[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Agenda militant

    Newsletter

    Ailleurs sur le Web [RSS]

    Lire plus...

    Twitter

    La métropole en guerre contre les quartiers populaires

    Lien publiée le 22 septembre 2019

    Tweeter Facebook

    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://blogs.mediapart.fr/scopfair/blog/200919/la-metropole-en-guerre-contre-les-quartiers-populaires

    Faut-il Zader le Grand Paris, comme Paul Delouvrier dans les années 1960, pour en finir avec la spéculation immobilière ? Alors que le prix moyen du mètre carré à Paris est de 10 000€, c’est l’ensemble de l’agglomération parisienne qui est victime des investisseurs. Ses quartiers populaires se gentrifient, repoussant lentement et toujours plus loin les populations les plus fragiles..

    Le mot “Gentrification” vient de l’anglais “gentry” noblesse sans titre, lui-même issu du français “genterie”, de gent l’ancien singulier de gens, du latin gensgentis. Il pourrait aussi se traduire par un “gentil embourgeoisement des quartiers populaires”, si cet embourgeoisement n’était en réalité ni gentil, ni bobo, ni bohème. Le phénomène de gentrification n’est pas nouveau, il côtoie aujourd’hui le processus de métropolisation, tous deux tiennent de la libéralisation de l’économie, la dérégulation du foncier. La métropole du Grand Paris n’y échappe pas. Ce mois-ci s’ouvre le Campus universitaire Condorcet à Aubervilliers, rassemblant une dizaine de grandes écoles et d’universités quittant le centre de la capitale. Avec elles s’annoncent la transformation des quartiers alentours et l’arrivée progressive d’une population d’étudiants et de chercheurs dans les logements encore abordables en Seine-Saint-Denis, écartant les populations fragiles qui y vivent. Prises dans ce processus de gentrification, celles-ci sont repoussées toujours plus loin, loin des centres, des équipements, des bassins d’emplois… accentuant ainsi les inégalités, la ségrégation sociale et le sentiment de déclassement.

    “ Etre pauvre à Paris, c'est être pauvre deux fois. ” écrit Emile Zola dans La Curée (1872). La maxime demeure d’actualité : Paris et sa métropole constitue un territoire très inégalitaire. Le prix de l’immobilier a triplé en vingt ans alors que le revenu disponible des ménages n’a progressé que de 40%. Le logement constitue le principal poste de dépenses. Loyers et remboursements d’emprunt immobilier engloutissent les revenus et creusent toujours plus le fossé entre les populations aisées (propriétaires qui tirent profit du capital) et classes populaires (locataires dont le loyer augmente progressivement). D’un côté, 15,6 % de la population vit sous le seuil de pauvreté en Île-de-France, et le nombre de ménages concerné par les loyers impayés a bondi de 23% entre 2006 et 2013. De l’autre, 20 à 25% des logements du centre de Paris ont été transformés en résidence secondaire ou en location touristiques de courte durée. De plus, le Brexit, avec le retour des expatriés, produit une pression nouvelle sur la ville. (Londres, avec 350 000 français serait la 5e ville tricolore)

    La gentrification des quartiers populaires signifie l’exclusion des populations les plus fragiles, jeunes et retraités, immigrés, travailleurs précaires, familles monoparentales, sans diplôme ou sans papiers, adultes handicapés, familles nombreuses… Tous sont potentiellement touchés par ce fossé géographique qui les éloigne des transports de qualités, des écoles prisées, des équipements culturels et de nombreux services publics. Leur disparition des centres urbains se fait lentement, en silence, de manière presque invisible. La gentrification comme la métropolisation de l’agglomération parisienne n’est ni une fatalité, ni une évolution “ naturelle ” de la ville. Pour y pallier, peut-on remettre en cause la politique d’attractivité de la Métropole Parisienne ? L’immobilier et le foncier doivent-il être régit par l’offre et la demande ? Comment réguler la pression du libre marché sur le logement ? En bref, comment éviter la gentrification d’une Métropole qui ne fait qu’ajouter des inégalités à la pauvreté ?

    Des “ jours heureux ” à la “ Métropole attractive ”

    La construction de la Métropole du Grand Paris est un renversement complet de la politique d’après-guerre, la recherche de l’intérêt général, inspirée par le programme du Conseil national de la résistance, il y a 75 ans. Adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944, le programme des “ jours heureux ” donnait de l’élan “ pour mobiliser les ressources immenses d’énergie du peuple français, pour les diriger vers l’action salvatrice dans l’union de toutes les volontés". Entre 1944 et 1952, dans un pacte politique entre les gaullistes et les communistes, le programme se mettait en place avec la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes de retraite, l’amélioration des systèmes d’éducation et de santé, etc. Ce projet a permis de créer de l’abondance, de la prodigalité, de construire une société plus égalitaire et de servir l’intérêt général.

    Dès 1947, l’État a conscience que la place occupée par Paris est trop importante. Le géographe Jean-François Gravier publie cette année-là “Paris et le désert français” expliquant le déséquilibre entre la capitale et la province ; il souligne les problèmes liés aux laisser faire et à la régulation du marché. L’ouvrage influença la politique de décentralisation lancée en 1955 par le ministre Pierre Pflimlin. Le PADOG (Plan d’Aménagement et D’Organisation Générale de la Région Parisienne), mis en place en 1960, limite la croissance urbaine de Paris au profit de la décentralisation. L’objectif est de réorganiser et de restructurer la banlieue et non de l’étendre.

    En 1960, lors d’un survol de la région parisienne en hélicoptère, le général De Gaulle aurait demandé à Paul Delouvrier : “Delouvrier, mettez-moi de l’ordre dans ce bordel !”. Ancien résistant, et haut fonctionnaire Paul Delouvrier devient délégué général au district de la région de Paris de 1961 puis préfet de région de 1966 à 1969. Dans l’esprit des “ Jours heureux ”, il explique, dans un entretien[1], sa volonté d’aménager le territoire francilien “ préoccupé uniquement par les moyens et long termes : comment loger et faire vivre les gens et les faire vivre mieux ?”. Son objectif est d’éviter que l’agglomération parisienne ne se développe en tâche d’huile. Il met en place une forme de polycentrisme avec la création des cinq villes nouvelles franciliennes. Il relate sa hantise de la spéculation foncière et sa stratégie consistant à “éliminer tout risque de spéculation” : “le général de Gaulle, si sensible à pareil sujet, ne tolérerait pas que son gouvernement en fût éclaboussé” précise-t-il.

    Si son action fut aussi majeure dans la création des grands ensembles, des autoroutes urbaines, du tout voiture, du zoning urbain… sa volonté d’agir pour vivre mieux sur le long terme semble être à l’opposé du court-termisme de la pensée politique qui s’abat aujourd’hui sur la Métropole. 

    Le démantèlement du programme des “ jours heureux ” a commencé avec la libéralisation de l’économie, la dérégulation financière, la mondialisation, et la désindustrialisation des métropoles européennes. Depuis 30 ans, la spéculation et la domination du capitalisme financier ont remis les intérêts particuliers au-dessus du bien commun, les profits à court terme au-dessus de la générosité prévoyante et visionnaire d’une génération de Résistants. La lutte de Paul Delouvrier contre la spéculation immobilière en Île-de France diffère radicalement des préoccupations de Christian Blanc et Nicolas Sarkozy dans la construction de la Métropole au début des années 2000. Chargé du développement du Grand Paris en 2008, Christian Blanc mise justement sur la spéculation foncière autour des gares pour financer son super métro. Il table sur une survalorisation de la rente pour rendre viable cet investissement public. Seulement, la plus-value ne serait plus captée pour le bénéfice du plus grand nombre mais pour les profits de quelques promoteurs et propriétaires fonciers. Il s’agit là d’une privatisation de l’urbanisme et la gentrification est une conséquence de cette privatisation.

    A travers le processus de Métropolisation, nous assistons, à l’affaiblissement des collectivités au profit du secteur privé, à la destruction méthodique de la démocratie locale au profit d’une gouvernance métropolitaine et d’un développement urbain privatisé. Tout comme la dislocation des services publics au profit du secteur privé (éducation, santé, assurance vieillesse, transport, communication…) cet urbanisme privé est plus coûteux pour la population et donc moins égalitaire.

    La dérégulation et la spéculation foncière signent la fin de la recherche d’égalité et de progrès partagés par tous. Bruno Latour, l’explique :  “ Alors qu’on pouvait jusqu’aux années 1990 (à condition d’en profiter) associer l’horizon de la modernisation avec la notion de progrès, d’émancipation, de richesse, de confort, de luxe même et, surtout, de rationalité, la furie de la dérégulation, l’explosion des inégalités, l’abandon des solidarités l’ont peu à peu associé à celle de décision arbitraire venue de nulle part pour le seul profit de quelques-uns. Le meilleur des mondes est devenu le pire ”

    Pour Latour, les élites ont fait sécession, s’enferment, se sécurisent, s’excluent du reste de l’humanité tout en s’appropriant la majeure partie des richesses de la planète : “ les élites ont senti dès les années 1980 ou 1990 que la fête était finie et qu'il fallait construire au plus vite des gated communities pour ne plus avoir à partager avec les masses (…) ” [2]

    Dans ce contexte, les Métropoles ne sont plus gouvernées démocratiquement par et pour leur citoyens mais sont gérées comme des entreprises privées et leur territoire mondialisé sacrifie le bien-être de leurs habitants, leur préférant l’attractivité, le développement et la croissance. Comme système privé, elles sont prises dans la course à la concurrence, et menacées de faillite ou d’effondrement si elles refusent de prendre part à cette compétition mondiale. Alors commence la course folle au marketing urbain, aux pseudo-innovations, à la compétitivité… Cette course ou ce piège rappelle l’Hypothèse de la reine rouge que décrit Lewis Carroll, dans De l’autre côté du miroir (1871) :  “ Mais, Reine Rouge, c’est étrange, nous courons vite et le paysage autour de nous ne change pas ? ” Et la reine répondit : “ Ici il faut courir pour rester à la même place. Pour aller quelque part, il faudrait courir deux fois plus vite ” 

    Cette hypothèse a été développée en biologie évolutive par Leigh Van Valen et pourrait être attribuée à tous les régimes concurrentiels : “ l’évolution permanente d’une espèce est nécessaire pour maintenir son aptitude suite aux évolutions des espèces avec lesquelles elle coévolue - la sélection naturelle favorise les prédateurs les plus rapides, elle favorise aussi les proies les plus rapides, ce qui aurait pour résultat un régime stationnaire “

    “ Le Grand Paris ” est un argument marketing, un emballage vendeur pour l’agglomération parisienne en compétition avec les autres grandes métropoles mondiales. Il n’est alors plus question de politique de décentralisation, d’égalité des territoires, ni de la lutte contre la spéculation. Les choix d’aménagement du territoire mettent l’accent sur l’hypermétropolisation, sur l’attractivité, le marketing urbain, le développement, la croissance qui accentuent le caractère centralisateur de Paris. La gentrification et l’expulsion des populations fragiles résultent de cette politique.

    Le Grand Paris déploie ainsi les mêmes fards que ses concurrentes pour attirer les multinationales, les cadres “ supérieurs ”, les investisseurs : tours et écoquartier, tramway et Vélib’, métro express automatique, smart city, jeux olympiques en 2024, musée signé Frank Gehry comme à Bilbao… 

    “ Le projet du “ Grand Paris ” a pour but de faire de Paris et de l’Île-de-France un moteur de la croissance économique française, en même temps qu’un des pôles urbains les plus attractifs du monde. ”  écrivent en 2014 les députés Yves Albarello et Alexis Bachelay dans leur rapport sur le Grand Paris [3]. Selon Yves Albarello, corapporteur, il s’agit de créer d’ici 2025, “ 800 000 emplois, attirer 1,4 million de nouveaux Franciliens, et générer 1,2 % de PIB supplémentaire. ”

    Ces chiffres constituent de la spéculation au sens premier du terme : théoriques et invérifiables. Ils produisent aussi de la spéculation au sens financier : la recherche de gain en pariant sur l’augmentation des cours du marché. Ce système d’enchères, amplifié par la pénurie de foncier, ne fait qu’accentuer la hausse des prix et la gentrification des quartiers populaires. 

    Comment la spéculation produit la gentrification ?

     La spéculation n’est pas un phénomène nouveau à Paris. L’haussmannisation a été une période importante de spéculation, de hausse des loyers et d’embourgeoisement de la ville. Les travaux d’Haussmann chassent le prolétariat dans les faubourgs de l’est parisien. Emile Zola décrit dans la Curée, Aristide Saccard montant à Paris pour tirer profit des travaux Haussmanniens, obsédé par “ le flot montant de la spéculation ” : “ Quand le premier réseau sera fini, alors commencera la grande danse ”, explique l’homme d’affaires.

    L’espace urbain, le foncier est dès le XIXe siècle un objet de spéculation, de rente, de rendement, de rentabilité marchande, d’opportunisme et de profit financier. Au même titre que toutes les marchandises de l’économie capitaliste : le sol urbanisable est devenu une matière première valorisable et pour lequel il y a création de besoins, de quartiers à la mode, d’attractivité. Walter Benjamin fait le même constat : “ L’activité de Haussmann s’incorpore à l’impérialisme napoléonien, qui favorise le capitalisme de la finance. À Paris la spéculation est à son apogée. Les expropriations de Haussmann suscitent une spéculation qui frise l’escroquerie. ”[4]

    De même, Henri Lefebvre montre dans le Droit à la ville (1968) comme l’embourgeoisement parisien lié à l’haussmannisation creuse un fossé géographique entre le centre et la banlieue, excluant les classes populaires de la réalité urbaine (équipements, commerces, cafés, lieux de culture, ...).

    Aujourd’hui, les quartiers du nord et de l’est de Paris, Belleville, Ménilmontant, la Goutte d’Or sont déjà massivement gentrifiés et ce phénomène s’étend à l’agglomération Parisienne, comme à Montreuil, à Pantin, les Lilas, Bagnolet… La gentrification est souvent présentée comme une évidence, comme une évolution naturelle de la ville sans en comprendre ses conséquences sur les inégalités sociales et urbaines. La gentrification produit une ségrégation spatiale entre ceux qui ont le pouvoir de choisir leur lieu de résidence et ceux qui n’ont pas ce choix, repoussant toujours plus loin les populations modestes. Parfois très éloignées de leur lieu de travail ou des centres urbains, leur coût et leur temps de déplacement domicile-travail augmentent de surcroit. L’éviction des classes populaires des quartiers centraux dénoncés par Henri Lefevre accentue les injustices sociales par l’injustice urbaine : la distance plus longue, le nombre et la qualité faible des équipements, des infrastructures, des transports, de la vie urbaine, ainsi que la proximité des nuisances (autoroutes, aéroports), elles aussi reléguées aux portes de la ville.

    En théorie, la gentrification des quartiers populaires suivrait un processus linaire, en trois vagues : Elle commence avec l’arrivée d’artistes, d’intellectuels, d’étudiants s’y installant en raison du coût faible des loyers. Ces nouveaux occupants changent les usages du quartier, ouvrent des commerces à la mode, librairies et bars branchés, restaurants conviviaux, galeries, bureaux en coworking, startups et lieux festifs… On parle de “ gentrification culturelle ”. Elle serait suivie par une “ gentrification familiale ”, un embourgeoisement du quartier par l’arrivée des classes moyennes, des jeunes familles qui s’y installent car les logements y restent abordables. Ce nouvel engouement pour le quartier fait monter les prix du mètre carré, ainsi que les loyers. Les propriétaires immobiliers tirent largement parti de la hausse des prix qui résulte de cette attractivité sans que la richesse produite soit collectivement répartie. Cela se traduit par un enrichissement “sans cause”.

    Enfin, appâtés par cette valorisation foncière, de nouveaux acquéreurs viennent investir, spéculant sur la hausse de l’immobilier une fois le quartier rénové, réaménagé et vidé de sa population pauvre. L’investissement dans les quartiers populaires,où les prix du mètre carré sont encore bas permet de réaliser des marges plus importantes que dans les quartiers bourgeois et déjà chers. C’est là la “ gentrification spéculative ”. Depuis 20 ans, la hausse des prix de l’immobilier a largement profité aux quinquagénaires, déjà propriétaires et qui se lancent dans l’investissement locatif.  

    Le remplacement des populations pauvres par des populations plus riches est relativement lent, les changements sont imperceptibles, mais une fois le quartier embourgeoisé, il est même difficile pour les étudiants et les jeunes familles de s’y installer.

    La réalité est peut-être beaucoup plus complexe. Anne Clerval, géographe, décrit dans “Paris sans le peuple” (2013)[5] les différentes formes que la gentrification peut prendre : embellissement, rénovation, démolitions-reconstruction. Elle montre qu’il s’agit  à la fois d’une guerre de territoire et d’une guerre sociale, d’une guerre violente qui dépossède les classes populaires et profite aux classes aisés et aux classes intermédiaires.

    Elle souligne le paradoxe des classes intermédiaires, la petite bourgeoisie intellectuelle, au sein de laquelle s’épanouissent les pensées alternatives (solidaires, écologistes, féministes, queers ) mais qui participe largement au phénomène de gentrification, souvent de manière non volontaire. Les ménages gentrificateurs ne cherchent pas à conquérir un quartier au détriment des classes populaires, mais peu importe l’intention, c’est le résultat qui compte. La Mairie de Paris socialiste depuis 2001 n’a pas cherché à évincer les familles et les classes populaires, mais sa politique y a contribué, recherchant l’  “ attractivité ” ou l’ “ innovation ” plutôt que le bien-être de ses habitants. La politique du logement social a été incapable de freiner le processus.

    Carte de Anne Clerval, La Gentrification à Paris © Anne ClervalCarte de Anne Clerval, La Gentrification à Paris © Anne Clerval

    De plus, la politique “ sociale ” de la majorité parisienne est loin d’avoir suffisamment limité les pouvoirs des investisseurs et des propriétaires immobiliers responsables de la flambée des prix. Paris compte 1 400 enfants en moins à la rentrée 2019. La ville perd chaque année entre 10.000 et 12.000 habitants, essentiellement des travailleurs pauvres[6].

    La gentrification de Paris pourrait faire basculer la majorité socialiste aux prochaines élections municipales comme le soulignait Le Monde le 20 août dernier[7] : “ En dix ans, les prix des appartements anciens ont bondi en moyenne de 65 %, pour frôler les 10 000 euros du mètre carré. Peu à peu, les ouvriers, les chômeurs et les classes populaires se sont ainsi retrouvés poussés au-delà du périphérique. La ville devient chaque jour davantage réservée aux riches et aux actifs. Les cadres sont désormais présents en masse dans presque tous les quartiers, et plus seulement à l’ouest. ”

    La valorisation de la mixité sociale ne suffit pas, elle donne bonne conscience aux responsables de la gentrification sans permettre aux transformations en cours de créer véritablement cette mixité. Celle-ci ne peut se faire qu’à l’échelle de l’îlot voire de l’immeuble et non dans la juxtaposition de quartier bourgeois et de quartier de logement sociaux. La métropole doit impulser d’autres façons de vivre dans la diversité et repenser le lien social, le sens du partage, du commun urbain. Ce type de mixité existe encore dans certains quartiers de Paris intra-muros à une échelle très fine[8], où se côtoient étudiants et jeunes diplômés disposant de faibles revenus, voire d’aucun, cadres, employés, grands bourgeois, rentiers, intellectuels et artistes parfois touchés par une certaine précarité…

    "Classe de quartier" selon l'INSEE et l'APUR © INSEE-APUR 2017"Classe de quartier" selon l'INSEE et l'APUR © INSEE-APUR 2017

    L’ouverture à Aubervilliers en Seine-Saint-Denis du Campus Condorcet, rassemblant onze écoles et universités Parisiennes et pouvant accueillir 8 à 10 000 étudiants va bouleverser ce territoire de la métropole. Ce nouveau quartier étudiant est à la frontière de Saint-Denis, au Métro Front Populaire. La ZAC Nozal-Chaudron y est également en travaux depuis le début des années 2000. Sur 40ha, elle prévoit la construction à terme de 580 403m² de programmes immobiliers dont 4 200 logements, 285 947m² de bureaux et 6 120 m² de commerces. Le nouveau quartier n’est pas a proprement parlé de la gentrification, il comptait initialement peu d’habitations et essentiellement des locaux industriels. Les promoteurs ont fait table rase des entrepôts et des ateliers qui auraient pu être transformés, surélevés, réaménagés. La table rase et les grands travaux sont plus simples et plus rentables qu’une transformation plus minutieuse de la ville, suivant une évolution patiente, à échelle humaine. Elle permet de concentrer les profits sur quelques gros promoteurs et multinationales de la construction.

    Le prix du mètre carrés y est déjà en moyenne 1 000€ plus cher que dans le centre de Saint-Denis. L’arrivée prochaine des étudiants risque de faire monter les prix. Aujourd’hui le nouveau quartier semble être isolé de ses voisins. Le journal le Parisien décrit le quartier comme “ Une ville nouvelle dans la Plaine ”, un “ quartier calme ” et qui “ vit seul ” : “ Kouamé, trentenaire arrivé il y a un mois, s'émerveille : “ Les rues sont propres, il y a des espaces de jeux pour les enfants ”. Jeune papa, il apprécie le calme, qui tranche avec l'agitation nocturne du quartier de la gare de Saint-Denis, où il habitait auparavant ” [9]

    Dans le cas des travaux du Grand Paris Express, comme pour les travaux haussmannien, la spéculation produit directement de la gentrification. L’arrivée prochaine du supermétro a fait monter les prix du foncier. Les promoteurs sont impatients, l’urbanisme leur est maintenant confié. A Clamart dans les Hauts-de-Seine, le maire UDI, Jean-Didier Berger a littéralement vendu la place de la gare, bientôt desservie par la ligne 15. Les 2,5 hectares d’espaces publiques ont été cédés à Icade pour réaliser un ensemble d’immeubles néo-haussmannien, pastiche de pierres agrafées à des voiles de béton, de polystyrène enduit en crépi rose, de corniches en polyuréthane, fenêtres PVC avec petit bois pris entre le double vitrage… Le projet digne des pires décorateurs de la Walt Disney Company, appelé GrandPlace est prévu pour 2022. Pour le maire, il s’agit de “ créer du logement mais surtout de transformer l’image de la ville et la rendre beaucoup plus attractive ”. L’image de Clamart a-telle besoin d’être transformée ? Le projet est loin de l’esprit du quartier où il s’implante, il transforme la ville sans concertation avec ses habitants. Selon le journal le Parisien “  Le projet suscite la méfiance des riverains, mobilisés à coup de pétitions et de manifestations ”.[10] Ce nouveau morceau de ville se destine non pas à de nouveaux citoyens, mais à des consommateurs bernés par le pastiche haussmannien et prêt à acheter les logements beaucoup plus chers que dans les anciens quartiers de la ville.

    Gare de Clamart (92) 2011-2019 Le maire de Clamart a littéralement vendu la place de la gare aux promoteurs. © GéoportailGare de Clamart (92) 2011-2019 Le maire de Clamart a littéralement vendu la place de la gare aux promoteurs. © Géoportail

    Comme Clamart, Le Blanc-Mesnil en Seine-Saint-Denis sera bientôt desservi par le Grand Paris Express (ligne 16) et le maire (LR), Thierry Meignen, multiplie les programmes immobiliers pour “ attirer les classes aisés ” et embourgeoiser (ou gentrifier) sa ville littéralement.[11] Un nouveau quartier à l’architecture, elle-aussi, pastiche néo-haussmannienne est en construction autour de la future gare. Sur une surface de 50 000 m2, le projet de 720 logements prend la forme d’une véritable gated community. “  C'est un petit village dans la ville, et je l'assume ”, argumentait Thierry Meignen au journal Le Parisien[12].

    Projet immobilier Nexity au Blanc-Mesnil © NexityProjet immobilier Nexity au Blanc-Mesnil © Nexity

    Maîtriser le foncier, les ZAD de Delouvrier

    Dans Paris et le désert français, Jean-François Gravier parle de la “ la macrocéphalie parisienne ” : le gonflement disproportionné de la ville capitale. 72 ans après ce constat, Paris n’a pas désenflé, au contraire les politiques actuelles vont à rebours des années de décentralisation et d’aménagement du territoire. Il s’agit, encore aujourd’hui, pour les élus de la métropole de penser au “ rayonnement de Paris ” et à “ son attractivité ”. Pour les rédacteurs du SCoT en cours de définition : “ elle est aussi Métropole-monde et Métropole-capitale, moteur économique vital de l’économie nationale et européenne. Son poids économique et politique s’appréhende notamment par sa capacité à attirer les centres de direction nationaux et internationaux : en 2018, la métropole du Grand Paris prend la tête du classement des intentions d’investissements et devance ainsi Madrid, Amsterdam et Londres ” [13]

    Sans volonté politique, la macrocéphalie parisienne ne dégonflera pas, ses quartiers populaires continueront à se gentrifier et les populations fragiles à être repoussées hors de leur quartier. Il est urgent d’inverser la machine, de mettre en œuvre un véritable “ exode urbain ”, un départ des citadins vers les bourgs ruraux et un “ étalement rural ” où l’agriculture regagnerait du terrain sur la ville. Comme le proposait Jean-François Gravier, réinvestir les villages et les petites villes, rénover et occuper des habitations laissées libres après l'exode rural. Aujourd’hui encore, des milliers de villages continuent à se vider de leurs habitants.

    L’urbanisme, le projet de ville et de vivre ensemble ne peut dépendre de l’économie foncière, car l’économie est un flux, une volonté du toujours plus, un flux insatiable qu’il faut alimenter, abreuver, nourrir sans aucune limite. Ce gouffre sans fond est incompatible avec la possibilité même de se poser sur un territoire, de le construire, de l’habiter. Le flux de l’économie demande à toute chose d’être rentable, de produire, de créer du profit. La terre, dans une économie libérale, doit produire une rente immobilière, des loyers qui s’ajoutent à l’inflation de sa valeur foncière.

    Il est des domaines où l’économie doit être freinée, régulée. C’est le cas de la santé, de l’éducation, de la prévoyance, de l’air et de l’eau... Comment soustraire le foncier à l’économie ? Comment injecter dans l’économie foncière, plus d’éthique, de valeur sociale et sociétale ?

    Dans l’Utopie de Thomas More, comme celle de La République de Platon, la propriété individuelle n’existe pas. "n'avoir ni maison, ni terre, ni propriété privées (idias)" écrit Platon. L’économie utopienne repose sur la propriété collective des moyens de production et l’absence d’échanges marchands. Bien sûr, il serait utopique aujourd’hui de vouloir supprimer la propriété privée, de même il est complètement illusoire d’attendre que le marché s’autorégule dans les quartiers convoités de la Métropole, que les bailleurs y proposent spontanément dès loyers adaptés aux ressources des locataires.  

    La métropole du Grand Paris ne pourra se construire ou se rénover sans une maîtrise des prix du foncier. Pour échapper à la spirale inflationniste des intérêts libéraux, la fabrication de plus-value à court terme et la création de bulle immobilière, le sens de la propriété et de la rente foncière doivent être profondément réformés.

    La loi sur l’encadrement des loyers mis en place en 2014, annulé en 2017 et remise en place l’été dernier est largement insuffisante. Elle ne s’applique qu’à Paris Intramuros (en Ile-de-France), et non aux quartiers périphériques en pleine mutation. Le dispositif peut être facilement détourné, en faisant des travaux, en louant sur des courtes durées ou en augmentant les charges locatives… De plus les loyers de référence sont basés sur des loyers très chers, équivalent à deux fois ceux des logements sociaux. Ils se basent sur l’observation des loyers en cours, mais ceux-ci ont augmenté de 50% en 10 ans. Ils n’ont aucune correspondance avec la réalité économique des coûts de la construction et de la rénovation et ne font qu’entériner la rente que constituent les loyers.

    A l’échelle du territoire, les collectivités pourraient aussi s’appuyer sur l’établissement foncier d’Île-de-France (EPF) dont la mission est de réserver des terrains et de recréer de la mixité avec des logements abordables. Cette structure publique, dirigée par des personnalités politiques LR et inconnue des Franciliens, vise cependant à produire toujours plus de logements en Île-de-France (7140 Logements en 2018) sans réfléchir au sens même de cette action.

    D’autres initiatives existent, à l’échelle locale. Ainsi des villes comme Bagneux, ou Saint-Ouen signent des chartes avec les promoteurs et les opérateurs de la construction pour fixer un prix plafond pour les appartements construits sur leur commune. N’est-il pas possible d’aller plus loin ?

    Paul Delouvrier, haut fonctionnaire gaulliste que nous évoquions plus haut, affirmait que le rôle de l’Etat était de structurer le développement urbain : “ laisser faire le seul marché est dangereux, il est pris entre trop d’intérêt particulier, agit à trop petite échelle, dans une perspective à trop court terme”

    Lors de la création de Ville Nouvelle, pour se préserver de la spéculation, Delouvrier décide de bloquer les terrains, de les “zader”, (selon ses termes). Il instaure des ZAD (Zone d’aménagement différé) pour “maîtriser les sols” suivant une loi de 1959. Il fait alors “ zader ” 45 000ha, 4 fois la surface de Paris Intramuros. De plus toutes les ZAD de Delouvrier n’avaient pas un objectif d’urbanisation, il s’en sert aussi pour sauvegarder des terres aux sud de Paris à la barbe des Ministres et de leurs amis promoteurs :

    “  Je lui exposai mon but : éviter que l’agglomération parisienne ne se développât en tâche d’huile. Si une autoroute urbanisée était construite entre celles du Sud et de l’Ouest, les zones vertes seraient transformées en zone bâties. Le ministre, aux yeux duquel j’allais contre la tendance naturelle de l’économie libérale – ce qui était parfaitement vrai – ne se rendit pas à mes raisons et resta décidé à construire tout le long de cette future autoroute. Je mis au courant de ses intentions les maires intéressés, lesquels, n’ayant aucun goût de voir leurs communes urbanisées, se réunirent et décidèrent, après accord du préfet, de faire “zader ” au profit de leurs communes les terres menacées : ils se protégeaient ainsi à moindres frais contre le ministre, qui entra en colère lorsqu’il apprit les faits. Il pouvait tenter de susciter des promoteurs, mais ceux-ci n’osèrent pas acquérir des sols dont les maires ou moi-même risquaient de bloquer pour longtemps les permis de construire. C’est ainsi que fut sauvegardé le terrain campagnard entre les autoroutes du Sud et Chartres. ”  

    Si les ZAD sont devenues aujourd’hui des Zone à Défendre, à l’instar du territoire de Notre-Dame-Des-Landes, pourrions-nous encore imaginer le préfet d’Ile-de-France, “ zader ” des territoires pour les protéger des promoteurs ? Cela était possible il y a 60 ans, les responsables politiques et les hauts fonctionnaires ont-ils perdu depuis le sens de l’intérêt général ?

    La capitale de l’Autriche, Vienne est dirigée depuis un siècle par les sociaux-démocrates. La ville intervient encore aujourd’hui massivement dans le secteur de l’immobilier. Vienne est devenue le principal bailleur d’Europe, la ville dispose de 440 000 logements à loyer plafonné, la moitié propriété de la ville et l’autre de promoteurs d’intérêt public. Ils sont destinés aux classes populaires et aux classes moyennes. 62% des 1,8 millions de Viennois y vivent et toute personne habitant depuis au moins deux ans à Vienne avec un revenu inférieur à 3 300€ net par mois peut y accéder. Le loyer varie entre 300 et 750€ par mois, suivant la taille de l’habitation. De plus, cette offre subventionnée régule le prix des loyers dans le secteur privé et empêche la formation de bulle immobilière. La moyenne des loyers est de 9,6€/m² contre 26€ à Paris et à Londres. La ville impose aux grosses opérations immobilières d’avoir deux tiers de logements subventionnés dont le loyer n’excédera pas 5€/m². La municipalité privilégie aussi une véritable mixité sociale par la présence de logements dans tous les quartiers et la pluralité des revenus des locataires. Imagine-t-on une Métropole du Grand Paris avec 60% d’habitant en logements sociaux ou subventionnés ?

    Il existe aussi des formes de logements alternatifs comme les coopératives d’habitants, l’habitat participatif. Le financement de ces logements est fondé sur les coûts réels et non sur les profits des promoteurs et la spéculation. Cette démarche permet donc de réduire les coûts de construction. Quand les promoteurs privés réduisent de plus en plus les parties communes, les cours, les halls, les jardins…car non commercialisables, l’habitat participatif les valorise et multiplie les équipements partagés, mutualise les chambres d’amis, les salles de jeux, les laveries, les jardins, les terrasses…

    En Allemagne, les premières lois sur les coopératives de construction (Baugenossenschaften ) datent de 1889. Dans l’éco-quartier pionnier de Vauban à Fribourg, 4 hectares ont été réservés à la construction de 200 logements participatifs et 600 logements d’étudiants autogérés. Si en France, il ne concerne que quelques dizaines d’immeubles, en Norvège, 15 % du parc immobilier et 40% pour Oslo est en habitat participatif. En Suisse, il concerne 5 % le parc immobilier et à Tübingen, en Allemagne 80% des logements neufs sont construits suivant cette démarche.

    Nous avons vu, pour conclure, que métropolisation, spéculation et gentrification frayent ensemble : La gentrification est la conséquence de la spéculation foncière sur le territoire urbanisé et la métropolisation en est la vitrine, la présentation avantageuse pour attirer le chaland sur un territoire déjà largement saturé et incapable d’entrer en transition. Après la gentrification de Paris, les promoteurs s’attaquent à l’ensemble de l’agglomération. L’objectif des grands projets (gares de métro, jeux olympiques, clusters… ) financés par la collectivité n’est pas d’améliorer le quotidien des Franciliens mais bien de hisser la Métropole en tête d’une course d’un autre temps. Toutes celles et ceux qui ne peuvent pas prendre part à la course, les populations fragiles ou précaires, sont chassées de leur quartier, repoussées toujours plus loin. Leur territoire est racheté à bon prix pour être revendu à la petite bourgeoisie sans titre (gents), gentrificatrice. Il ne suffit pas d’appeler à la mixité pour qu’elle advienne, des mesures peuvent être prises : Il s’agit en premier lieu de mettre en place une véritable politique de décentralisation, de geler les projets parisiens, d’investir massivement pour un exode urbain, un réinvestissement des centre bourgs, de l’activité et des commerces des villes et des villages désertés. Ensuite, au sein de l’agglomération parisienne, immeubles et terrains peuvent être "Zadés", préemptés pour lutter contre la spéculation et favoriser largement les logements subventionnés ou l’habitat participatif pour une majorité de citoyens. Comme à Vienne ou à Tübingen, l’objectif du Grand Paris devrait être de 60% de logement social et 80% des nouveaux logements en habitat participatif.

    [1] Le schéma directeur de la région parisienne  http://www.charles-de-gaulle.org/wp-content/uploads/2017/10/Le-sch%C3%A9ma-directeur-de-la-r%C3%A9gion-parisienne.pdf

    [2] Bruno Latour, Où atterrir ?, La découverte, 2017

    [3] Rapport d’information déposé en application de l’article 145-7 du règlement par la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur la seconde mission de suivi de la mise en application de la loi n° 2010-597 du 3 juin 2010 relative au Grand Paris et présenté par mm.  Yves Albarello et Alexis Bachelay, députés

    [4] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, 1939, “ Haussmann ou les barricades ”

    [5] Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris, La Découverte, 2013 – Cette étude est réalisée sur Paris Intramuros, il serait pertinent de l’étendre à l’ensemble de la métropole.

    [6] Paris se vide… de ses travailleurs pauvres, le Parisien, 11 septembre 2019 

    [7] ;

    [8] Étude Insee, Une mosaïque sociale propre à Paris (2017)

    [9] Gwenael Bourdon, Aubervilliers - Saint-Denis : une ville nouvelle s’enracine sur la Plaine, le Parisien, 28 mars 2019,

    [10] ;

    [11] ;

    [12] ;

    [13] Schéma de Cohérence Territoriale (ScoT) de la Métropole du Grand Paris document support du débat sur les orientations du Projet d’Aménagement et de Développement Durables (PADD) 12 novembre 2018