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Distinguer l’intelligence de l’artificiel
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://lvsl.fr/distinguer-lintelligence-de-lartificiel/
L’intelligence artificielle (IA) fait l’objet d’une médiatisation sensationnaliste. Chez les techno-solutionnistes de la Silicon Valley, on y voit la promesse d’une « humanité augmentée ». Chez leurs opposants, on redoute parfois la concurrence entre intelligence humaine et artificielle. Ces mythes sont battus en brèche par Anne Alombert, maîtresse de conférences à l’Université Paris 8, dans Schizophrénie numérique : La crise de l’esprit à l’ère des nouvelles technologies (Allia, 2023). Elle rappelle l’irréductibilité de l’intelligence humaine à un système de traitement de données. Selon elle, la crainte d’un remplacement des hommes par les machines détourne des vrais problèmes politiques. Recension.
« Rien ne nous caractérise davantage, nous, les hommes d’aujourd’hui, que notre incapacité à rester spirituellement up to date par rapport au progrès de notre production. » En 1956, Günther Anders faisait du progrès technologique une nouvelle manière de se rapporter au monde, marquée par une « obsolescence » proprement humaine, une « a-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit ».
Un tel « décalage prométhéen » n’aura pas manqué d’interpeller l’observateur contemporain. À l’heure du développement des large langage models (dont ChatGPT), il est devenu commun, notamment dans les discours des magnats de la Silicon Valley, de mettre en concurrence intelligences humaine et artificielle. Un discours que les médias s’empressent souvent de reprendre sans distance critique suffisante.
C’est à Friedrich Hayek et Herbert Simon que l’on doit la popularité de l’analogie trompeuse entre le cerveau et la machine dans les sciences économiques et sociales, faisant de l’intelligence une simple affaire de traitement de données.
Or tel est justement le constat que tente de nuancer la philosophe Anne Alombert dans son ouvrage Schizophrénie numérique. Il ne fait pas de doute que les promesses des nouvelles technologies semblent coïncider avec la « destruction progressive des facultés de penser, par une industrie numérique qui fait des énergies psychiques sa première source de profit économique ». En témoigne la parution simultanée en 2019 des ouvrages du chercheur en intelligence artificielle Yann Le Cun Quand la machine apprend. La révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond et du neuroscientifique Michel Desmurget, La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants.
Mais selon la maîtresse de conférences à l’Université Paris 8, cet état schizophrénique – dont l’ambiguïté réside en particulier dans le terme « d’intelligence artificielle » – procède en réalité d’une idéologie solidement ancrée et incorporée à ces outils numériques, qui suggère que la notion de progrès suivrait le seul récit prôné par les entreprises américaines qui dominent aujourd’hui le secteur du numérique.
Les technologies numériques sont ainsi le produit d’un courant cognitiviste et comportementaliste, inspiré par les œuvres de Friedrich Hayek, économiste pionnier du néolibéralisme et d’Herbert Simon, théoricien de l’IA et inspirateur de l’économie comportementale. C’est à ces auteurs que l’on doit la popularité de l’analogie trompeuse entre le cerveau et la machine dans les sciences sociales et économiques modernes, faisant ainsi de l’intelligence une simple affaire de traitement de données. Or, s’appuyant en cela sur la philosophie de Bernard Stiegler et d’André Leroi-Gourhan, Anne Alombert rappelle que l’esprit est bien davantage une construction collective qu’une substance individuelle. L’intelligence procède ainsi d’une activité qui « suppose toujours des corps vivants et un milieu technique pour s’exercer ».
Bien plus, la circulation des esprits suppose « un double processus d’intériorisation psychique et d’extériorisation technique : les expériences se sédimentent dans les supports de mémoire, se conservent dans l’espace et dans le temps et resurgissent dans le présent à travers leur réactivation par les individus vivants ». Les supports techniques sont ainsi porteurs d’une « fonction télépathique », que Bernard Stiegler appelait « rétentions tertiaires », entendues comme sédimentations conscientes et inconscientes accumulées dans l’histoire et qui vont servir de support à la constitution des savoirs, des expériences individuelles et des institutions qui forment le corps social dans son ensemble.
Or en incorporant des règles comportementales dans le design et dans la diffusion de l’information, ces nouvelles technologiques de l’information ne s’adressent plus à des citoyens conscients. En réduisant le numérique à des techniques persuasives (la « captologie » de B.J. Fogg par exemple) qui tendent à capter l’attention pour mieux la commercialiser ou en facilitant la diffusion à grande échelle de fausses informations, ces technologies débouchent tout droit vers une « industrialisation des esprits ».
La schizophrénie numérique dénoncée par Anne Alombert ne doit cependant pas conduire à diaboliser toute forme de technologie. En tant que supports de notre mémoire collective, les outils techniques et singulièrement les outils numériques ne sont pas seulement des moyens mais aussi le milieu perceptif et social dans lequel nous vivons en tant que tel, milieu que nous devons nous donner pour tâche de transformer. En guise de proposition, elle se réfère par exemple aux initiatives de recherche-action, dont l’une des illustrations actuelles se trouve dans le cadre de la clinique contributive de Plaine Commune qui vise à placer les populations d’un territoire donné au cœur de la production des savoirs (ici les pédopsychiatres, les parents et les enfants face aux écrans).