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    Arguments pour en finir avec l’euro

    Lien publiée le 11 avril 2014

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    (Mediapart) À l'approche des élections européennes, deux livres plaident pour l'éclatement de la zone euro – seule manière, aux yeux de leurs auteurs, de rompre avec les cadres actuels de l'UE, et de retrouver des marges de manœuvre économiques. Premier intérêt : ces ouvrages se réapproprient un sujet monopolisé par le Front national dans les médias, pour tenter d'en faire l'un des axes d'une politique de gauche.

    Depuis le surgissement de la crise en Europe, c'est devenu un sous-genre éditorial en soi : les livres qui prédisent l'éclatement de la zone euro se multiplient. Ils sont écrits par des fédéralistes déçus (La Fin du rêve européen, de François Heisbourg chez Stock), des élus souverainistes en campagne (L'Euro, les banquiers et la mondialisation, de Nicolas Dupont-Aignan, éditions du Rocher) ou des économistes majoritairement classés à gauche (Désobéir pour sauver l'Europe, Steve Ohana, chez Max Milo, Sortons de l'euro!, Jacques Nikonoff, chez Mille et une nuits, ou encore Faut-il sortir de l'euro, Jacques Sapir, au Seuil). 

    À l'approche des élections européennes, les éditions des Liens qui libèrent font coup double, avec deux publications qui tentent de démontrer à peu près la même chose, s'en prenant au tabou suprême : il faut en finir avec l'euro, pour mener une politique économique de gauche en France. Faisant le constat d'une « mort clinique de l'euro », les quatre journalistes auteurs de Casser l'euro jugent qu'il serait vain de « vouloir absolument le maintenir en vie artificiellement ». Sur un registre plus musclé – et plus ambitieux –, Frédéric Lordon, directeur de recherches du CNRS et blogueur vedette sur le site du Monde diplomatique, dénonce La Malfaçon à l'origine des déboires français, et propose de récupérer la « souveraineté politique ».

    Ce foisonnement éditorial, avec des livres souvent très documentés, prouve-t-il que certaines digues sont en train de se fissurer ? Que les rapports de force évoluent ? Les déçus de l'euro sont en tout cas de plus en plus nombreux. « Les gens sont en train de piger », estimait le démographe Emmanuel Todd dans un récent article du Monde.

    De là à plaider pour la fin de l'euro ? L'état alarmant de l'Union – près de 26 millions de chômeurs dans l'UE, des pays comme la Grèce et le Portugal assommés, et l'horizon bouché – explique sans doute en partie ces glissements. « À partir d'un certain seuil (…), la détresse de millions de chômeurs et de nouveaux pauvres nous a semblé peser davantage dans la balance que la volonté farouche, inaltérable, d'aller au bout du projet engagé dix ans plus tôt », écrivent les auteurs de Casser l'euro

    L'évolution est nette, sur fond d'aggravation de la crise sociale : ce n'est plus seulement la gestion de la crise de la zone euro qui se trouve sous les feux de la critique, mais le bien-fondé de la monnaie unique en soi. « Ni crime ni faute en soi, l'euro a été prématuré dans sa conception et contrefait dans sa mise en œuvre, conduisant l'Union européenne et les peuples de ses États membres dans une impasse qu'il est facile de décrire, mais dont il est difficile de se dégager », résume François Heisbourg, qui tente d'articuler, dans son essai, défense de l'Union et sortie de l'euro, au prix de certaines acrobaties. Même la banque suisse UBS a pris le temps de s'intéresser à la manière dont les unions monétaires, au fil de l'Histoire, sont mortes, dans une étude récente qui n'est pas passée inaperçue.

    C'est une chose de reconnaître les manquements et les coûts politiques de l'euro – c'en est une autre de plaider pour sa dissolution, propositions concrètes à l'appui. Ce débat, longtemps étouffé, pourrait gagner en intensité lors de la campagne des élections européennes. En 2011, Jacques Sapir regrettait cette « particularité franco-française », qui consiste à refuser tout débat sur les vertus de la monnaie unique : « L'euro c'est la religion de ce nouveau siècle, avec ses faux prophètes aux prophéties sans cesse démenties, avec ses grands prêtres toujours prêts à fulminer une excommunication faute de pouvoir en venir aux bûchers », s'emportait l'économiste rattaché à l'EHESS. Depuis, la donne semble avoir – un peu – évolué, comme le laisse entendre ce regain d'activité éditorial.

    À la veille d'une élection clé pour l'Europe, ces textes, par-delà leur intérêt très variable, présentent un mérite immédiat. Ils s'emparent à bras-le-corps d'un sujet sulfureux, quasiment monopolisé, dans les médias grand public, par le Front national, pour en faire – du côté des économistes critiques en tout cas – l'un des axes d'une politique « de gauche » à réinventer. Frédéric Lordon, qui s'était déjà beaucoup battu, en 2011, pour que la gauche n'abandonne pas au parti de Marine Le Pen le concept compliqué de « démondialisation », consacre ainsi, dans son dernier livre, un chapitre entier à « ce que l'extrême droite ne nous prendra pas ». 

    À ce sujet, l'économiste ne retient pas ses mots – durs – contre une frange de la gauche critique française (par exemple au sein d'Attac ou des « économistes atterrés »), qui se refuse à défendre une sortie de l'euro, « terrorisée à la pensée du moindre soupçon de collusion objective avec le FN, et qui se donne un critère si bas de cet état de collusion que le moindre regard jeté sur une de ses idées par les opportunistes d'extrême droite conduit cette gauche à abandonner l'idée – son idée – dans l'instant : irrémédiablement souillée ». Et de conclure : « À ce compte-là bien sûr, la gauche critique finira rapidement dépossédée de tout, et avec pour unique solution de quitter le débat public à poil dans un tonneau à bretelles. »

    Ces différents essais prouvent donc à ceux qui en doutent encore, que l'on peut parler contre l'euro, sans reprendre pour autant les thèses du Front national. Et l'éternel argument de l'apocalypse (pour le dire vite : sortir de l'euro serait un réflexe simpliste d'apprentis sorciers, qui ne manquerait pas d'ouvrir une nouvelle crise majeure sur le continent) semble désormais un peu court pour convaincre tout à fait. Il va falloir accepter, de part et d'autre, le débat de fond. Argument contre argument. Quoi qu'on pense de l'euro et de son avenir, c'est une bonne nouvelle. Car on le sait depuis qu'on a lu André Orléan : débattre de la monnaie, c'est débattre d'un des fondements de ce qui fait société.

    De la monnaie unique à la monnaie commune

    Quelles sont les grandes lignes du raisonnement, dans Casser l'euro ? Premier constat : la zone euro patauge dans la crise. La monnaie unique a aggravé les disparités au sein de l'eurozone, et l'Europe du Nord bloquera tout projet de transfert budgétaire massif vers l'Europe du Sud, seul mécanisme qui permettrait de gommer ces « hétérogénéités ». Vu l'esprit des traités, et le poids de l'ordo-libéralisme allemand à Bruxelles, le statu quo actuel, et les rustines qui permettent à l'euro de tenir malgré tout, finiront tôt ou tard par envoyer les pays dans le mur.

    Deuxième énoncé (qui mériterait en soi des heures de débats) : le fédéralisme pourrait être une solution vertueuse au marasme ambiant, mais « il apparaît aujourd'hui hors de portée »« fruit d'un travail nécessairement long et vaste (qui) ne concorde pas avec l'urgence de la crise ». D'autant que « les électeurs et les gouvernements n'y consentent pas »« Les fédéralistes préfèrent s'enferrer dans leur idéal inatteignable, plutôt qu'affronter un réel insupportable », tranchent les auteurs. Exit les ardents fédéralistes type Daniel Cohn-Bendit ou Guy Verhofstadt. 

    Conclusion : il ne reste plus qu'à plaider pour le passage d'une « monnaie unique » (l'euro) à une « monnaie commune ». Voici donc le retour à des monnaies nationales – franc, drachme, mark, etc. – mais qui ne pourraient fluctuer entre elles que dans une certaine proportion, évoluant sur le marché des changes de part et d'autre d'un cours pivot de référence. Le grand come-back du système monétaire européen ? C'est tout le problème: le SME, mis en place en 1979, a multiplié les ratés, piégé par les pressions des marchés et des spéculateurs (voir les dévaluations chaotiques du franc au début des années 1990).

    C'est ici qu'on appelle Frédéric Lordon à la rescousse, qui, dans La Malfaçon, affirme avoir trouvé la parade, pour ne pas retomber dans les travers du SME d'antan. Il propose que cette convertibilité des monnaies nationales se fasse à un seul guichet, celui de la Banque centrale européenne (BCE). Mécaniquement, cela supprimerait tout marché des changes intra-européen. On en reviendrait à un guichet unique, censé provoquer à lui seul une certaine stabilité, et contourner les logiques de marché. Ce serait donc le retour à un contrôle strict des capitaux. Une manière de « réajuster dans le calme les changes intra-européens », écrit Lordon, qui entrevoit, enthousiaste, « la possibilité du découplage de la politique monétaire d'avec les marchés obligataires ». 

    Chez Lordon, l'entreprise ne s'arrête pas là. La dissolution de l'euro serait le point de départ d'une rupture plus vaste avec une Europe qu'il juge « structurellement de droite ». Parmi les mesures fracassantes pour rompre avec « une forme douce, juridiquement correcte, de dictature financière » (comme l'inscription de la « règle d'or » dans les traités) : défaut sur la dette souveraine et dévaluation (dans le cas de la Grèce), mais aussi nationalisation du secteur bancaire, « démocratie locale du crédit », contrôle des capitaux et « renationalisation » du financement des déficits publics (via l'épargne des ménages, pour éviter une dépendance des États aux marchés). Bref, une révolution.

    On connaît, à ce stade, les mises en garde des défenseurs de l'euro. Première d'entre elles : les dettes des États et des ménages vont exploser. Si le retour à l'euro-franc s'accompagne d'une dévaluation massive pour doper l'économie française, le poids des dettes risque, en effet, de grimper d'autant. Faux, écrivent nos auteurs. À les lire, il suffira à l'État en question de basculer le libellé de sa dette en monnaie nationale, sans que la manœuvre n'affecte la valeur nominale de la dette. Au nom de sa souveraineté monétaire, un État pourrait décider qu'une dette d'un euro équivaudrait tout simplement à une dette d'un euro-franc. Le tour est joué.


    Le raisonnement tient jusqu'à un certain point : encore faut-il que ces dettes aient été contractées sous droit français. C'est ce qu'avait découvert à ses dépens, peu après la crise de 2001, le Trésor argentin, qui n'avait pu annuler une partie de sa dette, contractée sous droit new-yorkais (et qui lui vaut encore aujourd'hui des procédures en justice). Pour savoir comment une sortie de l'euro pèserait sur le poids de la dette, il faut donc regarder dans le détail des contrats, pays par pays… L'affaire est loin d'être simple.

    D'après les auteurs de Casser l'euro, pour la France, 93 % des OAT (les emprunts d'État de base) sont « made in France » (d'après des chiffres de la Banque des règlements internationaux). Ce serait donc jouable côté français. Mais, à l'échelle de l'Europe, ils avancent tout de même le chiffre de 300 milliards d'euros de dettes qui seraient problématiques (contractées sous un droit étranger). Pas de quoi se réjouir. Sauf, bien sûr, à coupler la sortie de l'euro avec des défauts massifs des États en question – ce qui aurait pour avantage de régler une bonne partie du problème à court terme.

    « Miracle politique européen »

    Autre inconnue : sortir de l'euro doit permettre à l'État de retrouver des marges de manœuvre, à commencer par une politique de change. La priorité, c'est de dévaluer, pour stimuler les exportations. Certes. Mais sommes-nous certains des effets positifs et durables d'une dévaluation compétitive sur l'économie ? L'interrogation est vive, en Grèce par exemple, où le tissu industriel est défait, l'appareil d'État paralysé, et l'ensemble de l'économie est à réinventer. Une dévaluation seule n'y produirait sans doute pas des effets majeurs

    Et après tout, si tout le monde dévalue en même temps, et dans tous les sens (ce qui n'est pas le scénario retenu par les auteurs des livres évoqués ici, mais ce scénario ne peut être exclu), cela pourrait aussi desservir l'ensemble des économies européennes, au bout du compte. « Tout cela fleure bon les années 1930, lorsque les pays à économie de marché s’étaient avérés incapables de s’entendre, ce qui avait conduit chacun à mener une politique de dévaluation compétitive et de repli protectionniste : l’effet fut d’amplifier la dépression générale et de l’étendre quasiment au monde entier »s'inquiétait en début d'année la revue Vacarme dans un texte sur l'Europe. 

    La facture énergétique des Européens menacerait, elle aussi, de s'envoler (puisqu'elle est libellée en dollars, pour les Européens). Les auteurs de Casser l'euro ne le nient pas. Tout au plus précisent-ils que la hausse de la facture ne serait pas aussi importante qu'on ne le pense (une dévaluation de 25 % entraînerait une hausse de 6,25 % des prix à la pompe, selon les calculs de Jacques Sapir). À chaque fois, les partisans d'une sortie de l'euro reconnaissent de véritables risques liés à la sortie de l'euro, mais s'en tiennent à l'argument suivant : ces risques seront fortement amortis si l'on se prépare à une sortie de l'euro, inévitable à leurs yeux, plutôt que l'on ne la subit. Et au bout du compte, ces risques et surcoûts ne pèsent pas lourds, si on les compare aux coûts des solutions qui permettront de préserver l'euro. On a connu arguments plus mobilisateurs, mais la logique se tient.

    Autre point délicat, à la lecture du livre de Frédéric Lordon : à force de critiquer l'échelon européen, qu'il abhorre, l'économiste tend à sérieusement idéaliser le niveau national. On le cite : « La solution nationale a pour propriété que les structures institutionnelles et symboliques de la souveraineté y sont toutes armées et immédiatement disponibles, c'est-à-dire instantanément réactivables, robuste vertu pratique en situation d'urgence extrême. » Et plus loin : « Personne n'a dit, ni ne dira, qu'une lutte ouverte au niveau national serait facile. Ce qui est certain en revanche, c'est qu'elle sera plus facile » – en particulier parce que le retour au national revient à « déconstitutionnaliser le problème », en « envoyant promener les traités ».

    L'argument se tient, mais l'affaire n'est sans doute pas aussi évidente. Les rapports de force seront-ils automatiquement plus favorables à l'échelon national, pour défendre les idées de cette gauche critique ? Vu l'état de déliquescence des institutions en France, l'organisation de la Ve République, et le niveau du débat sur les questions économiques, il est toutefois permis d'en douter.

    On peut même aller plus loin : il se forme parfois, au sein du parlement européen, des majorités de gauche plus radicales, sur certaines questions décisives (voir le rejet du traité ACTA, ou le travail de la commission « libertés civiles » sur l'espionnage américain) que celles que l'on observe à Paris. Même la commission européenne s'est mise à s'inquiéter, depuis la fin d'année dernière, de l'ampleur des déséquilibres… de l'économie allemande. De ce point de vue, la gauche critique aurait alors tout intérêt à investir, de manière pragmatique, tous les échelons – locaux, nationaux, européens – pour mener la bataille politique…

    Et si l'on ne peut qu'être d'accord avec l'économiste, lorsqu'il dénonce, non sans un certain humour, « l'illusoire réalisation d'un fantasme de mouvement social de masse européen impeccablement coordonné, qui plus est couronné par une combinaison de serment du Jeu de paume et de Nuit du 4 août monétaires qui accoucheraient en un week-end historique d'une nouvelle architecture européenne toute armée », on ne voit pas très bien pourquoi ce scénario a davantage de chance de se réaliser à l'échelon français…

    On en revient à ce que François Heisbourg désigne comme le « miracle politique européen » du moment : « Malgré cinq ans de chômage, de délocalisations, d'impuissance des nations et des institutions européennes, et de déresponsabilisation des politiques par rapport aux technocrates, les électorats européens ont été d'une patience d'ange. Ni victoire des extrêmes, ni coup d'État, ni campagne terroriste. Au pire, de très dures émeutes à Athènes, et plus souvent les sympathiques sit-in des "Indignados" espagnols et de grands défilés de protestation pacifique un peu partout. »

    Casser l'euro pour sauver l'Europe, Franck Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger, Béatrice Mathieu, Laura Raim, Éditions Les Liens qui libèrent, 19 euros.

    La Malfaçon – Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Éditions Les Liens qui libèrent, 20,50 euros.