite pas à ces dernières.
    2. Contrecarrer la concentration continue du capital privé.
    3. Renforcer l’influence des salariés sur le lieu de travail.

    La solution proposée était la création d’un système de participation collective aux bénéfices. Un système de fonds salariaux, financé par des paiements sous forme d’actions d’entreprises et gérés par des conseils d’administration dominés par les syndicats.

    Le système de fonds répondait au problème du manque-à-gagner salarial qui était généré par la politique de solidarité. Les entreprises concernées devaient verser 20% de leur bénéfice aux fonds, sous la forme d’actions. Ainsi, le surprofit généré dans les entreprises très rentables, dû aux effets de la politique salariale de solidarité, revenait non plus aux entreprises mais aux salariés via des fonds gérés par leurs représentants. Le système était habilement conçu d’une telle manière que plus les profits étaient élevés, plus la socialisation était rapide.

    Le plan était conçu pour répondre au besoin de démocratie économique qui s’était répandu dans la société. Revendication de la démocratie économique qui était par ailleurs présente dans la théorie officielle du mouvement social-démocrate. « C’est l’actionnariat qui décide, là est le pouvoir » disait Meidner. Il soutenait que la concentration du capital, des richesses, et du pouvoir entre un nombre de mains de plus en plus restreint était de nature antidémocratique. Dès le départ, l’aspect anticapitaliste de la proposition éclipsa le raisonnement originel qui était de compléter la politique salariale de solidarité, ce que Meidner sembla déplorer.

    Le plan était conçu pour répondre au besoin de démocratie économique qui s’était répandu dans la société.

    LE CONFLIT POLITIQUE ET L’ENTERREMENT DES FONDS

    Les choses ne se déroulèrent toutefois pas comme Meidner et son syndicat l’espérait. Le projet des fonds salariaux fût adopté par LO en 1976, mais son adoption provoqua immédiatement une crise politique entre le syndicat social-démocrate et son équivalent politique, le SAP. Une anecdote illustre cette prise de distance : Olof Palme, le chef des sociaux-démocrates, alors premier ministre, n’apprit l’adoption du plan par LO que le lendemain par le biais des journaux. Le plan apparaissait bien trop subversif pour le parti, qui défendait une forme de codétermination bien plus douce et bien moins conflictuelle. Le parti et le syndicat avaient évolué en sens tout à fait inverse. Au moment où le syndicat formulait une proposition révolutionnaire, le parti évoluait doucement vers le modèle néo-libéral. Tournant qui fut confirmé par la nomination de Kjell-Olof Feldt au ministère de l’économie en 1982.

    Dès la publication du premier rapport, la presse bourgeoise fut atteinte d’ulcère. Meidner y fut dépeint comme « l’homme le plus dangereux du pays ». Les syndicats patronaux considérèrent l’adoption du projet comme une rupture des accords de Saltsjöbaden. Toutefois, devant l’enthousiasme et l’insistance de LO, le SAP mis le projet des fonds salariaux à l’étude à la fin des années 70, en créant des commissions paritaires entre le parti et le syndicat. Et en prenant soin de s’assurer que les représentants du parti y seraient majoritaires. Enfin, après un interlude où le centre-droit avait gouverné, les dirigeants du SAP, une fois revenus aux affaires, lancèrent en 1984 le plan Edin, basé sur les résultats d’un groupe d’experts. L’idée des fonds salariaux y était reprise et modifiée en une version très édulcorée.

    Monica Quirico nota avec ironie – dans Frontier Socialism – Self-Organisation and Anti-capitalism (2021) – que le plan Edin représentait un « chef-d’œuvre de transformation des revendications subversives afin de les fondre dans la logique capitaliste ». Lucidement, elle ajoute « le centre-droit n’aurait jamais pu mener à bien une telle opération, seul un parti social-démocrate aurait pu le faire avec une telle maîtrise ». Dans le plan Edin, les fonds avaient pour objectif principal de complémenter le système de retraites, plutôt que d’être un outil de transfert de la propriété. Cinq petits fonds régionaux ont été créés, principalement financés par un impôt sur les bénéfices excédentaires.

    Même sous sa forme édulcorée, le fond continua à susciter la peur et le rejet radical de la part du centre et de la droite. L’opposition aux fonds salariaux, cette « agression socialiste », fut l’occasion de la plus grande manifestation de la droite de l’histoire du pays et rassembla 100 000 personnes à Stockholm en octobre 1983.

    Caricature

    Caricature représentant un entrepreneur visé par les fonds salariaux, à droite se trouve Meidner et Olof Palme.

    Le capital du fond était utilisé pour acheter des actions sur le marché boursier. Après sept ans d’existence, lorsque le projet fut supprimé par la droite, le total des actifs des fonds représentait moins de 5% de la valeur totale du marché boursier suédois. Un total loin d’être suffisant pour avoir une influence significative.


    Le projet des fonds salariaux porté par LO s’est finalement conclu par un échec, et est devenu par la suite très lointain, la Suède finissant par opter pour un modèle néo-libéral à partir des années 80. Toutefois les réflexions sur l’organisation et le fonctionnement des fonds, qui devaient servir de fondations à la démocratie économique, peuvent toujours nous servir de base de réflexions aujourd’hui. Suite dans la deuxième partie de notre dossier consacré aux fonds salariaux.

     

    Les fonds salariaux, schéma et organisation (2/3)

    Le projet des fonds salariaux, système de transfert des actions des entreprises vers un fond détenu par les salariés, fût adopté par le syndicat LO en 1976. Toutefois, la mise en place d’un tel système soulève un grand nombre de questions, auxquelles son concepteur Rudolf Meidner avait tâché de répondre de son mieux. Présentation de ses travaux sur le sujet.


    LES PRINCIPES DES FONDS SALARIAUX

    Premièrement, le système portait une particularité qui le différenciait d’un système de participation classique. Le système des fonds se voulait neutre en termes de prix, de coûts et de croissance des entreprises. Le transfert de la propriété devait ainsi se dérouler de la façon la plus indolore possible. Ainsi, contrairement aux effets que produisent une taxe sur les bénéfices, l’idée était que les fonds propres ne quittent jamais l’entreprise.

    Dans ce mécanisme, une entreprise située dans le champ d’application des fonds devait émettre et céder annuellement des actions aux fonds collectifs pour un montant équivalent à 20% du bénéfice réalisé. Aucune perte n’était à enregistrer pour les entreprises, ici seuls les actionnaires auraient subi une perte car leur part relative des actions se serait réduit progressivement.

    La croissance des actifs revenant au fond était ainsi reliée au bénéfice réalisé dans les entreprises. Une part de la croissance économique devait revenir aux salariés, non pas sous forme numéraire mais sous la forme stratégique des actions d’entreprise.

    Pour Meidner, l’idée d’une réquisition des moyens de production étant irréaliste, une socialisation en douceur était le seul moyen efficace de pouvoir contrer la concentration du capital. Il rejetait également l’utilisation des mesures fiscales afin de parvenir à cet objectif, la fiscalité n’étant pas prévu à ce but et ayant d’autres fins.

    Le pourcentage de 20% était fixé pour que la croissance du fond se réalise à une vitesse relativement élevée. Dans son modèle, et selon ses projections, si les fonds avaient été introduits en 1976, ils auraient possédé en 2005 43,5% du capital des entreprises suédoises, puis 50,6% en 2012. Cela en aurait fait de loin les principaux actionnaires de toutes les grandes entreprises du pays, et le second acteur économique de la scène nationale derrière l’Etat ! En 30 ans, des entreprises telles que Volvo et Ericsson auraient pu passer sous contrôle des fonds salariaux.

    LE CHAMP D’APPLICATION DES FONDS

    Dans la vision de Meidner, la propriété industrielle, bien que représentant seulement un sixième du capital total de la Suède, pouvait être qualifié de « capital stratégique ». À la différence par exemple du capital immobilier, les propriétaires du capital industriel déterminent en grande partie la vie économique et productive du pays. Ce capital social affecte tous les aspects de la vie de la société tels que l’emploi, les salaires, les équilibres économiques territoriaux, le commerce extérieur, etc. La question de l’actionnariat et de sa répartition était donc bien plus qu’une question de lutte contre les inégalités. Il s’agissait de faire en sorte que les salariés aient davantage de poids dans l’élaboration de la politique économique et industrielle.

    Les fonds salariaux devaient être créés dans les entreprises de plus de 100 salariés. Cette question du seuil de salariés minimal pour entrer dans le champ d’application des fonds fut l’objet d’âpres débats syndicaux. Certains membres de LO proposaient même d’y inclure toutes les entreprises, ce qui était impossible pour des raisons pratiques et politiques. Le seuil fut finalement fixé à 50 salariés dans la première mouture puis à 100 dans les versions suivantes, seuil que Meidner privilégiait.

    Dans tous les cas, notait-il, la question était celle de la masse critique de salariés travaillant dans des entreprises inclus dans le système des fonds. Les calculs indiquaient qu’avec un seuil minimal de 100 salariés, 0,8% des entreprises et 60,1% des salariés auraient été inclus dans le système. Avec le seuil de 50 salariés, ces chiffres auraient été respectivement de 1,7% et 66,8%. Dans les deux cas donc, la masse de salariés inclus dans le système était suffisante pour que ce dernier puisse avoir l’impact voulu en termes d’influence des salariés et de démocratisation des décisions économiques.

    Les entreprises publiques ainsi que les entreprises à but non lucratif étaient exclues du système. Les entreprises de type artistiques ou journalistiques devaient faire l’objet d’un questionnement ultérieur. Dans le cas des multinationales, les filiales d’entreprises suédoises situées à l’étranger n’étaient pas comprises dans le système tandis que les filiales d’entreprises étrangères situés en Suède l’étaient. Était prévu également un droit syndical permettant d’inclure certaines entreprises situées sous le seuil à la demande des salariés. Pour des raisons pratiques, le critère du nombre de salariés pouvait être complémenté par un critère portant sur le capital de l’entreprise. Le think-tank Intérêt général a également publié une intéressante note dans laquelle le critère du chiffre d’affaires est envisagé.

    À la différence par exemple du capital immobilier, les propriétaires du capital industriel déterminent en grande partie la vie économique et productive du pays.

    LA DÉMOCRATIE INDUSTRIELLE

    En détaillant l’organisation et l’administration des fonds, Meidner nous a donné la première mouture de ce qui devait être la base de la démocratie économique. La détention croissante d’actions par les fonds donne droit aux dividendes associées ainsi que le droit de nommer des membres du conseil d’administration dans chaque entreprise, selon la proportion d’actions détenues.

    Dans le schéma proposé, la décision de la nomination des membres des conseils d’administration dans chaque entreprise devait se dérouler à travers un processus démocratique répartit sur trois échelons. Au premier échelon, au niveau de chaque entreprise, les syndicats locaux auraient nommé les membres du conseil d’administration jusqu’au seuil de 20% du total des actions de l’entreprise détenues par les fonds. Une fois passé ce seuil de 20%, la nomination du reste des membres serait revenue à l’échelon supérieur.

    La question s’est posée de la forme que devait prendre l’échelon intermédiaire, régional ou sectoriel. Meidner trancha en faveur des fonds sectoriels, plus adapté à la structure de l’industrie et aux besoins d’informations et d’expertises. Ces fonds sectoriels auraient été chargés de nommer les membres du conseil d’administration lorsque le seuil de 20% d’actions détenus dans une entreprise était dépassé. Ils auraient été également chargés de fournir des conseils et une expertise aux salariés nommés dans les conseils. Les membres du conseil d’administration des fonds sectoriels devaient être nommés pour moitié par les syndicats des secteurs afférents et pour l’autre moitié par l’ensemble des syndicats, y compris les syndicats d’entreprise n’appartenant pas aux fonds. Il était prévu la nomination d’un ou deux représentants de la puissance publique parmi les membres des fonds sectoriels.

    L’idée était d’harmoniser les intérêts de classe des travailleurs, en mélangeant la provenance des salariés nommés dans les conseils d’administration, le but recherché étant de prévenir le développement d’intérêts particuliers d’un secteur de l’économie ou d’une entreprise individuelle.

    Enfin, le total des dividendes perçues grâce aux actions détenus devaient remonter à un fond central, qui se serait occupé de tâches administratives de réception et d’allocation des ressources. Les membres du fond central devaient être nommés par l’ensemble des syndicats, que ceux-ci furent présents ou non dans les entreprises inclues dans le système des fonds. C’est à ce niveau que devait être décidé de quelle façon les dividendes perçues devaient être redistribuées.

    Schéma des fonds

    Schéma d’organisation des fonds salariaux.

    Ainsi, le système est conçu comme une transposition de la démocratie représentative dans la vie économique. À travers les élections professionnelles, les salariés élisent parmi leurs collègues ceux qui les représenteront dans les conseils d’administration. Ceux-ci remplissent leur mandat en ayant accès aux conseils et aux expertises rassemblées au niveau des fonds sectoriels.

    La peur d’une bureaucratie, d’une domination exercée par les gros bonnets et la direction était exprimée fortement dans les réunions et débats syndicaux précédant l’établissement du plan. C’est pour y répondre qu’était donné une priorité aux syndicats locaux de chaque entreprise pour la nomination des membres du conseil d’administration, jusqu’au seuil de 20% du total des actions.

    Enfin, le fait que tous les syndicats nomment, pour moitié, les membres des fonds sectoriels, et pour la totalité, les membres du fond central, donnaient aux petits syndicats et ceux existants dans les petites entreprises une sur-représentation dans les instances. L’idée était d’avoir un mécanisme propre à contrer la domination des grandes centrales syndicales, et à s’assurer que la gestion des fonds soient profitables à tous les salariés, que ceux-ci soient sous la juridiction des fonds ou non.

    Meidner répondait aux critiques énonçant que son projet était un danger pour la démocratie. Les fonds n’auraient pas conduit à la fin de la « société ouverte » pas plus qu’ils n’auraient menacés l’économie mixte. La démocratie n’est pas menacée par une extension de la base de la prise de décision économique. Au contraire, les fonds permettant de lutter contre la concentration des richesses et du pouvoir, et de modifier la structure oligarchique de la propriété, la démocratie en serait sortie renforcée.

    Le système est conçu comme une transposition de la démocratie représentative dans la vie économique.

    UTILISATION DES DIVIDENDES

    Si la question de l’utilisation des dividendes devait se poser de façon plus concrète au moment de la mise en place, il était toutefois possible d’esquisser les grandes lignes qui devaient prévaloir.

    Tout d’abord, les revenus des fonds devaient servir à régler un problème d’ordre technique. Une entreprise procède parfois à de nouvelles émissions d’actions afin d’augmenter son capital social, ou de financer un plan d’investissement, ce qui a pour effet de modifier la répartition relative des actions entre les actionnaires. Dans ce cas, un droit préférentiel de souscription est réservé aux actionnaires déjà existants. Afin de faire en sorte que la part relative des actions revenant aux fonds ne se dégrade pas suite à une nouvelle émission d’actions, il était nécessaire de réserver une partie du revenu des fonds pour exercer ces droits préférentiels de souscription. Meidner prévoyait qu’à peu près la moitié du revenu des dividendes devait être utilisée à cette fin.

    Pour l’autre moitié des revenus, Meidner envisageait de grandioses projets. Tout d’abord, une part importante des revenus devait être réservée à l’augmentation des ressources syndicales, en termes de formation, d’éducation, de veille informative, de conseils, d’expertises, etc. Ces ressources devaient être particulièrement orientées vers les syndicats des petites entreprises afin que tous les salariés, y compris ceux d’entreprises hors du système des fonds, puissent profiter de ses revenus.

    Meidner déplorait le fait que les entreprises ouvraient et finançaient leurs propres écoles, tandis que le mouvement syndical était à la traine. Ainsi le revenu devait être utilisé de façon à financer de vastes programmes de formation, d’éducation, et de recherche, principalement orientés sur la théorie et la gestion économique, et sur le droit du travail. Il était évident de son point de vue que l’accès des salariés à la gestion économique devait être accompagné de grands efforts éducatifs afin de les rendre aptes à cette responsabilité. Le vieil adage « Le savoir, c’est le pouvoir » montrait ici toute sa pertinence.

    La recherche économique n’est pas exempte de jugement de valeurs, et les salariés devaient pouvoir disposer de leurs propres recherches et analyses économiques, en toute indépendance des entreprises et de l’Etat.

    Une autre idée fut plébiscitée par les membres de LO dans les sondages réalisés lors des discussions. Elle consistait à employer les revenus du fond à des fins d’expansion, en rachetant des actions sur les marchés ou en rachetant directement des entreprises. Il était également proposé que les revenus soient utilisés à des fins de politique industrielle, en aidant financièrement telle entreprise ou tel secteur.

    Dans tous les cas, il serait préférable que les fonds se montrent des actionnaires peu gourmands en dividendes exigées par rapport à leurs équivalents capitalistes, et ses objectifs doivent être limités selon ce critère. Mais ces questions deviendront plus concrètes si l’idée des fonds salariaux se concrétise un jour.

    Le revenu devait être utilisé de façon à financer de vastes programmes de formation, d’éducation, et de recherche.

    UNE ADAPTATION FRANÇAISE DES FONDS

    Dans la note d’Intérêt général publiée sur les fonds, l’idée proposée est que 60% des bénéfices seraient reversés en tant qu’actions aux CSE (Comités sociaux et économiques). Les titres acquis seraient cependant de type particulier et ne donneraient pas droit à dividende. La logique est de substituer progressivement les capitaux rémunérés individuels par des capitaux non rémunérés collectifs.

    L’idée de s’appuyer sur les CSE est excellente. Le taux de syndicalisation était dans la Suède des années 70 de plus de 70% quand il est de 10% dans la France actuelle. Le syndicalisme suédois avait une légitimité incontestable dans la représentation des salariés qui ne peut pas être la même dans notre pays. Ainsi les CSE offrent la position idéale pour servir d’organe de base à un système de fonds.

    La solution présente aussi l’avantage d’avoir, par rapport à la formule suédoise, un impact positif en termes de coût pour les entreprises. En effet, la substitution croissante des actionnaires classiques par un actionnaire ne demandant pas de dividende permettrait aux entreprises de conserver une part de plus en plus en grande des bénéfices dans leurs fonds propres.

    Cependant, la capacité des fonds à disposer d’un revenu issu des dividendes paraît une nécessité impérieuse. D’une part pour maintenir la part des titres détenus par les fonds en cas de nouvelles émissions d’actions. D’autre part pour répondre aux besoins de plus en plus croissants des salariés en termes d’éducation et de formation. Sans revenu, la croissance des fonds et sa bonne gestion seraient compromises.

    STRATÉGIE DES ENTREPRISES

    Il faut partir du principe que les entreprises chercheront à contrer le fond et à esquiver son principe. Elles essaieront certainement d’avoir le bénéfice le plus faible possible afin de limiter le nombre d’actions octroyées au fond. Les multinationales sont les cas les plus problématiques à ce niveau. Les dirigeants de multinationales peuvent jouer sur les règles pour pouvoir déclarer tel bénéfice dans tel pays. Par exemple en jouant sur les prix de leur commerce interne, ou par le biais des taux d’intérêt fixés pour les opérations de prêt au sein d’un groupe.

    Pour contrer cela, Meidner estimait que les règles de calcul pour estimer le bénéfice, et donc les dotations aux fonds, ne devaient pas forcément être les mêmes que les règles fiscales. Pour les multinationales il proposait deux solutions, la première était le calcul d’un bénéfice standard, qui aurait correspondu à la même proportion du bénéfice totale du groupe que la part de la société suédoise dans l’activité totale du groupe. La seconde solution était de fixer un niveau minimum garanti de bénéfices, si le niveau n’était pas atteint l’entreprise devait justifier devant des arbitres indépendants le niveau exceptionnellement bas de leur bénéfice en Suède, et dans le cas contraire, la norme se serait appliquée automatiquement.

    Avec le développement des réseaux internationaux « d’optimisation fiscale » les possibilités des multinationales sont de nos jours bien plus grandes pour esquiver les bénéfices et donc les dotations au fond. La réflexion mérite certainement d’être plus poussée sur ce point, mais du reste, ce sont les mêmes problèmes qui se posent aux autorités fiscales actuelles. Les entreprises ne manqueront pas de créativité et de trouvailles pour contrer une mise en place des fonds salariaux, auxquels il faudra trouver des parades le moment venu.

    Meidner fonds

    Rudolf Meidner dans son bureau.

    LES CRITIQUES DES FONDS

    Globalement, deux types de critique vont se développer contre les fonds salariaux. D’un côté, la critique révolutionnaire, qui estimait que la société devait être changée de fond en comble, en une seule fois et de manière décisive, et que les fonds instituaient une forme de collaboration avec le capital. De l’autre côté, les forces socialement conservatrices, qui répugnaient à un changement si important et désiraient le statu quo. Au-delà, des critiques plus précises furent formulées.

    Le fait que toutes les entreprises n’étaient pas incluses dans le système amenaient certains à penser que les fonds ne bénéficieraient pas à tous les travailleurs et échoueraient en ce sens à développer l’influence globale des salariés, certaines catégories restant sur le carreau. Il est vrai que les salariés de ces entreprises ne bénéficieraient pas directement des fonds, mais ils en bénéficieraient de façon indirecte.

    Tout d’abord, comme on l’a vu précédemment, les mécanismes démocratiques étaient réalisés de façon à rendre présents les représentants élus des salariés des petites entreprises dans les conseils d’administration des fonds et des entreprises.

    Avec le développement des fonds salariaux au sein des grandes entreprises, qui bien souvent « contrôlent » le marché et imposent leurs conditions aux entreprises plus petites du même secteur, c’est le cœur du capitalisme qui était visé, et le centre du pouvoir économique. Ainsi, on peut dire que l’influence globale des travailleurs en aurait été accrue, et que cela aurait profité à tous les travailleurs en tant que classe.

    Un autre élément avancé pour répondre à ces critiques est le fait que la mobilité au travail est aujourd’hui très accrue. Le même salarié peut faire une partie de sa carrière dans une petite entreprise et une autre partie dans une grande entreprise qui serait sous la juridiction des fonds. Le point important est qu’il faut déterminer les critères du champ d’application des fonds de façon qu’une majorité assez large de salariés soit inclue dans le système.

    Une autre critique sérieuse est que les fonds peuvent nuire à l’investissement en faisant fuir le capital-risque et en sapant la volonté d’investir des entreprises. Pour Meidner, s’il n’était pas improbable que le cours des marchés boursiers baisse suite à l’introduction des fonds, les craintes d’une diminution de l’offre de capital-risque étaient considérablement exagérées. De plus, l’offre de capital-risque ne concernait qu’une part modeste du financement des entreprises. Meidner était profondément convaincu que l’établissement des fonds serait bénéfique pour les investissements et le développement des entreprises à long-terme. À notre époque, à l’heure des délocalisations, du capitalisme à dominante financière et de ses implications court-termistes, on peut aisément imaginer que les salariés auraient eu effectivement une meilleure gestion des entreprises…

    Toutefois, une grève de l’investissement de la part des entreprises était un risque plus sérieux, notamment en cas d’introduction des fonds dans un climat de fort désaccord politique. Les premières années suivant l’introduction seraient certainement critiques. Dans ce cas, ce serait au gouvernement de prendre les mesures de politique industrielle et fiscale afin de casser la grève de l’investissement qui pourrait se profiler.


    La vie d’éventuelles fonds salariaux ne sera pas un long fleuve tranquille. Les réflexions sur son organisation et sur les parades à prévoir pour protéger les fonds méritent certainement d’être plus poussées dès à présent. Mais l’idée des fonds salariaux résout déjà certains problèmes d’ordre théorique, ce que nous verrons dans notre prochain article. 

    Les fonds salariaux, aboutissement de la théorie socialiste (3/3)

    Après avoir vu l’histoire et l’organisation des fonds salariaux dans les deux premières parties de notre dossier, l’aspect plus théorique de la proposition est ici abordé. En effet, des questions se posent. Des fonds salariaux peuvent-ils supprimer le capitalisme ? Quelle différence avec le système de participation gaullien ? Quelle idéologie peut être rattachée aux fonds ? Réponses et analyses.


    LES EFFETS ATTENDUS DU PLAN

    Tout d’abord, il faut noter que là où les actionnaires capitalistes classiques ne mettent l’accent que sur le profit, il est probable que des fonds salariaux intègrent d’autres éléments dans leur politique. Meidner soulignait qu’une plus grande harmonie entre la politique industrielle étatique et les entreprises serait possible, car il était politiquement plus soutenable d’accorder des subventions à des entreprises gérées par les fonds.

    Il est même permis de pousser la spéculation plus loin. À terme, une fois que les fonds auront atteint une certaine dimension critique, l’arbitrage entre la consommation et l’investissement, les décisions en termes d’emplois, de temps de travail, de salaires, de qualité de la production, de management, etc. ne seront plus laissées à la seule discrétion de la classe capitaliste mais reviendraient à la société. La plus-value prélevée par la classe capitaliste sur la classe des travailleurs se réduirait à des proportions marginales. L’établissement des fonds tendrait vers une plus grande harmonie sociale et environnementale. Il est à noter que Meidner faisait à ce titre preuve d’une conscience écologique, furtive mais présente, dès son rapport de 1976.

    Ici, ce sont uniquement les grands collectifs de travail, qui fonctionnent déjà de façon impersonnelle, qui sont restitués à la société. Les petites entreprises ne sont pas inclues dans le plan, de sorte que rien ne puisse heurter les consciences.

    Par son emprise de plus en plus grande sur le système de production, et par la concentration des capitaux qu’ils opèrent, les fonds conduiraient à une certaine dose de planification de type non-étatique dans l’économie. Peu à peu, entre les entreprises détenues par les fonds, des logiques de coopération remplaceront les logiques de concurrence. Toutefois, les fonds ne supprimeront l’économie de marché ni au niveau national, ni au niveau international.

    La montée en puissance économique des travailleurs, introduite par le système des fonds, renforcerait en toute probabilité leur puissance politique et la graverait dans le marbre. Il est même possible d’imaginer que cela conduirait in fine à des changements institutionnels et constitutionnels, dans un sens plus démocratique.

    Ici ce sont uniquement les grands collectifs de travail, qui fonctionnent déjà de façon impersonnelle, qui sont restitués à la société.

    Serait-ce la fin du capitalisme ? Non, car tant qu’un pays est inséré dans le commerce international (et il serait une folie d’en sortir), il doit se soumettre à un certain degré aux exigences que le marché impose. Les conditions du commerce international sont en surplomb sur toutes les économies, bien que cela peut être régulé via des politiques protectionnistes. Le principe de la plus-value capitaliste pourrait bien être supprimé dans un pays donné, il n’en reste pas moins que, via le commerce international, des marchandises issues de l’exploitation continueraient à circuler dans son économie.

    Ainsi il s’agit de bien se représenter la tâche que représente la sortie du capitalisme, qui, il faut bien le dire, paraît impossible. Nous ne pourrons affirmer être sortis du capitalisme que le jour où des fonds salariaux (ou systèmes équivalents) seront devenus majoritaires dans une masse critique de pays, et lorsque les fonds de ces différents pays auront établis des accords de coopération et/ou de fusion, augurant une vaste réforme du système commercial et financier international.

    FONDS SALARIAUX ET PARTICIPATION GAULLIENNE

    Dans les années 60 et 70, l’idée d’un mécanisme opérant un transfert de la propriété avait essaimé dans plusieurs pays européens. En France, elle prit la forme de la participation gaullienne. Son concepteur, Marcel Loichot, a développé ses vues dans son ouvrage Le système pan-capitaliste (1966). Son principe général était de chercher une troisième voie entre le capitalisme et le système communiste soviétique. Dans son système, l’augmentation du capital résultant des bénéfices devait être partagée sous forme d’actions pour moitié aux actionnaires existants et pour l’autre moitié aux salariés ayant dix ans d’ancienneté dans l’entreprise, cela proportionnellement aux salaires perçus. Ainsi, selon les prévisions de l’époque, au bout de 25 ans, la majorité des actions aurait été détenue par les salariés. Qu’un homme de droite, polytechnicien et industriel, ait pu dénoncer « l’exploitation de l’homme par l’homme » ou « le petit nombre qui détient les moyens de production tandis que la grande masse du peuple subit une véritable aliénation » nous apparaît très étonnant, mais cela était représentatif de la puissance politique générale des travailleurs, qui influait sur l’ensemble de la société.

    Toutefois, le système de Loichot souffrait de graves défauts. L’attribution individuelle des actions aux salariés, l’importante ancienneté dans l’entreprise exigée, et la proportionnalité des actions versées aux salaires individuelles, étaient de nature à créer de graves déséquilibres à long-terme. Déséquilibre entre les salariés eux-mêmes, de nature à créer des jalousies, mais plus grave encore, des déséquilibres économiques géographiques et territoriaux importants entre les zones les plus productives et celles qui le sont moins.

    Meidner se montrait très critique envers les systèmes individualisés de participation ou les plans d’actionnariat salarié. Les déséquilibres induits entre les salariés étaient absolument contraires aux principes du syndicalisme suédois et de sa politique salariale de solidarité. Cela était pour lui de nature à ruiner la cohésion de classe des travailleurs et à les intégrer dans le système capitaliste. Toutefois, un système de participation tel que De Gaulle et Loichot l’avaient imaginé – qui a été torpillé par la suite – aurait été certainement plus favorable aux travailleurs, ceci compte tenu de tous les effets contraires, que le système actuel.

    Qu’un homme de droite, polytechnicien et industriel, ait pu dénoncer « l’exploitation de l’homme par l’homme » nous apparaît très étonnant.

    LES FONDS SALARIAUX, DERNIER MOT DU RÉFORMISME RÉVOLUTIONNAIRE

    Bon syndicaliste, Meidner indiquait dans son rapport que « la question de savoir quelle étiquette idéologique doit être attachée au système des fonds est pour nous une question secondaire ». Toutefois, il indiquait que sa proposition était de nature « réformiste » et selon la méthode des « utopies provisoires ». Selon cette méthode, aucun pas ne doit être fait dans l’inconnu, chaque pas ne doit être fait que lorsque le terrain semble solide. L’approche globale de Meidner, et particulièrement sa proposition des fonds salariaux, est à classer dans la tradition du réformisme révolutionnaire, chère à Jean Jaurès.

    Meidner fonds

    Rudolf Meidner à gauche, lors d’un débat syndical.

    Les fonds salariaux, par les voies légales et démocratiques, attaquaient le cœur du système capitaliste et la source des privilèges modernes. Le tranquille et puissant syndicat social-démocrate, qui n’avait aucun problème à entretenir des relations cordiales avec le patronat dans les années 50, a formulé dans les années 70 la proposition certainement la plus révolutionnaire qui n’ait jamais été formulée.

    Il y a des leçons à tirer de ce fait. On a bien trop longtemps cru, et peut être certains le croient encore, que la disparition du capitalisme résulterait de son effondrement, d’une crise finale d’où sortirait la victoire des travailleurs et l’établissement d’une nouvelle société. Cette vision du marxisme standard était un singulier contre-sens. L’accroissement du niveau de vie dans les années d’après-guerre et la puissance des organisations ouvrières a produit en Europe une hausse continue des exigences politiques de la classe des travailleurs. Le continent s’est radicalisé dans un sens socialiste jusqu’aux années 70, début du retournement.

    Ainsi la défense des intérêts immédiats des travailleurs en termes de politique générale se conjugue à l’objectif lointain de socialisation des moyens de production. Comme le notait De Gaulle, amer et lucide, lui qui s’était affronté à cette radicalisation socialiste en 1968 : « Chacun ressent ce qui lui manque plutôt que ce qu’il n’a ». En quelque sorte, Keynes conduit à Marx.

    LA SOCIÉTÉ PROPRIÉTAIRE PLUTÔT QUE L’ÉTAT PROPRIÉTAIRE

    La proposition des fonds salariaux est dans l’ordre pratique l’aboutissement de la théorie socialiste. Il est à ce titre frappant de constater la parfaite continuité entre le programme publié par le journal La Réforme en 1843 et l’idée des fonds salariaux :

    « Les travailleurs ont été esclaves, ils ont été serfs, ils sont aujourd’hui salariés ; il faut tendre à les faire passer à l’état d’associés.

    Ce résultat ne saurait être atteint que par l’action d’un gouvernement démocratique. […]

    C’est à l’Etat de prendre l’initiative des réformes industrielles propres à amener une organisation du travail qui élève les travailleurs de la condition de salariés à celle d’associés. »

    L’idée des fonds salariaux se situe dans la tradition du socialisme démocratique, non-violent, et légal. Elle résout le problème complexe, qui s’est posé dès le départ, en ce qui concerne la forme que devait prendre la socialisation des moyens de productions.

    Pierre Leroux, un des pères fondateurs du socialisme, affirmait dans ses débats avec Proudhon que « la socialisation des moyens de crédit et de travail au profit de tous » faisait partie des « principes élémentaires du socialisme » et que les propriétés parasitaires ne devaient pas être « saisies et partagées » mais « rachetées ». L’idée était à l’époque celle d’utiliser la puissance publique à des fins de nationalisations, mais également dans le but de créer des coopératives de production, des « ateliers sociaux » destinés à contrer la propriété capitaliste par l’établissement d’une propriété collective ouvrière.

    L’idée était sur la bonne voie et le principe des coopératives de production est toujours aujourd’hui une excellente chose. Cependant, la limite est que ces coopératives ne peuvent atteindre une dimension et une masse critique générale dans l’économie afin de pouvoir la faire basculer vers un autre système. Ces coopératives de production, sauf exceptions, se situent dans le rang des petites et moyennes entreprises, et sont condamnées à se plier aux règles du marché.

    Les travailleurs ont été esclaves, ils ont été serfs, ils sont aujourd’hui salariés ; il faut tendre à les faire passer à l’état d’associés.

    Louis Blanc, un autre grand du socialisme originel, protestait contre la formule de l’Etat propriétaire, qui conduirait à « l’absorption de l’individu » pour lui préférer la formule de la société propriétaire. « Différence énorme, affirmait-il, et sur laquelle nous ne saurions trop insister », tant la chose lui allait de soi. Son camarade Pierre Leroux positionnait de même le bon socialisme dans un équilibre entre l’individualisme et le « socialisme absolu ».

    Jaurès précisera par la suite cette vision juste mais quelque peu brouillonne : « Que le patron s’appelle État ou Schneider, c’est toujours la même dépendance et la même misère, et si l’organisation socialiste devait être l’extension du patronat actuel de l’État, des services publics tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui, elle ne serait qu’une immense duperie. Ce n’est pas en devenant patron que l’État réalisera le socialisme, mais en préparant l’abolition complète du patronat, aussi bien du patronat d’État que du patronat des particuliers, […] le socialisme ne sera pas plus le fonctionnarisme que la multiplication des monopoles. ». Les expériences communistes du 20e siècle ont par la suite confirmé toutes ces vues.


    À notre époque du triomphe de l’individualisme, où les ouvriers rêvent bien plus de s’enrichir par les paris sportifs ou les crypto-monnaies que par la lutte collective, l’idée des fonds salariaux peut rencontrer un certain écho. Il est ici proposé aux salariés de devenir l’égal, de façon collective, des Elon Musk et des Bernard Arnault. Il est de nos jours certainement bien plus porteur de parler à leur sentiment de puissance plutôt qu’à leur sentiment de solidarité et de charité. L’idée des fonds salariaux est passablement inconnue à l’heure qu’il est. Si l’on veut qu’elle devienne une hypothèse crédible un jour, il ne tient qu’à nous de la faire connaître et de la propager dans les syndicats, les partis, les associations, et autour de soi.