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    Marx et le spectre de l’antisémitisme

    Lien publiée le 21 janvier 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://comptoir.org/2024/01/15/marx-et-le-spectre-de-lantisemitisme/

    Une petite musique grince dans le débat public. L’antisémitisme serait aujourd’hui de gauche. On le relie alors le plus souvent au fantasme de l’islamo-gauchisme. D’aucuns prétendent que cet antisémitisme serait presque consubstantiellement lié à la gauche. Ils invoquent alors les heures sombres de l’Union Soviétique ou, encore, s’inventent un Marx antisémite. La principale pièce versée à ce dossier est « Sur la question juive », parue en 1843. Mais cette instruction trop rapidement menée ne démontre-t-elle pas surtout l’inculture et la mauvaise foi de certains commissaires politiques médiatiques ?

    Le contexte de la publication de Sur la question juive

    Éditions La Fabrique, 160 p.

    Après 1815 et le congrès de Vienne, les pays de la Sainte-Alliance rétablissent la notion d’État chrétien et abolissent les mesures qui ont normalisé la situation des juifs durant la domination française outre-Rhin. Des manifestations antijuives éclatent en Allemagne dans la décennie qui suit (en 1819 en Bavière, par exemple).

    En 1840, l’affaire de Damas agite l’opinion publique allemande. On y retrouve tous les classiques de la judéophobie, treize juifs étant accusés d’avoir assassiné un moine chrétien pour un rituel.

    Sans atteindre les niveaux de ce qu’on peut alors trouver en Russie, on est dans donc dans une période de forte judéophobie dans les territoires germanophones. Dans ce contexte, la prise de position de Karl Marx s’avère d’autant plus courageuse.

    En 1843, Marx a vingt-cinq ans. Il débute à peine sa carrière. Il travaille depuis deux ans à la Gazette rhénane, qui d’ailleurs vient de se saborder pour ne pas se compromettre. Il ne collabore avec Engels que depuis un an.

    Le père de Marx, juif issu d’une famille de rabbins, est devenu avocat grâce à la législation française sous l’Empire. En 1817, avec la fin du libéralisme civil, il doit se convertir au luthéranisme pour poursuivre sa carrière, sans que l’on puisse dire formellement quelle est la part de nécessité ou de conviction dans cet acte. Peu croyant, il est probable qu’Heinrich Marx ait vécu cet acte avec une certaine formalité. Cette conversion n’apparaît ni comme un événement ni comme un tabou dans l’histoire familiale.

    Marx et la publication de Sur la question juive (1843)

    Quand Marx écrit Sur la question juive, ce n’est pas qu’il pense qu’il existerait une « question juive » (ou un « problème juif »). Le titre de son opuscule provient du fait qu’il est une réponse à La Question juive, de Bruno Bauer (1843).

    Pour Marx, la réflexion sur les juifs y est une sorte d’étude de cas pour illustrer une réflexion plus générale sur la question du rapport à l’État, sa nature, sur la question de l’émancipation politique et son articulation avec le social, par exemple avec ses analyses sur la Déclaration des Droits de l’Homme. Marx n’y montre aucune obsession pour la question juive, mais l’intègre dans une réflexion politique plus générale.

    Les Éditions Sociales, 258 p.

    Marx s’oppose fondamentalement à Bauer sur trois points en ce qui concerne la question juive :

    1. Pour Bauer, les juifs doivent renoncer à leur religion pour accéder à la citoyenneté : pour Marx, au contraire, ce n’est pas incompatible. Marx s’oppose à l’anticléricalisme bourgeois ou aux combats idéalistes contre les religions (idée contre idée). Il refuse le fait que le juif doive cesser d’être juif pour pouvoir être émancipé.
    2. Pour Bauer, les juifs s’excluent volontairement de la société. Ils cultivent leurs singularités et sont en partie responsables des oppressions qu’ils subissent. Pour Marx, au contraire, la situation des juifs et les discriminations dont ils sont l’objet sont le résultat d’une situation sociale d’ensemble qu’ils subissent.
    3. Bauer analyse le juif réel à partir de la religion juive. Pour Marx, il faut à l’inverse partir du juif réel pour comprendre ensuite les fondements de sa religion. C’est le début de son renversement de la dialectique hégélienne, pour aller d’une dialectique idéaliste vers une dialectique matérialiste. Ce faisant, Bauer parle d’un juif intemporel, quand Marx met en avant diverses manières d’être juif, selon les situations sociales : « Considérons le juif profane réel et non pas le juif du sabbat comme le fait Bauer, le juif de tous les jours. Ne cherchons pas le secret du juif dans sa religion, mais cherchons le secret de sa religion dans le juif réel. »

    Marx parle à nouveau de la situation des juifs dans La Sainte famille (1844), une fois de plus pour les défendre. Il appelle « sous-développés » les États qui n’ont pas émancipé les juifs. En 1843, il soutient d’ailleurs une démarche de juifs en vue de l’égalité civique.

    Pour éviter toute équivoque complotiste, on se permet de préciser qu’on ne trouve pas un mot de fond sur les juifs dans Le Capital (Les rares mentions, qui se comptent sur les doigts d’une main dans l’ensemble des livres du Capital, sont réduites à des figures littéraires). Ils n’y sont en rien assimilés au capitalisme.

    Les héritiers de Marx face à l’antisémitisme

    Friedrich Engels (1820-1895)

    Dans l’immense correspondance du jeune Engels, on trouve deux ou trois phrases qui témoignent de préjugés judéophobes : c’est un fait regrettable qu’il est inutile de nier. Mais Engels prend aussi parti, encore étudiant, pour l’émancipation des juifs. Plus tard, il écrit : « l’antisémitisme est la marque d’une culture arriérée. » Il se moque de ceux qui pensent que les juifs sont tous de riches banquiers, alors que la plupart vivent dans la misère. Mais c’est dans une lettre du 19 avril 1890 que son propos se fait le plus clair : « l’antisémitisme n’est donc rien d’autre que la réaction développée par des catégories sociales issues du Moyen-Âge et en train de couler par le fond, pour protester contre la société moderne essentiellement constituée de capitalistes et d’ouvriers salariés, et pour cette raison, derrière un camouflage socialiste en apparence, il ne sert que des objectifs réactionnaires. C’est une sous-espèce du socialisme féodal, et nous n’avons strictement rien à voir avec ça. » Non seulement Engels rejette l’antisémitisme, mais il fait même des antisémites les alliés objectifs du capitalisme.

    De son côté, la fille cadette de Marx, Eleanor (Tussy), donnera des conférences en Yiddish.

    Quant à Lénine, il écrit en 1913 que la « nation juive » est « la plus opprimée et la plus traquée ». Dès 1917, la législation discriminatoire contre les juifs est abolie en Russie et l’élection de Sverdlov à la présidence de la République des Soviets est évidemment un camouflet pour les Blancs antisémites. D’ailleurs, aux classiques de l’antisémitisme va s’ajouter désormais : « les juifs contrôlent les bolcheviques. »

    La fabrique d’un Marx antisémite

    Si les textes comme les faits démentent la réalité d’un Marx antisémite, comment expliquer qu’une telle fable ait pris corps ? On peut mettre en avant un faisceau de raisons.

    « L’antisémitisme est la marque d’une culture arriérée. » Friedrich Engels

    La traduction française est souvent fautive. Le terme « Jüdel », employé par Marx, désigne celui qui parle le yiddish. En français, il est parfois traduit par « youpin » [!]. Quand, par exemple, Marx écrit « richtige Jidche » dans une lettre, le traducteur n’écrit pas « petit juif typique », mais « youpin tout craché ».

    Le retour de l’antisémitisme en Union soviétique, par cycles, à partir des années 1930, Marx étant assimilé à l’URSS, explique également certains préjugés à son égard.

    Hannah Arendt (1906-1975)

    Les « nouveaux philosophes » (et certains libertaires) mènent des charges violentes contre Marx dans les années 1970 et plus particulièrement d’ailleurs, contre Sur la question juive. Même les antimarxistes, comme Hannah Arendt, reconnaissaient auparavant que Marx ne peut être taxé d’antisémitisme. Mais pour Bernard-Henri Lévy, Bruckner ou Glucksmann, il s’agit d’effacer la lutte des classes et les luttes anti-impéralistes au profit d’un clivage humanitaire, de remplacer les approches sociales par des approches culturelles, bref de revenir au juif de Bauer, un juif culturel, intemporel…

    Si Sur la question juive fait l’objet d’attaques virulentes, ce n’est d’ailleurs pas seulement pour la question juive. Certains cherchent à démontrer qu’on y trouve la matrice des totalitarismes en raison des propos de Marx sur l’État et sur le rapport du politique et du social (pour l’essentiel, au prix d’interprétation erronée).

    Enfin, bien évidemment, Marx reste un homme de son temps et oui, certaines de ses phrases peuvent gêner. Le jeune Marx n’a pas encore abouti dans sa réflexion sur la théorie de la valeur et il cède parfois à l’assimilation juif/argent. À la différence de l’Europe de l’Est, en Rhénanie, les juifs sont essentiellement urbains, ce qui peut renforcer chez lui la reprise de ce préjugé.

    Mais ces rares phrases ne constituent pas le ressort du raisonnement. Elles sont davantage des illustrations, une « banalité littéraire » (Zygmunt Bauman) que l’on retrouve (trop) communément dans les productions de l’époque.

    Cela ne l’excuse en rien. Mais il est assez stupéfiant que quelques phrases soient montées en épingle et effacent tout l’essentiel et la masse de son propos. Marx, en son temps, est une des personnes les plus ouvertes et les plus favorables envers les juifs.

    Retour vers notre futur

    Éditions La Découverte, 2011, 358 p.

    Il est indéniable qu’il existe des antisémites à gauche et peut-être, même si c’est plus discutable, un antisémitisme de gauche. Ce type de dévoiement est un effondrement moral pour ceux qui le portent. Il est aussi une sottise stratégique, participant à brouiller les lignes.

    « Le jeune Marx n’a pas encore abouti dans sa réflexion sur la théorie de la valeur et il cède parfois à l’assimilation juif/argent. »

    Car l’ennemi, c’est un système économique d’exploitation, pas une communauté quelconque.

    Mais certaines relectures à rebours de l’histoire provoquent une inversion stupéfiante. Depuis plus de cent-cinquante ans, la gauche, et plus particulièrement les communistes, se sont au contraire distingués par leur combat contre l’antisémitisme. Ils n’ont évidemment aucun blanc-seing à en tirer. Mais ils n’ont pas à avoir honte de leurs héritages.

    Peut-être même pouvons-nous trouver des armes pour les combats de notre temps dans l’analyse de leurs luttes.

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