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Écrire au nom de ceux qui n’écrivent pas: Les enfants vont bien (P.O.L., 2019) de Nathalie Quintane
La grande période électorale est derrière nous. Une fois tous les cinq ans, les citoyennes et citoyens deviennent – un peu – les décideurs de leur propre destin : nous nous prêtons aux rituels institutionnels, avec la sensation d'avoir enfin l'emprise sur les aspects fondamentaux de notre existence. Mais la séquence est brève ; on nous invite déjà à revêtir l'ancien habit de spectatrices et spectateurs passifs/ves. C'est là tout le problème du parlementarisme capitaliste et de son concept phare de représentation : à force de déléguer nos pouvoirs politiques, nous acceptons leur atrophie complète, et nos représentant-e-s finissent par usurper le peu de capacités d'action et de parole que nous avons en tant qu'individus. Quelle chance, au fond, que ces retournements n'aient lieu qu'en politique ; rien de tel n'arrive dans la littérature… Sauf quand les écrivain-e-s se positionnent en tant que porte-parole d'un collectif, qu'il s'agisse de leur classe, leur genre ou leur communauté (voire même d'un groupe auquel ils/elles n'appartiennent pas). Or, la littérature, si engagée soit-elle, reste un medium de privilégié-e-s. Pour être écrivain-e, encore faut-il avoir du temps, ainsi qu'un certain nombre de compétences pour bien écrire – sans évoquer les aléas de l'édition. Faire de la « grande littérature » est une affaire d'élite. Pour cette raison, la décision de parler pour les autres – d'écrire au nom de ceux qui n'écrivent pas – pose d'épineux dilemmes éthiques, que chaque auteur-e résout comme il/elle l'entend. En apprenant que la poétesse Nathalie Quintane a dédié l'un de ses livres récents aux réfugié-e-s, nous nous sommes demandé, avec un peu de méfiance, à quoi cette œuvre pouvait bien ressembler. Car, après tout, les textes de Quintane sont publiés chez P.O.L. – cette maison d'édition qui, puisqu'elle promeut l'expérimentation, nous a offert les livres les plus abscons et « l'art pour l'art » de ces dernières années. Pourtant, l'auteure s'en sort bien mieux qu'un certain nombre de députés dans son projet de faire entendre les membres de notre société qui se retrouvent privés du droit de parole. Dans Les Enfants vont bien (P.O.L, 2019), elle réussit à rendre manifeste l'exclusion sociale des réfugié-e-s, sans faire entrer en jeu ses propres présupposés, ni romancer les voix de ceux et celles que l'on n'entend jamais – et dont le texte montre le silence.
« La majorité de nos concitoyens éprouvent, semble-t-il, une relative indifférence (quand ce n'est pas de l'hostilité) à l'égard de réfugiés qui, par petits groupes errants et épuisés, traversent nos villes. Sans doute n'ont-ils pas encore compris que tel était le sort assigné, à plus ou moins court terme, à tous ceux qui ne sont pas assez vigoureux et fermes pour être en "tête" ». La visée engagée du texte de Quintane est annoncée explicitement dans la préface. On se rappelle ici Kafka et sa définition d'un bon livre qui, comme une hache, doit briser la mer gelée qui est en nous. Mais comment faire ? Quintane ne construit pas d'intrigue, ni de récit fictif. Elle met en scène non pas les réfugié-e-s, mais les discours – réels – que d'autres instances formulent à leur égard. Textes législatifs, allocutions politiques, paroles des membres de réseaux associatifs, avis de citoyen-ne-s lambda : chacun, ici, aura son mot à dire. Dans ce flot de paroles écrites et prononcées, Quintane choisit des phrases, parfois des citations plus longues, qu'elle découpe et ré-arrange, de sorte à ne laisser qu'un seul fragment par page. Extraites de leur contexte habituel et largement environnées par l'espace blanc, les mots résonnent avec une acuité nouvelle. Page gauche : « notamment en dotant les forces de l'ordre de nouvelles capacités d'investigation dans le cadre de la retenue pour vérification du droit ». Page droite : « électrocuté par l'arc électrique de 25 000 volts généré par une catenaire ». Page gauche : « et quelquefois ils sont à l'hôtel depuis 15 ans, ce n'est pas normal évidemment », page droite : « afin de limiter la durée effective de la retenue ». Page gauche : « Ce qui monte, c'est l'exaspération des braves gens, de ces gens bien élevés qui n'en peuvent plus. » ; page droite : « où le taux de mortalité reste relativement constant, autour de 1 pour 40 ». En confrontant ces différents discours, Quintane nous fait comprendre que le respect de la vie humaine s'est éclipsé derrière la gestion policière, la déshumanisation administrative et les poncifs sur la sécurité et l'ordre public. C'est là toute la finesse de ce travail : l'auteure ne parle pas au nom et à la place des réfugié-e-s (en inventant des dialogues, des scènes, des personnages), mais montre, précisément, l'absence de leur parole – les seules voix qui les défendent sont celles des assistants sociaux et des bénévoles, qui feront part de leur action au quotidien. Quintane rappelle qu'au sein de notre démocratie, des stratifications rigides séparent les citoyen-ne-s des étranger-e-s, les individus « libres et égaux » de ceux qui sont privés non seulement de nécessités primaires, mais également du droit de parler et d'être écoutés, ainsi que d'exister dans l'espace culturel et symbolique sans être réduits à un enjeu électoral de l'extrême droite.
L'absence de marques littéraires traditionnelles, dans Les enfants vont bien, peut perturber. Si À la ligne de Joseph Ponthus, dont nous avons précédemment parlé, tient à la fois d'un long poème et d'un roman, le livre de Quintane n'est, en définitive, ni l'un ni l'autre. Pourtant, cette création possède quelques antécédents. Le choix de transformer des textes administratifs ou politiques en objets littéraires remonte au modernisme américain – l'auteure cite, d'ailleurs, Charles Reznikoff et son Témoignage (1965), ce long poème documentaire qui interroge la société états-unienne par la reformulation des textes d'archives judiciaires. Plus récemment encore, la poétesse Vanessa Place publiait Tragodia : Statement of facts (2010), une compilation de comptes rendus de tribunal sur les affaires de harcèlement et de violences sexuelles. Certes, il ne s'agit pas de la lecture la plus divertissante : mais elle nous fait entendre la cruauté de la novlangue bureaucratique, dont la neutralité n'est que superficielle. Notons que la panoplie de langages produits par l'appareil de l'État est un objet de fascination pour de nombreux auteur-e-s contemporain-e-s. On pense ici à tel chapitre de L'Extension du domaine de la lutte (1999) de Houellebecq, qui glorifie les notices administratives du ministère de l'Agriculture, ou au Roi pâle (2011) de l'écrivain américain David Foster Wallace, qui montre l'univers bizarre d'Internal Revenue Service – le système fédéral de collecte d'impôts sur le revenu. On pourrait reprocher à Nathalie Quintane de se dissimuler derrière la manipulation avec les textes et les discours, de préférer un jeu avant-gardiste et ironique à l'expression directe de sa position. Un refus de s'engager, en somme. Effectivement, du fait de son étrangeté formelle, ce livre manquera, peut-être, d'atteindre le grand public. Cité-e-s par l'écrivaine, les auteur-e-s anonymes de telle ou telle remarque au sujet des réfugié-e-s (« Ma voisine voulait en accueillir. Tu te rends compte, 100 hommes, pas une femme, ni un enfant. Elle n'a qu'à ouvrir une maison close »), n'apprendront probablement jamais que, grâce à l'écrivaine, ils/elles font désormais partie de la littérature française. Pourtant, on reconnaît au texte de Nathalie Quintane trois avantages. D'abord, celui de réconcilier l'écriture expérimentale et les enjeux concrets de notre société ; ensuite, celui de toucher le lecteur en évitant le pathétique facile. Enfin, celui de rapprocher ces deux milieux qui se recoupent si peu : d'une part, le monde de P.O.L. avec son audience branchée et intello ; d'autre part, le monde des centres d'accueil, des préfectures, de la Cour nationale du droit d'asile – et des personnes qui passent par ces institutions.